Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
19 Juillet 2021
Pour bien vivre, est-il nécessaire de faire prévaloir le plaisir esthétique plutôt qu'un réel effort pour conserver son existence, notamment hors de tous les mensonges de l'art, y compris de ceux d'un éventuel art de vivre ? À l'inverse du philosophe, faire prévaloir la délectation d'une œuvre d'art sur la recherche du vrai, ce serait désirer que la culture soit supérieure à la nature, comme dans le dandysme de Baudelaire par exemple. Ce serait remplacer le désir de connaître par l'amour des fantaisies et des illusions de l'imagination qui, précisément dans le plaisir esthétique, valorisent les apparences visuelles ou sonores les plus séduisantes, y compris avec des maquillages ou avec d'autres artifices.
Comment le désir de bien vivre pourrait-il se satisfaire des illusions, des mensonges et des duplicités de l'art qui sont propres à sa réalité trop sensible, laquelle se réduit trop souvent à créer un jeu aléatoire entre des apparences, entre des mots, entre des fantômes sonores mouvants, voire entre des ombres fugitives et impersonnelles ? En fait, une apparence visuelle est une sorte de trompe-l'œil très éphémère et partiel de la réalité, un simulacre qui n'est pas assez objectif, ou bien qui est trop subjectif. Dès lors, pourquoi se satisfaire de cet entre-deux équivoque qui ne ressemble pas assez et qui pervertit tous les repères rationnels en produisant, notamment selon Freud, une inquiétante (unheimlich) étrangeté, c'est-à-dire l'étrangeté d'une absence qui serait provoquée par une perte du chez soi , voire par une perte de tout sens possible ?
En fait, le caractère illusoire, fascinant et fantomatique d'une œuvre d'art ne se réduit pas à cette perspective complexe, car, pour Hegel, la pure apparence qui révèle l'essence de l'art est celle de l'Esprit, lequel parviendrait à se libérer de ses contraintes matérielles, de la réalité immédiate des objets naturels. Et, dans l'histoire de l'art, cette pure apparence révélée par l'esprit ne se manifesterait ni comme un rien de réel ni comme ce qui ne voudrait rien dire, mais comme une réalité sensible et intellectuelle qui saurait trouver sa propre vérité ; ce qui requiert un auteur pour la constituer et un public pour la recevoir, et surtout pour l'interpréter.
Dans ces conditions, une œuvre d'art ne saurait atteindre sa vérité à partir de la manifestation de ses seules apparences immédiatement perçues et consommables.[1] Car si l'invisible anime le visible en imposant d'abord un certain silence, ce dernier instaure un vide dans l'objectivité. Ensuite, une œuvre d'art surgit lorsqu'elle est le fruit d'une création singulière, c'est-à-dire le fruit d'un mystérieux acte de liberté qui ne pourra être interprété qu'à partir de son processus créatif. Dès lors, sachant qu'aucune œuvre ne saurait englober le réel dans son ensemble, aucune ne concernera l'humanité dans son ensemble, car cette dernière est, encore aujourd'hui, davantage mue par des intérêts tribaux que par le désir de s'ouvrir sur l'universel. En conséquence, soit une œuvre d'art exprime, comme Cézanne, un désir singulier de vérité, soit elle révèle son incapacité à contenir la réalité de tout ce qui est, soit elle ne crée que des divertissements.
Certes, le désir de bien vivre peut s'épanouir dans ces divertissements, mais, d'un point de vue philosophique, l'art de tromper ne peut être considéré que comme un symptôme des faiblesses humaines, même si ce symptôme a le mérite de rappeler qu'aucune action humaine ne saurait être représentée adéquatement dans un langage, [2] y compris polysémique, ce dernier créant, comme toute activité symbolique, un écart ni franchissable ni susceptible d'être supprimé qui accroît l'impossibilité d'associer le plaisir esthétique à quelques vérités possibles.
Cet échec est du reste prouvé par les plus remarquables réalisations de l'histoire de l'art. Par exemple, pour Hegel, en spiritualisant la matière,[3] l'art classique grec, qui représentait la plus pertinente adéquation d'une forme avec son contenu, était déjà en partie mensonger puisqu'il prétendait représenter un idéal spirituel et libre, alors que "cet art (était) encore incapable de représenter Dieu comme une spiritualité libre et absolue." [4] Pourquoi cette incapacité ? D'abord parce qu'en dépit de ses réalisations plutôt claires, sereines, affinées et bien exécutées, cet art était troublé par sa finalité religieuse et mythique, c'est-à-dire nourrie par de naïves croyances populaires, voire par des légendes. L'art classique créait ainsi des œuvres formellement parfaites eu égard à "l'union du contenu et de la forme qui le caractérise", [5] mais ses formes ne recouvraient pas toute la réalité empirique encore en devenir, y compris en tant qu'esprit objectivant le spirituel. Néanmoins, l'esprit triomphait bien un peu, mais ce n'était que pour le bonheur d'une individualité intérieurement libre qui ne dominait qu'une partie de l'étrangère réalité extérieure de la nature.
En fait, cette domination du sensible était le fruit d'une expression mensongère qui sélectionnait certaines apparences pour les embellir ou pour supprimer toutes leurs laideurs. Mais surtout, cette expression consistait, en idéalisant, à croire et à désirer faire croire qu'un modèle spirituel absolu, donc seul et séparé, pouvait être totalement naturalisé, incarné, rendu vivant, comme dans la sculpture d'une divinité par exemple. Il ne restait plus, ensuite, qu'à trouver du bonheur, un réel contentement, [6] dans des formes fictives, bien que spiritualisées. Ce qui était voué à l'échec, car une représentation idéalisée devient vite douloureuse lorsqu'elle révèle qu'elle contient un décalage entre la difficulté des dieux à renoncer aux choses terrestres et leur sérieux désir de se replier librement sur eux-mêmes. Les dieux semblaient en effet "désolés d'avoir un corps", [7] ce qui les mettait en contradiction (dans le sens négatif d'une "opposition")[8] avec la grandeur de leur âme : "Plus le sérieux et la liberté spirituelle s'affirment dans les figures des dieux, plus s'accentue le contraste entre leur grandeur, d'une part, leur précision et leur corporéité, de l'autre. On dirait que les dieux bienheureux sont désolés de se sentir heureux et d'avoir un corps ; on lit dans leurs figures le sort qui les attend et dont le développement, en faisant ressortir réellement et de plus en plus la contradiction entre la grandeur et la particularité, entre la spiritualité et l'existence sensible, déterminera finalement la décadence de l'art classique." [9]
En dominant un corps, l'esprit était alors attristé d'être réduit à la finitude d'une représentation très éloignée de l'absolu : "Par leur sublime liberté et leur sérénité spirituelle ils dominent tellement leur côté corporel que, malgré toute leur perfection et toute leur beauté, leurs membres doivent faire l'effet de quelque chose de surajouté et de superflu." [10] - "Cette tristesse laisse déjà deviner, pressentir la destinée des dieux, puisqu'elle montre qu'il existe quelque chose de supérieur, de plus élevé qui les domine et qui rend nécessaire le passage des particularités à leur unité générale." [11] L'union calme et sereine d'une représentation idéalisée avec une forme pourtant sensible ne réalisait donc pas la nature absolue de l'esprit, mais "sa généralité abstraite" et "négative", [12] c'est-à-dire "la sublimisation et la sanctification de l'imagination" [13], tout en révélant "une intériorité qui, jusque dans sa manifestation extérieure, n'exprimera qu'elle-même." [14]
Idéalisé, l'art classique, qui désirait nous donner un plaisir esthétique inséparable de vérités complètes, demeurait ainsi lointain, anthropomorphe et abstrait. Il n'était pas assez sensible pour satisfaire une existence qui, de chair et de sang, préférerait vivre concrètement et intellectuellement son double rapport, l'un à sa propre finitude, et l'autre à son ouverture sur l'infinité du réel : "L'œuvre d'art est donc incapable de satisfaire notre ultime besoin d'absolu. De nos jours, on ne vénère plus une œuvre d'art, et notre attitude à l'égard des créations de l'art est beaucoup plus froide et réfléchie... Les beaux jours de l'art grec et l'âge d'or du Moyen Âge avancé sont révolus." [15]
L'histoire de l'art créera pourtant d'autres idéalisations. Car au delà des formes achevées et parfois tristes de l'art classique, surgiront les multiples forces créatrices qui vaincront cette tristesse en privilégiant le bonheur singulier de celui qui réalise une modification de son propre rapport ordinaire au monde...
[1] Pour Sarah Kofman : "Tenir un discours sur un tableau, c'est dévorer, tenter de consommer et consumer sans laisser de restes." (Mélancolie de l'art, Galilée, 1985, p.26.)
[2] Pour Hegel, "Le mot dans son imprécise extériorité ou son abstraite intériorité." (L'Art classique, Aubier, 1964, p.57.)
[3] "La matière sur laquelle s'exerce l'art est le sensible spiritualisé ou le spirituel sensibilisé." (Hegel, Introduction à l'esthétique, Aubier, 1964, p. 92).
[4] Hegel, L'Art classique, op.cit., p.52.
[5] Hegel, ibidem, p.7.
[6] Pour Hegel : "Le contentement est le sentiment que nous procure l'accord entre notre subjectivité individuelle et la situation dans laquelle nous nous trouvons, que nous l'ayons créée ou provoquée nous-mêmes ou qu'elle s'impose à nous comme un donné." (L'Art classique, op.cit., p.100.) Très différemment, pour Spinoza, "le contentement (Gaudium) est une Joie qu'accompagne l'idée d'une chose passée arrivée inespérément." (Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, définitions des affections, XVI.)
[7] Hegel, L'Art classique, p.101.
[8] Hegel, ibidem, pp.98-99.
[9] Hegel, ibidem, p.101.
[10] Hegel, ibidem, p.99.
[11] Hegel, ibidem, p.129.
[12] Hegel, ibidem, p.97.
[13] Hegel, ibidem, p.10.
[14] Hegel, ibidem, p.14.
[15] Hegel, Introduction à l'esthétique, Aubier, 1964, p. 42 et p.43.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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