Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
10 Mai 2020
Nietzsche : du ressentiment au grand amour
Dans une perspective singulière qui rapporte ses sentiments à la volonté de dépasser toutes les bassesses humaines, Nietzsche a d'abord reconnu ses propres faiblesses. En effet, une folle tendance au ressentiment, c'est-à-dire un fort désir de vengeance, a animé le philosophe, même lorsqu'il valorisait le devenir innocent de toutes les choses terrestres : "Je suis victime d'un inexorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châtiment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie." [1] Avant de refuser ensuite son propre ressentiment, Nietzsche a alors affirmé, non sans quelque mépris, sa critique de la morale judéo-chrétienne qui exprimait à ses yeux la volonté de vengeance des humains contre leur faiblesse entretenue par des prêtres qui les avaient culpabilisés afin de les dominer, tout en leur faisant accepter leurs souffrances...
Fruit vénéneux de cette culpabilisation par les religieux, le péché supposant une conscience totale de ses inéluctables faiblesses, cette conscience morale affligée niait alors les forces trop brutales, voire parfois cruelles de la vie, qui font pourtant toujours naître de nouvelles forces fructueuses. De plus, la basse réaction du ressentiment à l'égard des cruautés de la vie supprimait malheureusement la crainte nécessaire à la conservation de chaque individu. En conséquence, le remplacement de la crainte de toutes les menaces naturelles par cette réaction passive ne pouvait produire que les pires effets : le triomphe de la faiblesse sur les forces de la vie qui invite, au contraire, à valoriser plutôt la jouissance d'exister dans l'amour de tout ce qu'il advient, sans imposer pour autant se laisser séduire ou fasciner par une sécurisante et illusoire bienfaisance universelle.
Il est devenu ensuite fatal, pour Nietzsche, de mépriser la passivité et la faiblesse de ce ressentiment qui accroissait la vulnérabilité des êtres vivants en les condamnant à attendre leur salut du ciel, ou bien à ne désirer que de survivre passivement, agréablement et très égoïstement. Contre ces dérives négatives, Nietzsche a alors fait prévaloir la puissance d'un amour très naturel de lui-même et de son expansion singulière, notamment afin de faire triompher le désir légitime de s'endurcir et de tenir bon contre les adversités ; tout en refusant de s'attendrir vainement sur le malheur collectif des êtres humains. En effet, parce que mépriser (verachten) consiste à refuser ce qui ne mérite pas d'attention, Nietzsche ne pouvait certainement pas nier sa propre affirmation de la valeur du singulier et mépriser d'autres singularités. Dès lors, il a distingué le mépris (die Verachtung) d'un individu et celui d'un groupe, un mépris du collectif lui permettant de s'opposer à la religion de la compassion qu'il considérait au demeurant comme la religion des faibles qui désirent se venger de leur situation. En tout cas, dans cette perspective généalogique et critique, la compassion a été considérée par Nietzsche comme un sentiment mou, impuissant, commun et vulgaire, c'est-à-dire comme un sentiment caractéristique de la médiocrité d'une populace qui manque de volonté, notamment dans les sociétés égalitaristes qui méprisent les exceptions, tout en manifestant les mauvaises manières d'un monde décadent.
Pour le dire autrement, fidèle à sa méthode perspectiviste, Nietzsche a méprisé les faiblesses des hommes en général [2] et surtout celles de l’homme du commun, de l'homme du bas peuple, mais sans pour autant haïr personne en particulier : "Il m’arrive très souvent de mépriser (verachten), mais je ne hais jamais. Chez chaque homme je trouve toujours quelque chose que l’on peut honorer et à cause de quoi je l’honore." [3] Dès lors, son mépris n'était pas sans indulgence pour certains comportements d'autrui, y compris pour ceux d'un éventuel ennemi ; ce mépris n'étant du reste qu'une moindre violence qui sera ensuite dépassée par ses effets positifs : "Car attaquer est, au contraire, de ma part, une preuve de bienveillance, et de gratitude parfois. En liant mon nom à celui d'une cause ou d'une personne - pour ou contre, ici c'est tout comme -, je lui fais honneur et je la distingue." [4] Le philosophe affirmait ainsi son légitime mépris pour tout ce qui est faible, y compris pour ses propres faiblesses, afin de pouvoir ensuite se transformer, voire pour bien distinguer ce qui est, en chacun, méprisable ou admirable [5] : "Combien de subtiles joies, combien de patience, combien même de bienveillance ne devons-nous pas précisément à nos mépris ! " [6] Dans ces multiples épreuves perspectivistes, de nouvelles différences voyaient le jour et permettaient ensuite de transformer un prime mépris, parfois méchant, en un mépris teinté de bienveillance : "C'est notre privilège, notre art.(…) Nous sommes artistes en mépris. Nous adorons l'art si l'artiste fuit l'homme, le raille ou se moque de soi… [7] De plus, le mépris permet de distinguer un auteur et son œuvre, il s'apprend alors [8] puisqu'il n'est pas seulement naturel et instinctif. S'il l'était, il ne transformerait pas le refus des faiblesses humaines en un désir exigeant pour s'endurcir, et il ne conduirait pas à se nier soi-même très durement afin de pouvoir mieux partager les souffrances de l'autre, et surtout afin de reconnaître ainsi la dignité de celui qui souffre : "Si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois, en quelque sorte, un lit dur, un lit de camp : c'est ainsi que tu lui seras le plus utile." [9] La dureté voulue par Nietzsche dans sa relation, amicale ou non, avec autrui contenait ainsi une forme de mépris qui était pourtant moins négative que la haine, c'est-à-dire moins que cette passion vulgaire, cruelle et réactive, qui naît d'une peur non surmontée et qui aggrave les distances entre les singularités d'une manière hautaine, supérieure et distinguée, tout en promouvant une sorte de relation inhumaine qui ne cultive que la surabondance de ses propres forces. Pourtant, dans certaines situations violentes, la haine envers les défauts de l'autre ne serait pas totalement nuisible : "La haine, met de plain-pied, elle campe les gens en face ; elle fait honneur à l'adversaire." [10] Cependant, dans des relations moins inhumaines, au delà de la peur qui l'attise, la haine devra ensuite être dominée par l'amour qu'elle contient au demeurant toujours un peu en elle. En tout cas, l'amour même de cette haine permettra de triompher de la haine et de devenir même bienveillant… [11]
Dans ce projet, afin de dominer son propre ressentiment à l'égard des faiblesses humaines, et afin de dépasser la cruauté inhérente à la haine de ces faiblesses, Nietzsche a alors évolué vers un mépris sélectif et vertueux, plus fort que toutes les haines possibles, pour fonder une éthique capable de réaliser "l'amour ardemment désiré", [12] celui qui couronnera toutes les formes de l'amour parce qu'il sera véritablement le grand amour. Mais de quel grand amour s'agira-t-il ? En fait, le concept du grand amour demeure fondé sur le refus du péché originel qui, dans la Bible, avait culpabilisé l'humanité en la condamnant à souffrir sur terre. Il affirme alors que la tragique souveraineté du péché originel et de tous les maux doit être transfigurée par la satisfaction de vivre, même tragiquement, au cœur du devenir innocent de la Nature : "Depuis qu'il y a des hommes, l'homme s'est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre péché originel." [13] La joie d'aimer ce monde et autrui fonde alors la seule réponse éthique pour aller au cœur de la valeur suprême de la vie, laquelle est un bien commun qui devrait ensuite inspirer à chacun de s'aimer soi-même tout en aimant le bonheur d'autrui. Car la joie inhérente à un amour intense et ouvert sur tous les amours possibles rapporte au sentiment de l'éternité en créant, pour Nietzsche, les conditions du grand amour qui lui fera aimer cette terre, son propre destin, c'est-à-dire tout ce qui peut lui advenir, en bien et en mal. Il y a certes un peu de folie dans cet amour démesuré pour tout ce qui est et pour tout ce qui pourra être créé de nouveau, car le grand amour est un mystérieux stimulant qui accroît le sentiment de sa propre puissance. Mais cet amour démesuré pourra enchanter désormais toutes les destinées en affirmant la folle puissance de l'illimité, de l'inconditionnel, du surhumain, du retour de toute chose, tout en réconciliant les contradictions, et notamment celle qui oppose la raison à la folie : "Il y a toujours un peu de folie dans l'amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie." [14] En tout cas, un équilibre entre des contraires ne pourra être vraiment réalisé, dans certaines conditions éthiques, que par une singularité créatrice de ses propres valeurs, celle qui se dépasse en s'ouvrant sur le surhumain, c'est-à-dire sur des vertus plus qu'humaines.
Dans ces conditions, le concept du grand amour sera ensuite associé à la noblesse d'une singularité qui désire dépasser les faiblesses inhérentes aux ressentiments et aux mépris des êtres humains afin d'honorer l'autre que soi, non dans ses "qualités aimables",[15] mais dans ses vertus en acte. Car le grand amour spiritualise les instincts et les sensations, mais pas les infimes différences entre les singularités. La vertu du grand amour permet ainsi à une singularité authentique et forte de créer la "circonférence des circonférences", [16] c'est-à-dire le cercle qui englobe dans le grand amour tous les ressentiments, toutes les haines et tous les mépris, en les dépassant, certes durement, pour mieux s'élargir et s'élever.
Afin d'éviter la déperdition des forces qui le rendrait plus vulnérable, le créateur du cercle du devenir du grand amour ne saurait en fait se complaire dans quelques faiblesses : "Tous les créateurs sont durs". [17] En effet, Nietzsche pense que la dureté est une exigence importante pour accomplir une démarche philosophique capable de problématiser en confrontant sans la moindre défaillance toutes les perspectives : "Les grands problèmes exigent tous le grand amour, et seuls les esprits vigoureux, nets et sûrs, d'assiette solide, sont capables de ce grand amour."[18] En conséquence, en tant que penseur, parfois à coup de marteau, Nietzsche est bien le créateur ferme et rigoureux de sa propre pensée, c'est-à-dire d'une pensée qui affronte vigoureusement et clairement les différents niveaux où elle se déploie viscéralement et spirituellement, tout en impliquant alors de "refuser vengeances et représailles", [19] notamment afin de vaincre la souffrance qui découle de la méchanceté d'une société incapable de s'empêcher d'infliger à tous les êtres humains, et pas seulement à ses déshérités, le pire de tous les sentiments, parce que le plus cruel à ses yeux, celui de la honte. [20] Le grand amour, pour cela, exclut impérativement la mauvaise intention de "faire honte à quelqu'un", [21] de le faire rougir, puis de rougir soi-même : "Car j'ai honte, à cause de sa honte, d'avoir vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j'ai durement atteint sa fierté." [22]
Dans cette perspective éthique complexe où les valeurs sont affectivement entrelacées, le refus de la honte conduit ensuite à élever encore davantage les exigences du grand amour : "Ainsi parle tout grand amour : il surmonte même le pardon et la pitié." [23] Plus précisément, concernant le pardon, Nietzsche ne l'exclut pas, mais il en limite l'extension. Pourquoi pardonner toutes les fautes ? Ce serait honorer les faiblesses. Un créateur ne saurait en tenir compte ; il oublie plutôt. De plus, concernant l'auteur d'une offense, en la commettant, il s'est lui-même enfermé dans sa solitaire méchanceté : "Que tu te le sois fait à toi - comment saurais-je te pardonner cela ?" [24]
Pour des motifs différents, mais toujours pour faire prévaloir la satisfaction qui émane de ses propres forces créatrices, Nietzsche vise en fait une digne élévation de ses sentiments, précisément à "une hauteur au-dessus de la pitié". [25] Or, cette hauteur ne se trouve pas dans le sentiment passif, puis réactif de l'apitoiement : "Tout grand amour est au-dessus de sa pitié : car ce qu'il aime il veut le créer." [26] En effet, comment assister à la souffrance d'un être humain et l'aimer dans cette situation ? Nietzsche reproche encore à la compassion d'exprimer une chute de l'amour dans le sentiment commun et vulgaire d'une impudique, donc non vertueuse compassion : "La pitié ne s'appelle vertu que dans le monde des décadents. Je reproche aux compatissants d'oublier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances, à la pitié de sentir trop vite la populace et de ressembler à s'y tromper aux mauvaises manières ; je dis que les mains compatissantes peuvent parfois avoir une action destructrice sur une grande destinée, quand elles viennent farfouiller dans les blessures d'une solitude et le privilège d'une grande faute. Vaincre la pitié c'est, à mon avis, une vertu aristocratique." [27] Ce refus altier du sentiment de la compassion (et surtout de l'empire de la religion qui le cultive) permet en réalité à Nietzsche de critiquer tout manque de force et de retenue à l'égard des sentiments. Il serait d'ailleurs défavorable pour un être humain de se perdre dans une souffrance commune et banale qui fusionne avec celles des autres. Le sentiment de la pitié est l'expression d'un partage des faiblesses qui épuise vainement les forces, sauf s'il est de l'ordre d'une ferme miséricorde capable d'être autant dure envers les autres qu'envers soi-même. Car, pour Nietzsche, il n'est pas exclu de secourir autrui dans la mesure où cette action généreuse est portée par la force joyeuse de l'amour qui accueille un ami en lui demandant de s'endurcir et de tenir bon courageusement : "Si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois, en quelque sorte, un lit dur, un lit de camp : c'est ainsi que tu lui seras le plus utile." [28]
Le grand amour désiré par Nietzsche impliquait ainsi de surmonter toute cruauté et toute mollesse, donc de manifester une certaine distance à l'égard des faiblesses humaines. C'est donc dans un amour distant, c'est-à-dire ni trop proche ni trop éloigné, que deux excès pourront être évités ; d'abord celui de l'apitoiement arrogant et condescendant des méchants, voire celui larmoyant et indélicat de l'amour chrétien du prochain ; ensuite celui de l'indécente cruauté d'un amour trop lointain, c'est-à-dire vague, étranger et inatteignable, même si, parfois, Nietzsche se laisse séduire par de folles fictions : "Plus haut que l'amour du prochain se trouve l'amour du lointain et du futur. Plus haut encore que l'amour de l'homme, je place l'amour des choses et des fantômes." [29]
En refusant la cruauté des relations indifférentes et l'apitoiement à l'égard des souffrances humaines, Nietzsche a voulu élever dignement les valeurs du pardon et de la pitié à un niveau où ces sentiments pourraient être maintenus pudiquement à une bonne distance, à une distance bonne lorsqu'elle instaure le sentiment fort de la distance, ce pathos de la distance,[30] cette actio in distans qui crée parfois un clair et puissant effet à distance (eine Wirkung in die Ferne) : "Une hiérarchie des capacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien embrouiller, de ne rien «concilier » ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [31]
Ni proche ni lointain, le grand amour est alors pudique par noblesse et par amour de la vie, surtout lorsque "la pudeur manque aux miséricordieux". [32] En effet, distant à l'égard des affections passives et tristes, ce retrait pudique fait prévaloir avant tout la vertu de n'humilier aucun être humain : "L'homme noble s'impose de ne pas humilier les autres hommes : il s'impose la pudeur devant ce qui souffre." [33] Nietzsche creuse pour cela les distances et préserve la grandeur de sa propre solitude qui tient ainsi parfois les autres froidement à distance : "La première question que je me pose, quand je veux «sonder les reins» d'un homme, est pour savoir s'il a le sentiment de la distance, s'il aperçoit partout le rang, les degrés, la hiérarchie dans les rapports d'homme à homme, bref s'il établit des distinctions : c'est ce qui fait le gentilhomme ; et le reste appartient inexorablement à la catégorie généreuse et accueillante de la canaille." [34] Ni pitoyable ni cruel, le grand amour instaure ainsi la distance nécessaire pour imposer une dureté vertueuse, laquelle permet de ne pas oublier "trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances…" [35]
Mais, pour tenir compte de toutes les réalités existentielles, le grand amour est plus particulièrement celui, très pudique et très fort, de l'être humain qui l'incarne le mieux : la femme. Cette dernière associe en effet en elle à la fois la vérité de l'amour de la vie et sa dissimulation dans la pudeur : "La vérité - elle est femme, rien de mieux - rusée dans sa pudeur…" [36] La femme, en effet, possède spécifiquement "le sens de la distance, du rang, des degrés, des hiérarchies…" [37] S'agit-il de Cosima ou plutôt d'une femme idéale qui saurait rester à distance de l'homme pour lui plaire, tout en gardant merveilleusement ses distances, y compris lorsqu'elle semble s'offrir ? En réalité, cette femme, comme Lou peut-être, ne se donne jamais complètement, tout en laissant son charme agir à distance : "L’enchantement, l’effet le plus puissant des femmes, c’est, pour parler le langage des philosophes, une «actio in distans» : mais pour cela il faut tout d’abord et avant tout – de la distance !" [38] Dans ses pudiques apparences, lorsqu'elles sont un peu voilées, la femme masquerait ses profondeurs pour demeurer superficielle, c'est-à-dire pour paraître convenable, même lorsqu'elle manque de retenue. Et, en privilégiant la surface charmante de ses apparences, elle s'épargne la honte inhérente à ses ravissements bestiaux, car, comme la vie, elle ne fait apparaître et promettre que ce qu'elle peut aussi dissimuler et modifier en partie : "Mais peut-être est-ce là le plus grand charme de la vie ; elle porte sur soi, brodé d'or, un voile prometteur, défensif, pudique, moqueur, compatissant, et tentateur, de belles possibilités. Eh oui, la vie, la vie est femme !" [39]
Dans ce prolongement, une certaine duplicité est de mise. La vérité de la vie est inséparable de ses mensonges, ces derniers étant dissimulés dans le voile pudique qui permet des retraits respectables et de remarquables réserves capables de rendre dérisoires tous les apitoiements, sans pour autant empêcher le grand amour d'apporter la vertu d'une miséricorde qui saura imposer un silence pudique et une nécessaire distance à son égard : "S'il faut que je sois miséricordieux, je ne veux au moins pas que l'on dise que je le suis ; et quand je le suis, que ce soit à distance seulement." [40] Ce retrait pudique ne sera du reste possible qu'en transférant la valeur de sa propre singularité sur celle de ses multiples créations, sachant que les œuvres restent toujours en retrait de leur auteur. En tout cas, la relation créatrice que Nietzsche a instaurée avec lui-même demeure à une grande distance du vif intérêt que son œuvre pourrait susciter dans un public, et, pour ne pas humilier ce dernier, il reste encore en retrait de ce qu'il donne : "Qu'ils cueillent eux-mêmes le fruit de mon arbre : c'est moins humiliant pour eux." [41]
Ainsi, dans son attachement naturel et tragique au devenir de la terre, Nietzsche a su à la fois instaurer un rapport distant à l'égard de la souffrance des êtres humains et créer le grand amour qui permet d'entrelacer, en les hiérarchisant, les différentes manières d'aimer, de détester, de haïr et de mépriser… Manque pourtant au devenir de ce cercle vertueux, l'intuition raisonnable et sage d'un amour qui serait simplement le fruit d'une universelle sympathie à l'égard de tous les êtres vivants, souffrants ou non, cet amour permettant d'éviter toute appropriation ou domination d'autrui en s'affirmant d'une manière intensive et non exclusive pour le seul bien de chaque alter ego.
[1] Nietzsche, Lettre à Overbeck du 28.08.1883.
[2] "Un mépris de l'humanité devenu clairvoyant jusqu'à la maladie." (Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos, p. 8).
[3] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 49.
[4] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 7, p. 30.
[5] Nietzsche, Le Gai savoir, § 213.
[6] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.
[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.
[8] Nietzsche, Le Gai savoir, § 100.
[9] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.105.
[10] Nietzsche Le Gai savoir, § 379.
[11] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.
[12] Nietzsche, Poèmes, Arthur Schopenhauer, op.cit., p.89.
[13] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.104.
[14] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire, p. 52.
[15] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 49.
[16] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Du grand désir, p. 257.
[17] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.106.
[18] Nietzsche, Le Gai savoir, § 345.
[19] Nietzsche, Poèmes, L'enchanteur, op.cit., p.132.
[20] Nietzsche, Le Gai savoir, § 274.
[21] Nietzsche, Le Gai savoir, § 273.
[22] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.104.
[23] Nietzsche, Ibidem, p.105.
[24] Nietzsche, Ibidem.
[25] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.106.
[26] Nietzsche, Ibidem.
[27] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 4, p. 24.
[28] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des miséricordieux, p. 105.
[29] "Höher als die Liebe zum Nächsten ist die Liebe zum Fernsten und Künftigen ; höher noch als die Liebe zu Menschen ist die Liebe zu Sachen und Gespenstern." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain, p. 74).
[30] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 37, Sommes-nous devenus plus moraux ? Ce "pathos de la distance" serait "le propre de toutes les époques fortes." p. 107.
[31] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9, p. 56.
[32] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.104.
[33] Nietzsche, Ibidem, p.103.
[34] Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, 4, p. 139.
[35] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 4, p. 24.
[36] Nietzsche, Poèmes, La Sorcière, op.cit., p.182.
[37] Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, § 4.
[38] Nietzsche, Le Gai savoir, § 60.
[39] Nietzsche, Le Gai savoir, § 339.
[40] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.105.
[41] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux, p.104.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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