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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Lascaux

Lascaux

     Le champ mystérieux de la préhistoire. -  Les diagrammes de chaos qui orientent les forces créatrices ne sont pas des germes faciles à repérer. Lorsque des sources très lointaines communiquent leurs traces surannées, il est nécessaire de les penser sous le double mode des concepts hypothétiques et des images symboliques. Dès lors que l'homo sapiens, environ trente mille ans av. J.-C., a créé des techniques et des savoirs, une culture complexe peut lui être attribuée. Les œuvres de la préhistoire seraient-elles pourtant, comme l'affirme Bataille, un premier pas (Lascaux ou la naissance de l'art, Skira, 1955), ou bien, comme l'ajoute Blanchot (L'Amitié, Gallimard, 1977), une date de naissance authentique, la seule date de naissance de l'humanité ? Ce commencement ne serait-il pas plutôt un extraordinaire aboutissement ? Comment expliquer autrement ces merveilleuses réussites qui, avec un minimum de moyens et sans doute de règles, ont produit des œuvres aussi abouties et exemplaires ? Au reste, Blanchot nuançait en ajoutant que Lascaux n'était pas seul et que tout avait depuis longtemps commencé... Les connaissances actuelles ne doivent certes pas être projetées sur cette nuit des temps qui ignorait les soucis et les idéologies d'aujourd'hui. Des comparaisons entre les cultures préhistoriques (parce que sans écriture) et certaines cultures contemporaines privées des mêmes repères linguistiques seraient encore plus abusives puisque toute culture possède des structures économiques et sociales, variables et géographiquement diversifiées. S'il existe, aujourd'hui, des sociétés apparemment cycliques, sans finalité historique, elles contiennent  certainement  d'autres  formes d'historicité (Lévi-Strauss). Dans un projet d'interprétation qui veut tenir compte du caractère pluraliste des apparences, parce que ces dernières sont toujours fragmentaires, il ne faut pas supposer quelque date de naissance unique, donc mythique, de l'activité artistique. Il y eut un autre présent, incomparable; comment le comprendre sans le réduire à des concepts peu pertinents ?

 

   Sacralisation des forces cachées de la vie. - L'interprétation de l'art préhistorique requiert de conserver l'innocence des premiers étonnements et d'écarter toutes les images naïves orgueilleuses et superstitieuses qui associent habituellement l'individu à son double par l'intermédiaire de quelque sorcier masqué ou de quelque guérisseur perçant le cœur de la statue d'un ennemi... Si l'homme actuel sait ce qu'ignoraient les hommes de la préhistoire, et surtout l'extraordinaire pérennité de leurs œuvres, ce savoir historique serein mutile sa conscience et l'empêche de saisir le dynamisme dramatique du surgissement des forces vitales. Car c'est précisément ce dialogue brut avec des formes de l'impérissable qui paraît abusivement le plus évident aujourd'hui. Au lieu de ces questions trop actuelles, une volonté intempestive ne serait-elle pas plus pertinente ? Les artistes de la préhistoire voulaient-ils signifier que la mort totale est impossible lorsque l'homme se perd dans la vie qui le contient, c'est-à-dire dans les forces splendides, et toujours renaissantes, de l'animalité ? Ou bien, l'art devait-il accomplir toutes les métamorphoses du vivant afin d'exprimer les conditions d'une belle réincarnation ? Plus précisément, la fascination des images était-elle le fruit de l'une des plus anciennes expressions de la sacralisation de la vie rendant cette dernière grandiose et immortelle ? L'image de la mort (celle du cadavre) consacrait-elle l'impérissable, fixait-elle une réalité pour toujours, voulait-elle l'exhiber en un instant éternel ? Si la mort rendait possible l'expression de sa propre négation, le sacré se manifesterait dans la magnifique grandeur qu'inspirent les images de la vie qui n'en finissent jamais de s'unir à la mort pour la dépasser. Le vivant meurt, sans nul doute, le chasseur aussi bien que l'animal chassé, mais jamais l'homme et l'animal ne désirent être anéantis. Dans l'immense caverne de Lascaux, symbole du premier grand musée ténébreux de l'humanité ou bien symbole d'un labyrinthe sacré au devenir indéfini, rien ne semble vraiment vouloir mourir. Percés de flèches ou tombant dans le vide, les animaux ignorent les limites de la vie. Tué peut-être par le rhinocéros ou le sanglier qui s'éloigne, un homme à tête d'oiseau paraît attendre sa réincarnation dans le corps d'un bison éventré qui lui fait face. Fixé dans l'instant éternel d'une seule expression, l'homme-oiseau vit-il autrement derrière son masque ? Ou bien s'agit-il déjà de la reconstitution d'un fait historique : un chasseur déguisé en oiseau a été vaincu lors d'un tragique combat ? Ce chasseur pourrait être le père symbolique de tous les chasseurs. Sexualité et survie, la sacralisation des forces vitales peut aussi refuser de se donner des formes humaines afin de ne pas séparer le regardant du regardé. Telle serait d'ailleurs la condition nécessaire au triomphe de l'éternel sur le temporel. Le sacré placerait l'homme au cœur d'une tension heureuse. Au reste, pour créer cette totalité à la fois humaine et animale, seules les formes les plus naturelles et les plus fécondes sont peintes. Dans cet esprit, acéphales ou défigurées, les Vénus stéatopyges consacrent dans d'autres lieux le désir de fécondité ou de fusion de l'homme avec la nature. La Vénus de Willendorf arbore un visage en forme de grosse mûre, ou bien elle est masquée par des tresses. L'ensemble est le fruit d'une étrange alliance entre le végétal et l'humain. Les sculptures sacralisent ainsi les forces vitales en unissant, de manière symbolique et mythique, tous les ordres du devenir impérissable de la nature. L'homme-singe des Trois Frères n'obéirait-il pas également au même imaginaire ?

  

   Un corps social impersonnel. - Les apparences des grottes de Lascaux nouent sans doute deux dimensions complémentaires: l'une qui sacralise la vie, l'autre le corps social. Dans cet esprit, l'absence de représentation du visage humain peut aussi traduire le désir de fusion des individus dans un groupe, et rapporter ce dernier au monde animal. Afin d'instaurer et de renforcer l'innocence sauvage de ses liens avec la nature, ou de parfaire la cohésion sociale, l'homme ne doit-il pas immoler  sur quelques parois grandioses et secrètes ses désirs les plus personnels ? Aucune honte n'accompagne en effet les représentations ithyphalliques qui consacrent la toute puissance de la nature. L'homme ne doit-il pas sacrifier tout ce qui le différencie et tout ce qui entrave la sacralisation de la vie ? Car c'est bien l'image de l'homme qui est sacrifiée dans les souterrains de Lascaux : sacrifice de son existence trop particulière (il paraît mort ou a commencé son voyage dans une autre vie), sacrifice de son visage remplacé ou déguisé par une tête d'oiseau, sacrifice même de sa sépulture évoquée par une forme d'oiseau, et sacrifice de sa force, puisqu'il a été terrassé, soit par le rhinocéros, soit par le bison qui lui fait face en perspective tordue. Une autre interprétation est encore possible, celle de Blanchot : " C'est la première signature du premier tableau, la marque laissée modestement dans un coin, la trace furtive, craintive, ineffaçable de l'homme qui pour la première fois naît de son œuvre, mais qui se sent, aussi, gravement menacé par elle et peut-être déjà frappé de mort" (L'Amitié, op.cit., p.20). Et pourtant, cette signature éventuelle va à l'encontre de la cohérence générale des œuvres. C'est plutôt le très extraordinaire rayonnement d'une sorte d'inconscient collectif que cet art incarne et réalise.

 

   Innocences et cruautés certaines. - Si les sources les plus lointaines et les plus vives se manifestaient dans les temps lointains de la préhistoire, une conscience morale fixait-elle des limites et des différences ? Ou bien la conscience avait-elle décidé de se nier ? Le désir de fusion des forces sociales et naturelles devait exiger cet effacement. Sans conscience morale, il n'y aurait pas ou plus du tout de loi, donc pas d'éventuels désirs de transgression. Il n'y aurait plus de faute possible. Telle serait la condition de l'innocence ! La grande fête de la nature délivrée, ou non asservie, devait ignorer tous les interdits qui entravent la fusion de l'homme dans la totalité vivante. Au service de la nature, l'art se joue ainsi de la mort et de toutes les absences. Lorsque la culture est dépourvue d'un sujet capable de l'ordonner (chaque créateur apportant des cohérences incompatibles entre elles à cause de leur originalité), elle réalise de vivantes représentations de la nature, sans idéologies, donc sans esclavages possibles. Pour cela, chacun doit s'intégrer de manière dépersonnalisée dans le tout naturel et social. La violence elle-même, nécessaire à la survie, mystérieuse pourtant, ignore alors aussi bien la transgression que la volonté du mal. Au reste, qui serait coupable, le chasseur ou le chassé, celui qui nourrit ou celui qui se nourrit, le tueur ou le tué ? Dans la caverne matricielle des désirs ancestraux les plus refoulés, la vie triomphe, donc tout est permis. L'inconsciente expression de ces forces ignore le Moi et toute éventuelle Loi du Père. Pas de méchanceté possible, donc, dans un monde où nul ne meurt vraiment et où la cruauté du sacrifice n'est jamais préméditée. Puisque la caverne de Lascaux n'était pas un lieu d'habitation (nécessité d'air libre et trop grande obscurité), elle devait être un lieu de fêtes ou de culte. Or la diversité et la variété des oeuvres confirment cette possibilité d'une durable fusion sacrée des individualités dans le collectif. Comme dans un rêve interprété par Freud, les pulsions s'expriment par des modifications, des déguisements et des inversions d'images. Ces pulsions innocentes n'ont pas d'autres obstacles à vaincre que ceux de leurs limites mortelles.  À Lascaux, la vie et la survie font la loi ! Certes, la caverne est peut-être l'autre monde de la vie quotidienne où triomphent les interdits et les refoulements. Mais l'art veut les ignorer, et le phallus de l'homme-oiseau ou de deux bisons affirme sa toute souveraine puissance. Dans la caverne où prolifère un bestiaire inouï, l'extérieur est dans l'intérieur. Ces images évoquent peut-être la vallée de  la Vézère, le passage de multiples troupeaux à destination des pâturages de l'Auvergne.

 

   Beautés diverses. -  À la fois calmes et vigoureux, les animaux (cerfs, vaches, chevaux) sont peints soit de manière ferme, expressive, soit de manière imprécise, évanescente... Or la légèreté des traits, parfois évidente, ne provient pas d'une dégradation provoquée par l'usure du temps, car d'autres peintures sont d'une jeunesse étonnante. Cet art permet, par la simultanéité des perspectives (esthétiques, sociales et sacrées), de mettre l'homme en face d'une part considérable, bien qu'indicible, des métamorphoses du réel. Il ne connaîtra certes jamais le sens de toutes ces interférences. Cette vie, ici fortement et pertinemment évoquée, toujours jeune, toujours mystérieusement présente, échappe à toutes les volontés d'appropriation. En animalisant l'homme et en humanisant l'animal, l'art dit en effet une vérité fondamentale : il est impossible de séparer l'homme de son animalité. Ainsi chaque sujet doit-il s'objectiver et chaque objet se singulariser. Pour cela, l'imagination ne déborde pas le réel, elle superpose les présences : un cheval gravé est recouvert par un cheval peint plus grand que lui. Mais c'est peut-être l'inverse ! Origine et fin coïncident pour que le trait qui trace soit guidé par ce qui doit être tracé. L'objet figuré renvoie à d'autres apparences et opacités,  mais sa signification reste dissimulée à l'intérieur de la force expressive de son apparence sensible. Innocences et beautés, les laideurs du mal n'apparaissent pas ! Dans la scène du puits n° 52 bis, l'horreur et le dégoût sont neutralisés. Les entrailles du bison, froidement exhibées, ne désignent pas l'envers insupportable des formes vivantes, mais quelque labyrinthe ordonné, voire harmonieux. Par cette expérience de la violence créatrice contrôlée, dominée, entretenue, confrontée au désordre des nuits et des jours, le beau surgit avec la force d'un avenir toujours jeune. Il est le triomphe des désirs créateurs. Et si la violence parfois les purifie, c'est parce qu'ils peuvent toujours dépasser les formes provisoires qu'ils habitent. Au reste, cet art ignore la barbarie, c'est-à-dire l'informe sauvagerie de l'émotion incontrôlée. À chacun son destin et sa manière d'être présent au monde ! Il n'est pas nécessaire d'être naïf pour aimer des formes étonnantes de spontanéité et de vérité où l'homme s'est immergé afin de promouvoir l'éternelle surprise des oeuvres d'art. Éphémère, le présent devient merveilleux, porteur d'immortalité. Aux pieds de la grande vache noire n°63, quelques formes énigmatiques (blasons, emblèmes, drapeaux ou autre chose...), composées de six (parfois sept) rectangles (ou carrés), agencent trois couleurs (le noir, le rouge et l'ocre). Ces formes prouvent déjà, par leur surprenante abstraction, qu'en marge du beau naturel l'homme savait déjà tracer des apparences non figuratives, des figures (formes isolées) qui supposent un langage, une écriture oubliée, une expérience ludique ou bien un art symbolique. Force et faiblesse s'unissaient également pour prouver que la parole la plus intense peut, en même temps, être la plus silencieuse. Au reste, s'il y a quelques beautés dans les formes à la fois violentes et légères, scintillantes et figées des grottes de Lascaux, c'est sans doute parce qu'elles fascinent les désirs humains contradictoirement spirituels et animaux. Ces images énigmatiques paraissent sans auteur, comme si cette absence était la condition même de leur pérennité. Ce mystère sera-t-il un jour éclairci ? Le sera-t-il sous ce soleil ou bien ailleurs, sur de lointains rivages encore inconnus ?

 

   L'éternelle présence de l'éphémère. - Mystère de l'image, elle nourrit ses formes instables. Elle fonde ainsi la vision d'un éphémère toujours renforcé, c'est-à-dire dominé par un devenir sans commencement ni fin... un devenir éternel ! Le regard, alors, ne se sait plus regardant. Il est vu par la lumière des chaos du monde, y compris dans les recoins les plus cachés. L'art qui sait rendre compte de ces mystères crée en effet des beautés paisibles, sereines et pourtant vives. Le sujet est dans l'objet, l'objet dans le sujet. La vie est dans la mort, la mort dans la vie. Instant d'éternité ! Une durée sans fin est présente. Elle se manifeste dans l'éclat des forces multiples qui rassemblent,  avec bonheur et cruauté, toutes les apparences. L'homme oublie ses craintes et ses triomphes. L'étonnante mort possible se moque de ses limites, elle féconde d'autres vies sans effroi. Dans un monde sans faille apparente, la nuit infinie fait surgir les plus beaux rêves, des rêves individuels ou collectifs où le paradis ignore le jugement dernier. Depuis très longtemps, avant Nietzsche, la lumière avait épousé la nuit. Dès la caverne de Lascaux, l'imitation du réel s'est unie aux forces expressives de l'homme afin de dire le sens complexe, mais triomphant de la vie. Ordres complexes et chaos dialoguent, la même tension essentielle concernant le devenir des images du monde d'hier et d'aujourd'hui toujours revient.  À Lascaux, une réponse s'imposait : dans cette caverne-musée-temple, dans cet envers de la vie éphémère qui devait être plus dense que le monde extérieur, les lumières mystérieuses et chaotiques de l' Etre prouvaient déjà leur présence et leur désir de rendre tout compatible !

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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