Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Avril 2023
- Cézanne et l'image d'un philosophe
Dans sa conversation avec Émile Bernard, Cézanne a très clairement distingué l'art et la philosophie sans pour autant chercher à les séparer puisqu'ils appartiennent à la même totalité culturelle considérée sous deux points de vue différents. Pour cela, de nouveaux philosophes-artistes (comme Nietzsche) et de nouveaux artistes-philosophes (comme Klee par exemple) ont été possibles, notamment parce que leurs pensées ont reflété l'ordre des choses sans se perdre dans les excès de l'imagination créatrice comme ces philosophes que fustigeait Cézanne : "Je le sais, il y a eu des philosophes qui ont nié la réalité, des philosophes allemands, pour lesquels tout est illusion, rêve, phénomène. Ce sont des littérateurs." [1]
En fait, la recherche intellectuelle de Cézanne lui a permis d'échapper à des situations creuses, confuses ou absurdes, et de réaliser sa création d'images sensibles ouvertes sur l'universel. Cela impliquait alors de ne pas envisager la philosophie sous l'angle de l'incohérence et de l'inefficacité : "Je nie ce qui est absurde et que vous nommez à tort philosophie ; le peintre n'a pas d'autre tâche que de réaliser une image." [2] Et, pour réaliser une image qui unifiera des sensations sans faire prévaloir une théorie philosophique, il faudra bien faire également intervenir des raisons, notamment la raison de l'éternité qui permet au peintre, comme à tout philosophe, de désirer, de penser et de rapporter également le fini à l'infini. Mais c'est plutôt par un amour intellectuel de la nature que par des démonstrations, que Cézanne est parvenu à penser et à désirer des relations silencieuses avec l'éternité, du reste, comme pour Spinoza, en une "vraie satisfaction de l'âme." [3] Et cette pratique assagie du désir, pour l'artiste comme pour le philosophe, permet de découvrir un bien qui "fera jouir pour l'éternité d'une joie continuelle et suprême." [4]
Dans cette perspective, un tableau de Cézanne intitulé Le Philosophe[5] permet d'expliciter l'immense extension de la problématique du peintre qui semble y dépasser fortement la pensée de la mort par l'amour de la vie. Comment ? En focalisant sur deux perspectives complémentaires : le concret et l'abstrait, le fini et l'infini, la matière et l'esprit. Mais surtout, comme le faisait Nietzsche à la même époque, en faisant prévaloir la puissance de la vie sur ses limites mortelles, par-delà tout nihilisme initial, donc par-delà toutes les pensées d'un Dehors uniquement identifié au néant. D'un point de vue intellectuel pur, c'est-à-dire non sensible, l'espace de ce tableau de Cézanne est construit à partir de trois formes géométriques bien repérables : la sphère, le cône et le cylindre. D'abord la sphère d'un crâne, ensuite le cône inversé du plateau de la table dont la base se situe dans l'ombre du rideau, ensuite le cône formé par le bras (qui soutient la tête) et par l'épaule du philosophe, et enfin la forme cylindrique du rideau qui rime avec d'autres formes cylindriques, en bas dispersées, mais faisant ressentir des forces : un bras et les jambes.
Ainsi, cette construction intellectuelle n'est-elle pas séparée de la réalité sensible d'un philosophe en train de méditer ! Or, si la méditation est peut-être l'acte philosophique par excellence,[6] notamment lorsque cet acte est fondé par une décision souveraine, cette méditation s'effectue pour Cézanne en face d'une image de la mort, et plus précisément en face d'une image qui préfigure la disparition de toute existence, mais aussi, en attendant cette fin tragique, qui exprime discrètement une interrogation sur la rencontre d'un peintre assez âgé avec son jeune modèle. La réalité de l'identité de chacun est ainsi évoquée par un étrange face à face qui se joue des différences entre le peintre (hors champ) et le portrait de ce jeune homme presque présent, au regard tourné vers l'invisible. Car, comme l'a affirmé Mauro Carbone, "l'identité se révèle être le centre virtuel qui ne cesse de se préciser dans le mouvement, toujours renouvelé, de différenciation de chacun à l'égard des différences des autres." [7]
De plus, d'un point de vue existentiel, l'image de ce philosophe est également enveloppée par un monde d'objets différents qui l'intègrent dans la réalité des sensations qui le dépassent en empêchant sa totale coïncidence avec lui-même. Posément installé, il paraît très concentré, à la fois clairvoyant et situé au bord de l'imprévisible, de l'incertain, voire peu éprouvé par quelque angoisse concernant son futur. Il ne semble pas menacé par sa mort inéluctable, car, eu égard à leur complexité, les désirs oscillent en allant de la conscience du temporel vers une passion pour l'intemporel. Ses désirs sensibles sont du reste évoqués par les plis aléatoires d'un rideau et par la ligne verticale du pied de la table qui sort du tableau. Tous ses désirs intellectuels sont ainsi mis en scène par son regard qui semble fuir la vision d'un crâne, d'un presque rien, pour voir en dehors du champ du tableau, en tout cas au-delà de quelques livres refermés et ainsi délaissés.
Pour le dire autrement, ce tableau de Cézanne a réalisé, assez pertinemment, une intéressante synthèse ouverte, perspectiviste et dynamique, d'une pensée lucide qui s'est élaborée entre deux pôles, entre le hors champ du tableau et une quasi-présence, c'est-à-dire entre une éternité rêvée et la sensation d'une temporalité éphémère, instable, pourtant concentrée sur les brefs instants d'une méditation singulière et très intime qui devrait fonder une philosophie authentique en se concentrant sur ce qui peut donner sens et valeurs à la complexité de la finitude humaine.
Dans ces conditions, si l'on entend par métaphysique une pensée qui totalise toutes nos expériences possibles de la vie, de leurs racines physiques jusqu'à leur ouverture sur l'infinité de la Nature, les deux pôles de la pensée de Cézanne, sensible et structurée, se constituent bien dans une démarche métaphysique qui unit des formes aux sensations produites par une montée de la terre vers le soleil.[8]
Ainsi, même à partir d'une simple attitude naturelle, le rayonnement d'un point de rencontre entre le visible et l'invisible échappe-t-il à toute conscience qui ne désire en rester qu'à ce qui lui est donné et qu'à ce qu'elle perçoit ! Le hors champ invisible et infini du tableau est en effet peut-être plus imprévisible, voire actif, que l'espace peint. Le regard du spectateur devrait alors, pour Cézanne, rechercher un équilibre entre les apparences et ce qui les a rendues inconsciemment possibles. En tout cas, dans cette démarche métaphysique, il est possible d'imaginer l'esprit libre qui a permis à Nietzsche de sauter singulièrement au-dessus des abîmes en pensant l'éternel retour de toutes les choses.
Dans cet esprit, la démarche de Cézanne a très précisément cherché à accorder deux pôles inverses, celui d'un réalisme occasionnel et sensible (d'une manière empirique et aléatoire, déployée de manières diverses, variées et renouvelées), et celui d'un rationalisme logiquement froid et réduit, mais qui agit en permanence pour de multiples raisons, certes inconnues. Sa démarche a alors été structurée par une "logique aérienne" [9] qui recherchait la couleur majeure la plus pertinente pour un tableau, celle qui rassemble et qui unifie les autres. Entre ces deux pôles, tout l'art de Cézanne a alors consisté à accorder ce qui ne pouvait qu'être complémentaire [10] : le temps d'une existence enracinée dans un monde qui émerge avec et sans nous, et une claire relation intellectuelle possible avec l'éternité.
Qu'en penser ? Si je m'efface en devenant impersonnel, je me sens objectivement et inconsciemment aussi éternel que les Lois de la Nature ; si je m'affirme, je me sais subjectif et temporel. Entre ces deux épreuves possibles, de retrait objectif ou d'ajout subjectif, il y a cependant un acte majeur, celui d'une liberté neutre (ni totalement déterminée, ni totalement indéterminée) qui permet de créer de brèves relations entre ces deux épreuves avant de décider de faire prévaloir l'une ou l'autre, par exemple l'une pour penser clairement, l'autre pour vivre plus intensément. Ou bien tantôt l'une, tantôt l'autre, car nous sommes souvent entraînés par une oscillation indéfinie entre des images de la vie concentrées sur une seule couleur (grise, ocre ou bleue chez Cézanne) et bien par des pensées éternelles qui spiritualisent nos primes sensations.
[1] Cézanne à Émile Bernard : Une conversation avec Cézanne, op.cit.
[2] Cézanne à Émile Bernard : Une conversation avec Cézanne, op.cit.
[3] Spinoza, L'Éthique, V, 42, scolie.
[4] Bréhier (Émile), Histoire de la philosophie, II. La philosophie moderne, I, PUF, p.143.
[5] Cette œuvre de 1894-1896 a également été intitulée Jeune homme à la tête de mort, Merion, Barnes Foundation, 130 x 97 cm. Selon Gasquet, "Cézanne aimait cette toile ; c'est une des rares dont il me parla quelquefois après l'avoir quittée."
[6] Pour Bachelard par exemple : Le Droit de rêver, Puf, 1970, p. 234.
[7] Mauro Carbone, La chair des images : Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, Vrin, 2011, p.43.
[8] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., p.194.
[9] Cézanne à Joachim Gasquet, dans Cézanne, Paris, Bernheim Jeune, 1921, p.113.
[10] Comme le revendiquera plus tard G. Bachelard en parlant de "contraires bien faits" : La Psychanalyse du feu, 1938, Gallimard, Idées, 1965, pp. 10, 38, 180.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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