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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les repères créatifs

Les repères créatifs

EXTRAITS DE L'OUVRAGE INTITULE

AU-DELA DES IMAGES

35.  Les repères créatifs.  -  Chaque homme crée surtout à partir de structures et de forces intimes, parfois invisibles, pourtant essentielles, qui sont inhérentes à son imagination singulière qui focalise et synthétise. Une image n'est ainsi créée que par l'intervention d'intuitions intellectuelles qui lui donnent un sens en mettant en œuvre des fragments dynamiques, des vecteurs visibles (des diagrammes) ou des forces secrètes et unificatrices de l'imagina­tion (des schèmes).

 

36.  Diagrammes et images-diagrammes. - Dans le prolonge­ment du mystérieux schématisme kantien ou dans la volonté de réduire l'image à ses structures, le concept de diagramme explicite la production des formes. Le diagramme est un vecteur abstrait (comme un trait droit ou courbe, mince ou épais…) qui est soit une structure mentale géométrique, simple et intelligible (comme le diagramme d'ordre des lignes conver­gentes), soit une structure aléatoire, fictive et mouvante (comme le diagramme de chaos d'un gribouillage).

   Lorsque le diagramme prend des formes plus complexes, c'est-à-dire lorsqu'il exprime les contradic­tions sensibles et intellectuelles d'un tableau, il devient une image-diagramme qui oscille entre une expansion aléatoire et un ordre sensible très fragile. Il peut, par exemple, dans une caricature ou une esquisse, unir le désordre de la pensée à l'ordre de l'œuvre en train de germer ; ou bien il unit le désordre de l'image à un ordre de la pensée. Dans ce cas, il n'agit plus "comme code, mais comme modulateur." [1] En tout cas, il crée la complémentarité du chaos et du germe, car pour Deleuze "le diagramme est bien un chaos, une catastrophe, mais aussi un germe d'ordre ou de rythme. C'est un violent chaos par rapport aux données figuratives, mais c'est un germe de rythme par rapport au nouvel ordre de la peinture... Il n'y a pas de peintre qui ne fasse cette expérience du chaos-germe." [2]  Au reste, dans l'art informel, et surtout dans l'expressionnisme abstrait, c'est le tableau tout entier qui est image-diagramme. Par exemple, plus conscientes que celles de Pollock, les taches instables de Michaux font converger leurs élans, de la droite vers la gauche, et inversement. Le peintre garde peut-être ainsi "la maîtrise du diagramme"  (Deleuze)  

 

[1] Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, La Différence, 1981,  p.78.

[2] Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Ibidem,  p. 67.

 

Détail d'une peinture acrylique et encre de Chine d'Henri Michaux, 1977, 24 x 41 cm. Cette œuvre a été reproduite sur la couverture de la revue Perpétuelles, n° 2, printemps 1985.

Détail d'une peinture acrylique et encre de Chine d'Henri Michaux, 1977, 24 x 41 cm. Cette œuvre a été reproduite sur la couverture de la revue Perpétuelles, n° 2, printemps 1985.

37.  Les schèmes. - Différents des diagrammes à modulation univoque, les schèmes englobent divers diagrammes en instaurant des liens invisibles entre eux. En effet, les hachures, ici droites, plus loin tordues, des dessins de Van Gogh ne sont pas des traits aléatoires, non signifiants ou non représentatifs, car elles ne sont pas seulement des possibilités de faits ou de catastrophes. Elles sont plutôt les traces de quelques gestes pensés, coordonnés, c'est-à-dire d'une pensée rythmée, voire cohérente, qui obéit à un schème.    Or ce dernier n'est pas un modèle intime déjà déterminé, ni un simple schéma abstrait, mais un germe, une force synthétique, inconsciente et originelle de structuration qui unifie un imaginaire (une fiction totalisante) puis une œuvre. Un schème dépasse donc tous les monogrammes de l'imagination, domine toutes les représentations imagées d'un concept, tous les diagrammes exprimés dans une image. En tout cas, il ne peut pas être interprété sans la référence à une œuvre précise, à un style et à la part d'invisible laissée par un auteur.

   Le schème est de plus ouvert sur de multiples interprétations sans qu'il soit un fragment symbolique, porteur d'un manque ou d'une absence, qui opposerait deux sens : celui d'un signifiant tronqué et celui d'un signifié mystérieusement en train de s'élargir. Le schème dépasse et contient en fait toutes les représentations imagées d'un concept, tous les diagrammes qui sont mis au service de l'expression. Par exemple, dans la perspective linéaire de la peinture de la Renaissance italienne, un diagramme "géométrisé" posait un centre, une unité absolue de la représentation en assurant d'abord un ordre sur la prolifération des apparences. Puis le schème d'une Cité idéale aimantait l'essentiel à partir d'une force mystérieuse qui dirigeait toute l'image vers l'essentiel, et en prouvant que l'homme est capable de maîtriser ses représentations. Cette force s'exprime, plus tard, dans la lumière dorée des tableaux de Rembrandt (qui est celle d'un soleil couchant selon Proust). Et plus récemment, dans le cubisme, mais aussi dans le purisme (Ozenfant), le schème n'est pas devenu un schéma abstrait, mais l'expression de la force synthétique qui, avec minimum de moyens, produit le meilleur effet. En tout cas, comme force bipolarisée par le jeu du visible avec l'invisible, le schème d'une image est le fruit vif et complexe d'un accord global entre la pensée d'un artiste et des apparences.

38. Les tensions de l'imaginaire. - N'y aurait-il pas en fait trois formes possibles d'imaginaire (correspondant à divers diagrammes et schèmes) et aucune essence commune pour les rapprocher, si ce n'est la réalité toujours intermédiaire de l'image : entre la pensée abstraite et l'opacité sensible des apparences ?

   Il est d'abord possible de considérer les images comme des perceptions dégradées, comme des doubles plus ou moins concrets et forts, comme des documents photographiques. Dans ce cadre rassurant, les images mentales sont objectivées (à partir d'un diagramme simple, d'un graphique intime, de la structure abstraite de formes définitives ; par exemple dans une perspective linéaire).   Les contours changeants du monde produisent en effet un ensemble de formes bien reconnaissables et qui peuvent être orientées, voire répétées.

   À l'opposé, la réalité de l'image peut être néantisée. Elle devient alors une fiction fondée sur la négation des apparences, notamment lorsque l'artiste se laisse absorber par le chaos de ses sensations et s'impose un modèle complexe ou confus, une sorte de chaos ou d'abîme qui se perd dans des traces hésitantes, comme dans des zigzags. Le désir de négation du concret privilégie alors quelques fantaisies, voire de troublants phantasmes.

   L'image peut enfin être considérée comme une forme complexe, pourtant pensée, qui subjective le monde et qui objective une singularité créatrice ; les schèmes qui constituent son apparition sont alors animés par des rythmes imprévisibles et par des contacts entre le visible et l'invisible, le fini et l'indéfini, à la manière des cernes qui isolent une figure pour l'ouvrir sur une autre dimension (chez Rouault), ou bien à la manière d'une ligne serpentine qui caresse une surface comme l'écume qui fait resplendir l'émeraude d'une mer tranquille ainsi que d'indicibles profondeurs... Telles sont les trois formes d'imaginaire qui constituent peut-être le champ dynamique des images de l'art et de la pensée.

   Joies et souffrances accompagnent ainsi le devenir des heures de l'art. Puis le philosophe qui rencontre des images peut non seulement les dépasser en les conceptualisant, en les clarifiant, mais aussi se dépasser lui-même en s'enracinant dans une expérience intellectuelle susceptible de prolonger, de manière sensible, des liens intenses entre sa pensée et le devenir du monde. En tout cas, les forces et les structures des divers imaginaires ne sont véritablement pensables qu'au sein des formes qui créent des liens entre la finitude (du monde) et l'infini (de la Nature), le temporel et l'éternel, d'une manière à la fois mystérieuse, sensible et singulière, peut-être susceptible d'être un jour complète et vraie pour tous les hommes.

39. Le devenir mythique des symboles. - L'homme a besoin d'images mythiques et fluctuantes afin de comprendre sa relation mystérieuse avec ce qui naît, puis meurt. Il lui faut des images vivifiantes pour agir, sentir, espérer... ainsi que pour fonder d'autres projets de réflexion ou de création. Or l'image du monde terrestre, parce qu'elle est en partie chaotique, n'est pas un modèle suffisant pour se repérer et pour agir. Le monde réunit et exhibe en effet des apparences multiples, souvent opposées, inertes ou vivantes. Ne réalise-t-il pas ses cycles en rassemblant plusieurs moments contradictoires : celui de l'affirmation des forces vitales (naissances), celui de leur usure, de leur déclin, de leur disparition progressive, et enfin celui d'un éventuel retour mécanique et (ou) chaotique ? Sans doute. Les structures et les forces parviennent-elles alors à s'accorder à quelques moments de leur devenir ? Cela n'est pas certain. La Nature (comme cet Il y a infini qui rassemble tous les mondes) paraît bien lointaine. Est-elle à la fois présente et absente, comme les images lorsqu'elles sont perçues simultanément par la pensée dédoublée de l'homme, tournée vers elle-même et vers la prolifération des significations les plus diverses du réel ? Cela semble improbable. Cependant, dans et par des figures symboliques, un pont entre le fini et l'infini est-il possible ? Sans doute lorsque le sujet s'exprime et crée en interrogeant l'au-delà des primes apparences, et lorsqu'il donne la parole à ses émotions, au vide ou au silence, en s'inspirant par exemple de l'image d'un cercle qui a été tracé en unissant sa durée avec l'instant du retour à son point de départ.

   En tout cas, les symboles, ces fragments-soudés, paraissent aussi instables que les images du monde. Ils sont à la fois les signes murmurés d'une nécessité possible, mais ignorée, et la preuve la moins incertaine des chaos du monde, loin de la réalité de la Nature infinie qui ne saurait être symbolisée ni connue ! En revanche, ordonné par une pensée, le monde paraît toujours de manière fragmentée, c'est-à-dire symbolique. Des apparences partielles, à la fois sensibles et abstraites, nourrissent en effet des visions mentales, s'unissent à d'autres formes possibles (présentes ou mémorisées), et parviennent, grâce au rayonnement de la pensée, à s'élargir indéfiniment jusqu'à se réaliser dans de larges totalités.

Détail d'un tableau de Piazzetta (Giovanni Battista) intitulé Eliézer et Rébecca, vers 1740, Pinacothèque de Brera, Milan. Ce tableau a été reproduit dans le Dictionnaire universel de la peinture, tome 5, 1975, Le Robert, p.241.

Détail d'un tableau de Piazzetta (Giovanni Battista) intitulé Eliézer et Rébecca, vers 1740, Pinacothèque de Brera, Milan. Ce tableau a été reproduit dans le Dictionnaire universel de la peinture, tome 5, 1975, Le Robert, p.241.

   Chaque fragment évoque ainsi un peu ce qui le dépasse pour le compléter. Une forme symbolique est en effet toujours orientée. Soit elle focalise sur un élément de la représentation (métonymie), soit elle rassemble avec intensité plusieurs images mentales fragmentées (métaphore). En conséquence, il n'est pas suffisant de dire que le symbole est une forme "essentiellement équivoque" (Hegel), car, en tant qu'image-signe, sa fonction peut être plus claire : dans ce cas le symbole signifie et concrétise en créant des sens imagés (allégories) ou des images explicites (tautégories).

   Dans l'allégorie, le symbole commande l'image de l'extérieur, il enjoint, ordonne, prescrit, puisqu'il applique une idée ou un concept à des intuitions sensibles. Dans une tautégorie, le symbole fusionne avec l'image, la condense de l'intérieur, dit explicitement la même chose qu'elle. L'allégorie relie des sens propres et figurés par son art de mettre ensemble (symballein), alors que les sym­boles tautégoriques posent des correspondances, des équiva­lences, voire des équilibres entre le sensible et l'invisible, les forces et les structures. L'allégorie donne à l'image plusieurs sens possibles. Elle fait donc moins sentir qu'elle ne signifie, alors que les symboles tautégoriques révèlent directement ce qu'ils signifient.

   Si, pour certains, les raisins de Caravage symbolisent tous les raisins possibles, c'est parce que leur image, dans le style du peintre de Bacchus, est le symbole tautégorique de tous les raisins. Les apparences incarnent en effet directement un pont invisible avec tous les raisins de la terre, notamment dans et par la lumière blanchâtre qui les rassemble ! D'une autre manière, dans l'art byzantin, les symboles allégoriques évoquent l'image absente, sans doute très lointaine, d'une sphère lumineuse, vibrante, externe, et qui prétend concentrer tout en elle.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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