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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Des actes créatifs

Léon Zack

Léon Zack

 Au-delà des représentations et de l'expression.

 

    Sur les parois de la grotte de Lascaux, les artistes s'exprimaient, ou du moins cela est le plus probable. Ils extériorisaient leurs sensations, les mettaient au jour, leur donnaient peut-être plus de vie en les activant, mais ils ne se représentaient pas vraiment eux-mêmes. Et surtout, ils ignoraient (ou ne voulaient pas connaître) que la création des images ne consiste pas seulement à imiter les formes des êtres vivants qu'ils devaient tuer pour prolonger leur présence éphémère. Leur vie quotidienne, plus ou moins rêvée, était ainsi sacralisée et amplifiée, signifiée et révélée par des œuvres qui défiaient l'inachèvement du monde sans vraiment le compléter.

   À l'opposé, lorsqu'ils n'imitent pas l'art grandiose de quelques prédécesseurs, les peintres qui idéalisent les apparences en les purifiant et en leur donnant de claires significations sont parfois originaux, mais toujours naïfs. Leur style (et notamment le style classique) meurt de toujours vouloir "re-présenter", sans doute en  pensant que la totalité des apparences leur a été donnée pour fonder leurs propres représentations. Ils croyaient peut-être alors pouvoir s'exprimer dans le langage de la nature, ou bien ils devenaient maniéristes en pensant que la manière des maîtres est déjà au cœur de la vérité du monde. Ils confondaient ainsi, comme l'a écrit Grimaldi, le réel et ses symboles, la nature et ses métaphores : "Quand l'art veut être une imitation de la nature, ce n'est pas la nature qu'en fait il imite, mais les signes et les formes par lesquels il la voit représentée." [1]

   La création des images peut également nuancer ses schémas, ses structures et son attachement à l'histoire d'une société ? C'est ainsi que la contre-réforme créa le baroque, l'art le plus créatif depuis le gothique. Représentations et expressions s'y détruisaient mutuelle­ment, en tout cas étaient détachées de ce qui empêchait le devenir du monde de vraiment se manifester. Ainsi, dans La Ronde de nuit (1642), Rembrandt s'exprimait et représentait, mais il ne visait ni l'Être idéal ni le chaos des sensations ! Il ravivait le fragment d'une réalité sociale rassemblée à l'heure où le capitaine Frans Banning Cocq et les membres de sa compagnie accomplis­saient un événement social.

   En fait, cette répétition de la représentation contient une prévisible rupture entre les divers portraits des participants et l'ordre nécessaire à leur mission. Le tableau répète ce qui ne peut jamais être saisi ni répété : un événement (la relève de la garde) et une simultanéité (celle qui rassemble ces différents personnages). En interrogeant et en détournant le mode pictural de la représentation, le tableau ne perd pas de vue les polarités essentielles du réel. Ce dernier s'y signifie de manière intense, proche et lointaine, par une totalisation visuelle qui tire son dynamisme de la force irrationnelle et créatrice des couleurs : le jaune et le rouge qui dominent sont contredits par l'habit noir du personnage central. La force baroque de ces portraits multiples de la réalité sociale d'une époque réside moins dans leur représenta­tion que dans l'intention de Rembrandt d'agir sur certains spectacles sociaux, de les contraindre à s'accorder, à s'universaliser ou à paraître en une parade à la fois forte, dynamique et salvatrice... Ce tableau éclaire par ailleurs la dimension symbolique de toute image sensible rattachée à la fois aux contradictions du monde et à leurs signes artistiques, notamment ceux des regards qui confrontent de multiples espaces afin de faire éclater la représentation. Nul ne sait qui regarde, qui est regardé, ce qu'il faut voir et où situer son champ visuel... Ainsi l'espace pictural devient-il musical ! Manifestés de manière sensible, les jeux du monde montrent qu'ils sont unis à des forces et à des matières incompatibles. Mais, comme dans une fugue tout recommencera toujours... La convergence de l'aléatoire et du nécessaire donne donc la mesure de l'union de l'Être et du chaos : "Le Chaos universel qui exclut toute activité à finalité n'est pas contradictoire avec l'idée du cycle : celui-ci n'est justement qu'une nécessité irrationnelle, sans aucune arrière-pensée formelle, éthique ou esthétique." [2] Le réel ainsi devient et s'éternise...

 

Le réel caché-créé.

 

   Les tensions éclairantes des réalités du monde permettent à l'artiste de vainement espérer faire tenir l'infini dans le fini (Baudelaire). Ou bien le peintre se contente de supposer l'invisible : "Ce qu'il y a entre la pomme et l'assiette, je le peins aussi" (Braque). C'est dans cet esprit que Van Gogh a peint sa chambre en septembre 1889. Aucun objet n'y paraît inanimé. Le jaune de chrome du lit instaure une relation sensible avec celui des deux chaises. Trois réalités se rencontrent et s'entrelacent. Celle du tableau avec ses apparences et sa composition équilibrées, celle du monde, d'un jour et d'une heure particuliers où s'installe "un repos absolu" (lettre à Gauguin), et celle de Vincent, soucieux de "simplicité à la Seurat" et de vérités formelles, matérielles, vivantes et humaines. Cette chambre est sans doute ressemblante puisqu'elle possède des traits communs avec celle d'Arles, mais elle n'est pas l'imitation, c'est-à-dire la copie d'un modèle reconnu et fixé comme tel. Vincent paraît l'avoir découverte en la peignant. Il l'a rendue présente par son art, dans son art. Elle porte encore la trace de l'action qui l'a animée : privées de la présence de son habitant-peintre, les apparences de l'œuvre sont autant déterminées par un langage pictural, par la volonté créatrice de Van Gogh, que par la réalité brute des choses. Le désir de création est ainsi devenu volonté de vivre au cœur des forces inépuisables du réel : "Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer." (Van Gogh)

 

 

La conscience des écarts.

   L'artiste authentique n'imite pas les apparences du monde (lorsqu'il paraît le vouloir et le faire) sans prendre un jour conscience d'une autre réalité : inimitable, sensible et spirituelle... La vérité de ses œuvres dépend donc de la nécessaire présence d'une distance : l'art n'est pas la nature ni l'artifice ; pourquoi vouloir les confondre ? La vérité de toute création est en effet fondée sur la preuve explicite d'un écart entre ce qui apparaît dans et par l'art, et la réalité complexe des apparences changeantes du monde. Car une œuvre d'art n'est pas une réalité complètement séparée des choses, mais une création inhérente au devenir du réel. Des liens secrets rapportent ainsi un éventuel ordre caché du monde à l'organisation d'une œuvre   En sortant de son chaos inspirateur et peut-être de son aveuglement initial, l'artiste se révèle alors à lui-même en même temps que les réalités qu'il interprète. Il sait pourtant que les forces qui structurent le monde n'apparaissent pas totalement. Son interprétation du monde est alors pertinente chaque fois que l'éphémère est saisi sans être séparé des idées qui en traduisent le dynamisme : " Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité" (Cézanne). Dans ces conditions, l'art n'est pas une mimesis ignorante, répétitive et dégradée d'un modèle lointain. S'ouvre à chaque nouvel instant le jeu inattendu des possibles qui fait rêver au-delà d'illusoires vérités définitives...

 

 Diverses abstractions possibles.

   Parfois, la technique devient un jeu créatif qui s'admire lui-même et qui se saisit à la fois comme fin et comme moyen. Elle se perd alors dans les futilités de l'art pour l'art, c'est-à-dire pour la technique. Elle se délecte de formes ravissantes ou audacieuses, mais sans rapport avec la réalité humaine qui les crée. Le décoratif pourrait, cependant, perdre sa dimension futile au sein d'un champ social qui y reconnaîtrait les symptômes de ses faiblesses en se donnant ainsi des moyens de critique objective. Lorsque ce n'est pas le cas, la fascination du vide anéantit l'énergie de l'auteur et de ses œuvres.  

   À l'opposé, dans la violence quotidienne de notre modernité tardive et fatiguée (ou postmodernité), très souvent les artistes privilégient l'acte ébauché, voire bâclé ou hâtif, qui exprime plutôt une vaine tentative de révolte qu'une volonté de produire une œuvre. Ces peintres désespérés s'interrogent sans doute sur la possibilité ou sur la nécessité de l'art lui-même. Et pourtant, face à la précarité des valeurs culturelles, la technique, un savoir-faire plus ou moins habile et maîtrisé, peut restaurer la complexité des réalités futiles ou nihilistes en traçant les contours précis d'un au-delà du vide qui ne cherche pas seulement à mimer ses incertitudes et ses tâtonnements. En faisant la poésie de la poésie, ou la musique de la musique... il n'est pas indispensable, en effet, de se couper des vérités complexes qui situent ces répétitions sur l'horizon de la vie, horizon qui peut toujours être symboliquement contenu et interrogé :

"Si un jour

Les murs et les choses

Frémissent dans leurs songes

Je dirai : Espoir et cendres" [3)

  Lorsqu'un artiste renonce à ses propres valeurs, et au monde naturel et humain, il refuse de constituer une œuvre authentique. Et si quelques formes parviennent parfois à dialoguer entre elles, leur élan avorté, sans finalité vive, se perd dans son propre vide. L'artiste exprime alors la visqueuse présence de son travail incertain et prouve l'échec de tous ses désirs, le triomphe d'un éphémère brutal, ainsi qu'un silence vide de sens, sans doute vite condamné à l'oubli. Il parle pour dire l'impossibilité de dire. En un seul jet, tout le hasard s'est déposé...pour rien.  À quoi bon parler de ces fruits déjà secs !

   Néanmoins, lorsqu'elles sont authentiques et ouvertes sur l'universel, les images de l'art sont toujours des abstractions : "Tout art est abstrait." (Matisse). Et de tout temps, la suppression du superflu fut une nécessité, soit en se concentrant sur des diagrammes de chaos (taches, effacements) comme dans l'abstraction lyrique (par exemple chez Léon Zack), soit en stylisant, en schématisant, en créant des paradigmes ou d'intelligibles distances comme dans l'abstraction géométrique (Mondrian).

   Les germes d'ordre sont alors des codes ou les symboles analogiques de quelques objets : "La nouvelle plastique est l'équivalent de la nature" (Mondrian). Cette forme d'abstraction rigoureuse paraît, sans doute à cause de ses silences et de son hermétisme, portée par des schèmes peu humains. De plus, par son absurde prétention puriste (contraire à la multiplicité indéfinie des forces vitales) et par le désir insensé de créer des images nécessaires, éternelles et absolues, l'abstraction géométrique est souvent conduite vers un inéluctable vide formel. Paul Klee n'y voit d'ailleurs qu'une fuite vers l'au-delà ou vers quelque froid romantisme : "On abandonne la région d'ici-bas pour aller construire de l'autre côté dans une région au-delà qui peut au moins exister intacte. Abstraction. Le froid romantisme de ce style sans pathos est inouï. Plus ce monde (d'aujourd'hui précisément) se fait épouvantable, plus l'art se veut abstrait, tandis qu'un monde heureux produit un art porté vers l'ici-bas." [4]

   Quelles folles amertumes ont dû précéder ou accompagner ces créations qui se voulaient absolues, autarciques et autonomes ? Et à quoi bon privilégier des structures toujours désespérément ou naïvement ordonnées ? La peur serait-elle la seule inspiratrice ? Pas seulement, même si "la conscience tourmentée trouve le repos dans la loi géométrique" (Worringer). Le risque de régression vers le signe pur était grand. Il fut atteint par l'art conceptuel. Ce dernier ne manifeste-t-il pas alors une tentative, sans doute à la fois triviale et académique, de privilégier le dérisoire ? Le monde fut ainsi présenté sur l'écran stérile d'une modernité fascinée par son propre vide qui s'interrogeait pourtant sur l'échec de la représentation et de l'expression.

   À l'opposé, l'abstraction rêvée, mesurée et subjectiviste de Kandinsky ou de Paul Klee exprime tout le dynamisme de la réalité naturelle et humaine. Le monde intérieur paraît alors grouillant de structures aléatoires. Mais est-ce vraiment nouveau ? La peinture figurative a toujours fait la même chose : "L'art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant." [5] Quoi qu'il en soit, d'une manière très pertinente, l'abstraction d'un style naturel, simple et pourtant très singulier, permettait à Paul Klee "d'atteindre, au-delà de la forme, le mystère même de la vie." 

 

[1] Grimaldi (Nicolas), L'Art ou la feinte passion, P.U.F. 1983, p. 126.

[2] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t.1, liv. II,  § 326.

[3] Poème de Léon Zack (sous le pseudonyme de M. Rossiansky), Commentaires du silence, éditions Lafranca, Locarno, 1972.

[4] Paul Klee, Journal, Grasset, 2004, p. 328.

[5] Gauguin, lettre à Émile Bernard, le 14.8.1888.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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