Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
22 Avril 2021
Dans son livre intitulé L'Air et les songes, Bachelard a écrit : "Qui voudra vivre vraiment les images connaîtra la réalité première d'une psychologie de la morale. Il sera placé au centre de la métaphysique nietzschéenne qui est, croyons-nous, bien que le mot répugne à Nietzsche, un idéalisme de la force. Voici l'axiome de cet idéalisme : l'être qui monte et descend est l'être par qui tout monte et descend. Le poids n'est pas sur le monde, il est sur notre âme, sur l'esprit, sur le cœur – il est sur l'homme. À celui qui vaincra la pesanteur, au surhomme, sera donnée une surnature – précisément la nature qu'imagine un psychisme de l'aérien." [1] Qu'en penser ?
Pour commencer, il s'agit bien, pour Nietzsche, d'instaurer une métaphysique si l'on définit cette dernière à partir d'une perspective positive. Car, si ce n'était pas le cas, une métaphysique négative serait nihiliste en exprimant un désir de l'impossible, c'est-à-dire un désir qui nierait le monde d'où il émerge. Le désir tournerait ainsi sur lui-même, sur le vide ou bien dans l'obscurité absolue qu'il engendrerait lui-même en tentant de penser l'impossible, en devenant indifférent à lui-même, donc en renonçant à toute présence, donc à l'humain et au monde, pour surplomber, notamment par l'écriture de son propre désastre (comme chez Blanchot), le vide souverain d'une éternité absurde évoquée par des mots épars : "L'expérience-limite est ainsi l'expérience même : la pensée pense cela qui ne se laisse pas penser ! la pensée pense plus qu'elle ne peut penser, dans une affirmation qui affirme plus que ce qui peut s'affirmer ! " [2] En revanche, dans la perspective positive de Nietzsche, un ensemble d'images permet à l'homme de dépasser sa condition mortelle, ordinairement dominée par des besoins et par des actions utilitaires, pour hisser les plus troubles profondeurs de sa singularité vers la cime de son énergie créatrice. Car cette métaphysique est bien enracinée dans les images dynamiques de ce monde terrestre, déterminée fatalement par lui, afin de fonder une psychologie de la morale qui prévaudra sur les pesanteurs de l'ontologie afin de conduire Nietzsche à s'en libérer.[3] Comment ?
En fait, les images terrestres, en dépit de multiples pesanteurs, montrent que le monde est mû par l'innocence de son devenir. En effet, les images du bien et du mal, déployées par les êtres humains pour sacrifier une partie du devenir des êtres, sont produites à partir de paroles mensongères qui amputent la réalité de ce monde au lieu d'en transfigurer les lourdeurs. Pour être positif, il faut donc faire prévaloir les images légères et silencieuses qui conduiront à marcher, à danser, et surtout à chanter, c'est-à-dire à surmonter ses pesanteurs corporelles, donc à libérer son âme en fondant une nouvelle morale.
Car l'hypothèse de l'âme n'est pas absurde. Elle est, pour Nietzsche, "l'une des plus anciennes et des plus vénérables qui soient." [4] De plus, comme chez Platon, c'est l'âme qui s'élève en transportant le désir vers d'autres valeurs, vers des valeurs à la fois terrestres et éternelles : "Mon âme elle-même est cette flamme - : insatiable, vers de nouveaux lointains, - sa tranquille ardeur s'élève plus haut. " [5] En effet, la psychologie de la morale n'ouvre pas seulement sur une universalité surnaturelle qui ne sacrifie rien en assumant les faiblesses humaines, elle les transfigure en imaginant comment alléger une âme en l'unifiant, c'est-à-dire en la rendant plus légère, tout en lui conservant sa propre volonté singulière, sa double volonté d'ascension ou de chute : "À chaque âme appartient un autre monde, pour chaque âme toute autre âme est un arrière-monde." [6] Cela signifie qu'une méthode perspectiviste est requise pour distinguer la verticalité ascensionnelle d'une âme et les profondeurs passives de la matière, notamment à partir de l'exemple dynamique du vol des oiseaux qui ne font, certes, que planer, tout comme la musique de Wagner : "- car ainsi parle la sagesse de l'oiseau : «Voici, il n’y a pas d’en haut, il n’y a pas d’en bas ! Jette-toi de côté et d’autre, en avant, en arrière, toi qui es léger ! Chante ! Ne parle plus ! Toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? Chante ! Ne parle plus ! - «toutes les paroles ne sont-elles pas faites pour ceux qui sont lourds ? Toutes les paroles ne mentent-elles pas à celui qui est léger ? Chante ! Ne parle plus ! »" [7]
Pour cela, le cheminement singulier de Nietzsche requiert de faire intervenir une métaphysique du cercle, c'est-à-dire une métaphysique capable d'associer l'infinité de la Nature à son éternité. Bien sûr, ce cercle est idéal, subjectivement affirmé par le philosophe, mais tout en sachant qu'il est aussi créé par la Nature qui lui inspire ses créations, puisque tous les êtres sont déterminés et fatalement entrelacés par l'être de la Nature par lequel tout monte et descend comme l'a indiqué Bachelard : "Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l'avenir ? " [8] Cependant, l'idéalité de ce cercle n'est pas séparée des réalités terrestres, même finies et imprévisibles : "Dans le temps infini et dans l'espace infini il n'y a pas de fins : ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit. Quel monde métaphysique il doit y avoir, il est impossible de le prévoir." [9]
C'est ainsi que la force des êtres est rattachée à l'idéale Puissance de la Nature qui meut le cercle où Midi est comme Minuit, l'heure de l'éternité, ou plutôt l'instant où le maximum de force commence son déclin, puis le moment où l'épuisement des forces rend tout de même possible une renaissance. Mais, pour vivre ces instants uniques et remarquables, il faut alors que l'idéalisme de la force en devenir soit associé à un réalisme de l'être de la Puissance alors présent dans une contemplation : "Dire que tout revient, c'est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l'être : cime de la contemplation." [10]
Dans ces conditions, les pesanteurs de l'âme créatrice du philosophe deviennent plus légères. La légèreté de la pensée de Nietzsche trouve alors un peu de lumière dans l'écriture, dans l'espace indéfini où se déploie son immense liberté spirituelle, laquelle ouvre la pesanteur des mots sur la douceur des images qu'ils inspirent ; ces dernières permettant au philosophe de se voir au-dessous de lui-même : "Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi." [11]
Ainsi, pour voler dans l'air froid, au-dessus des sommets du monde, il faut bien devenir léger, aérien, et il faudra aussi que la terre paraisse légère dans tous nos rêves d'avenir : "Il faut être extrêmement léger pour pouvoir emporter si loin la volonté qu'on a de connaître, pour l'emporter, en quelque sorte au-dessus de son temps, se faire des yeux dont le regard puisse embrasser des millénaires, et que règne un ciel clair en eux ! " [12] Or, c'est bien dans cet esprit que Bachelard a interprété le psychisme ascensionnel de Nietzsche : "L'idéal, c'est de faire l'être aussi grand, aussi vif que ses images. Mais qu'on ne s'y trompe pas, l'idéal est réalisé, fortement réalisé, dans les images, dès qu'on prend les images dans leur réalité dynamique, comme mutation des forces psychiques imaginantes. (…) Le monde rêve en nous dynamiquement." [13]
[1] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, X, p.183.
[2] Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p.310
[3] Bachelard : "Si les images ne faisaient pas corps avec la pensée morale, elles n'auraient pas une telle vie, une telle continuité. Le nietzschéisme est, à nos yeux, un manichéisme de l'imagination." L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, X, p.185.
[4] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 12.
[5] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, Le signe du feu.
[6] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent, 2.
[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Les Sept sceaux, §7.
[8] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vision et de l'énigme, 2.
[9] Nietzsche, Le Livre du philosophe, Aubier-Flammarion n° 29, 1969, § 120.
[10] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 170, p. 251.
[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire.
[12] Nietzsche, Le Gai savoir, § 380.
[13] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, X, p.173.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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