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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Amour et cruauté chez Nietzsche.

   La cruauté est inhérente aux instincts primitifs ou bien à la sauvage bestialité de la vie (sexualité, avidité, ivresse, bravoure, ambition). Elle est ainsi une certaine manière de faire souffrir avec atrocité ; la méchanceté étant une cruauté volontaire, donc sans doute propre à l'homme. Pourtant, dans sa brutalité naturelle, la cruauté est une épreuve suffisamment complexe pour entraîner avec elle quelque jouissance, soit pour souffrir soi-même, soit pour faire souffrir. Car, lorsqu'il est exubérant, ce sentiment exclut toute forme d'action altruiste. Est-ce alors le seul amour de soi, un amour effréné de sa propre puissance, qui s'épanouit en niant toute possibilité d'une Morale universelle ? En fait,  Nietzsche veut uniquement naturaliser la morale. (1) Ce qui n'exclut pas un possible cynisme (sans doute très modéré) qui considère que la lutte historique, entre la morale traditionnelle (judéo-chrétienne notamment) et les instincts de la vie, est  "la plus grande immoralité qu'il y ait eu jusqu'à présent sur la terre." Le philosophe veut plus précisément remplacer la cruauté ascétique d'une conscience morale religieusement culpabilisée par l'orgueilleuse affirmation d'une innocence universelle fondée dans et par la cruauté du destin des hommes, ainsi que par la tragique interprétation d'un monde qui serait totalement dominé par la souffrance. (2) La conscience morale, désintéressée et non égoïste dans ses exigences, se serait donc méchamment retournée contre elle-même, dans l'oubli d'elle-même (notamment dans l'impératif catégorique de Kant) : "La cruauté présente ici pour la première fois comme l'un des fondements les plus anciens et les plus nécessaires de la civilisation." (3) Néanmoins, pour Nietzsche, la cruauté ne se réduit ni aux jouissances de quelques antiques sacrifices ou de quelques supplices festifs, ni à ses propres affirmations péremptoires : "Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c'est une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale vérité humaine – trop humaine (…) Sans cruauté, pas de fête : voilà ce qu'enseigne la plus vieille et la plus longue histoire de l'homme - et le châtiment aussi a de telles allures de fête !" (4) L'amour de la guerre et de ses inéluctables chaos tragiques pourrait ainsi être fondé : la réalité est violence et souffrance. Mais pourquoi valoriser la guerre et y risquer tant de vies ? L'amour de la terre exige-t-il de verser tout ce sang ? En réalité, le fait primitif de l’histoire des êtres vivants est pour Nietzsche le suivant : vivre, c’est dépouiller, blesser, violenter, opprimer, assimiler, voire exploiter (5). Le sens de ces mots doit donc être interprété dans une perspective amorale, car il concerne aussi bien l’homme que l’animal. Chaque matin l’agneau a peur des oiseaux de proie, même si ces derniers ne tuent que pour survivre. Du reste, si à la même quantité de force correspond la même quantité d’instinct (6), les inégalités sont criantes. En conséquence, s’il y a des forts et des faibles (ce qui n'est qu'une douteuse conceptualisation des rapports entre des forces dominantes et dominées), les préjugés égalitaires iraient à l’encontre de l’ordre des choses et de la vie où des déséquilibres fatals privilégient les combats, la prépondérance et les destructions. Pour l’homme, cet animal qui n’est pas encore défini, le désir de conquête serait donc naturel, même si, comparé au singe, il paraît souvent "plus singe qu’un singe." (7) Du reste, pourquoi dénier sa propre sauvagerie et comment accepter celle des autres, y compris dans la crucifixion de l'innocence, y compris dans l'indigne torture des animaux ?  Et l'on sait que la santé psychique de Nietzsche s'est définitivement effondrée, à Turin, en janvier 1889, lorsqu'il a enlacé la tête d'un cheval battu par son charretier ; il l'a enlacé comme l'avait fait amoureusement un serpent autour du cou d'un aigle dans  Zarathoustra

Amour et cruauté chez Nietzsche.Amour et cruauté chez Nietzsche.

Dans ces conditions atroces, l'animal psychopompe de la mythologie n'est plus le traditionnel symbole du père (comme chez Freud), et les pieds servent "pour écraser, non pour fuir." (8) C’est donc d’une manière impulsive et irréfléchie que l'homme détruit ceux qui lui portent préjudice : "Cruauté de l’irréflexion ! " (9) Sans doute avant tout, car la dureté de la volonté de dominer l’emporte alors sur la recherche de l'amour et de la douceur. En effet, avant toute satisfaction, et y compris dans les pires peines, chaque être vivant veut selon Nietzsche un accroissement de puissance. Et un obstacle peut stimuler en renforçant les énergies. Puis les cruautés réjouissent : plaisir de voir souffrir ou, ce qui paraît souvent préférable, de faire souffrir. Il est alors impossible d’établir une claire généalogie de cette barbarie. Car au niveau où la volonté de dominer sélectionne et se renforce, la férocité ne se reconnaît pas elle-même comme férocité. Seul, par la tyrannie des supposés forts, le dressage des esprits pourrait fonder la prise de conscience du devenir de cette cruauté. Mais, puisque la "bête" dominatrice n’a pas la mémoire de ce qu’elle fait, ce seront alors les faibles - les dominés qui se pensent ainsi parce qu'ils ont le plus souffert - qui connaîtront ce que signifie la barbarie. Car l'homme cruel va au-devant de lui-même dans l’ivresse de festins toujours nouveaux et différents. Pour prendre conscience de ses crimes il faudrait qu'il s'interroge sur la complexité et sur la profondeur de ses instincts. La satisfaction ne créant que des phares éblouissants, la souffrance pourrait alors raviver sa mémoire en canalisant ses forces : "Croyez-moi ! Le secret pour récolter la plus grande fécondité, la plus grande jouissance de l'existence, consiste à vivre dangereusement." (10) Certes, le souvenir, abîme repérable d'un devenir déclinant, possède pour Nietzsche une double fonction. Face à la férocité des forts (des dominants), il permet au faible (à celui qui est provisoirement dominé) de mieux reconnaître ses misères et ainsi de mieux lutter en s’associant à d’autres hommes qui se considèrent également comme faibles. En effet, dans les moments de paix qui sont rendus possibles par la destruction des dominants, le souvenir se retourne contre l’énergie et contre la souffrance qu'ont d'abord subies les dominés. Cette mémoire a ensuite fondé la mauvaise conscience, c’est-à-dire le désir de vengeance, de morbides rancunes. Dès lors, les instincts se laissent avilir par cette intériorisation malheureuse d'un destin cruel et par la vivisection de son propre esprit. Au moment du plus terrible déclin des forces, le dominé se laisse encore guider par cette méchanceté. Puis l’homme du ressentiment condamne les fêtes cruelles, les supplices, les exécutions capitales et les autodafés qu’il adorait auparavant. Jadis, il n’avait pas honte de sa barbarie, il l’ignorait. Maintenant il condamne l’esclavage et l’exploitation qui sont pourtant inhérents à toute politique conforme aux réalités complexes de la vie. Et peut-être la civilisation a-t-elle rendu l'homme plus faible encore, plus douillet ! Mais en refusant son passé animal ainsi que ses instincts primitifs, il est devenu " malade de lui-même." (11) Il s’est en effet donné des valeurs fictives et dangereuses pour la vie. En intériorisant la cruauté, il a cru la supprimer, alors qu'il en a fondé la conscience sociale, c'est-à-dire une grandiose extension. Car toujours la cruauté "procure le plus voluptueux sentiment de puissance." (12) En définitive, Nietzsche a certes voulu transfigurer tous ces sentiments complexes, toutes ces "vérités trop humaines". Comment ? D'abord, il s'est opposé au bouddhique anéantissement de la volonté qui exclut tout sentiment de puissance sur soi-même, y compris le plaisir (certes cruel, voire méchant) de se faire du mal. Ensuite, le philosophe n'a pas recherché la simple plénitude d'un plaisir puissant et énergique, car il savait que tout excès contient des souffrances et que l'imagination pousse toujours encore plus loin. L'instinct sexuel est alors devenu pour lui l'allégresse d'une surabondance sauvage et triste, l'ivresse la joie créatrice d'un inquiétant trop-plein de vie, et le repos un instant de grande santé qui ne fait que transfigurer des souffrances atroces. En tout cas, la manifestation de la cruauté n'est jamais souveraine, elle se nourrit toujours et également d'amour et de douceur, comme pour Dionysos qui meurt et renaît, comme pour ce dieu grec, triste et souriant, humain et démoniaque, cruel et clément.

 

 

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1. Nietzsche, La Volonté de puissance, Gallimard, 1942, introduction, liv. II, §19.
2. Nietzsche, § 195 du Livre du philosophe.
3. Nietzsche, Ecce homo, p. 127.
4. Nietzsche, La Généalogie de la morale, II, 6, p. 91.
5. Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, § 258.
6. Nietzsche, La Généalogie de la morale, Idées N.R.F., Paris, 1966,  p. 57.
7. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 18.
8. Nietzsche, La Généalogie de la morale, op. cit., 3e dissertation, § 26.
9. Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, Médiations, Denoël-Gonthier, Paris, 1979, § 57.
10. Nietzsche, Le Gai savoir, § 283.
11. Nietzsche, La Généalogie de la morale, II. 16,  p. 121.
12. Nietzsche, Aurore, Idées N.R.F., Paris, 1970, § 18.

 

 

 

Dionysos enfant.

Dionysos enfant.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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