Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Mars 2023
Appartenant au droit féodal, le mot banal vient de l’allemand ban (champ, territoire) ; mais, rapporté au mot latin trivium (carrefour), il désigne l'assujettissement à un fief et à un seigneur. Ou bien le banal recouvre ce qui peut être utilisé par tout le monde, ce qui est commun comme un four alors dit banal. Dans ce champ complexe, le banal est ainsi un concept-fantôme, [1] car il qualifie soit, d'une manière neutre, l'apparence vaguement objective d'une chose ordinaire, réduite au monde fini de la vie quotidienne et reçue passivement comme une pluie sans fin, soit, d'une manière plutôt complexe, ce qui, donné bêtement par la nature ou par la culture, est aussitôt refusé et dépassé par un désir de vivre autrement.
Dans cette seconde perspective, s'interroger sur la banalité des choses n'est pas banal pour deux raisons. D'abord parce que c'est par comparaison avec de multiples épreuves plus fondamentales : l'amour de la vie, de la nature, des autres, de la sagesse… Ensuite parce que ce qui semble banal, comme la grisaille du quotidien, conduit la pensée à surmonter ce qui relève de la sensation d'une réalité uniforme et ce qui constitue une interprétation plus distante, voire conceptualisée, à l'égard de ce qui semblait ordinaire.
De plus, ce concept-fantôme et ambigu, qui recouvre ou dépasse de multiples épreuves ordinaires de la vie quotidienne, n'est pas pensable à partir de sa très grande extension, mais uniquement à partir des différentes interprétations qui sont produites par chacun pour lui trouver un sens. Cela entraîne alors, notamment pour Lucien Jerphagnon, que c'est la conscience intentionnelle de chacun qui donne chaque fois des sens différents à une épreuve banale et à son dépassement : "Tout est banal et rien n'est banal : les deux propositions sont vraies. De l'une à l'autre, il y a la seule différence d'un regard. Il faut être ce regard." [2]
Si l'on se situe dans ce prolongement phénoménologique qui reste soucieux de l’ensemble des réalités vécues, l'interprétation des épreuves banales permet de se poser la question de l'absence de l'extraordinaire dans la vie quotidienne. Alors surgit un grand étonnement, c'est-à-dire un immense effet de surprise qui déroute la pensée en créant le sentiment étrange de la faible participation des êtres humains au monde, voire en rendant la pensée un peu étrangère à elle-même.
Afin de clarifier les distinctions qui s'imposent alors entre le banal et l'étrange, entre la grisaille de sensations inconscientes et les lueurs d’une pensée consciente qui fait surgir quelques concepts, un tableau d'Holbein le Jeune intitulé Les Ambassadeurs (1533), nous donne à penser d’une manière symbolique quelques perspectives inhérentes au problème.
En fait, dans la représentation spatiale d'une chose par l'art pictural, le concept d'imitation, illustré par le fascinant décor luxueux où trônent deux ambassadeurs, est contredit par la violente sensation produite par la perception d’une masse informe qui suggère une autre réalité au premier plan du tableau. Cette masse informe qui flotte en perspective oblique est d'autant plus étrange qu'elle contredit la représentation qui la produit. Une re-présentation répète en imitant, cette masse informe ne représente rien. En fait, cette chose un peu ovale est une anamorphose, c'est-à-dire la déformation d’un objet, peut-être banal, à l’aide d’un miroir convexe ou concave, et cette anamorphose conteste la possible vérité de toute réalité objective qui ne serait perçue que d'une manière immédiate.
Une méthode perspectiviste s'impose alors pour interpréter le tableau d'Holbein. Il faut d'abord reconnaître l'intervention du jeu d’optique qui a dû déformer une chose en la rendant étrange, puis interpréter la présence frontale, théâtrale, rassurante et pourtant banale des deux ambassadeurs qui posent fièrement devant le peintre, ensuite il faut repérer et chercher la signification d'un petit crucifix à peine visible dans le coin gauche du haut du tableau, et enfin il faut découvrir que l'étrange masse informe qui se situe en bas du tableau, n'est rien d'autre qu'un crane déformé, dilaté et allongé, sachant que la représentation déformée de ce crane donne une étrange signification au tableau : vanité de cette vie mortelle, tout n'est sans doute que vanité.
En tout cas, le jeu des affects associe dans ce tableau deux sentiments contradictoires, l'un banal et l'autre étrange, pour montrer l'impossibilité de représenter le réel visible et invisible. L'art imite vainement des apparences qui lui échappent en se transformant. L'étrangeté de ce devenir domine alors toutes les imitations, y compris les plus banales, et seuls les efforts de la pensée pour dépasser cette contradiction permettront peut-être de comprendre un peu les relations entre les forces créatrices et les formes qu'elles produisent.
Le problème de l'imitation alors se précise : comment représenter une chose sans dénaturer l'objet imité en le répétant d'une manière banale ou en le déformant d'une manière artificielle ? Comment ne pas violenter cette imitation en sacralisant le mystère de son apparition ou de son isolement ? Comment ne pas édulcorer une représentation en unissant quelques fragments dispersés du réel ? Quoi qu'il en soit, c'est le propre d'une méditation philosophique de maintenir une interrogation sans réponse, plutôt que d'évoquer, comme Paul Valéry, un mystérieux point invisible qui fonderait secrètement l’unité de toutes les représentations : "Il existe un point d'où l'étrange, ni le banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se voir." [3]
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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