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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Comment sortir de l'obscur ?

Elise PERRIN-DESTRAZ

Elise PERRIN-DESTRAZ

   Le fait de la présence des choses (y compris dans leur imprévisible devenir) requiert, notamment pour être re­connu, le fait de la pensée de cette présence, c'est-à-dire un rapport dyna­mique entre deux faits distincts, mais insé­parables : l'un sensible (de l'appa­rence de quelque chose), l'autre intellectuel (de la conscience plus ou moins claire de sa dispari­tion). Or le rapport dynamique d'un fait par rapport à d'autres faits a pour concept l'événement, c'est-à-dire le fait d'un passage vers un autre fait (ou vers plusieurs faits). Et cet événement est d'ailleurs inscrit dans la vie même du deve­nir de la Nature qui, comme pour Spinoza, constitue sa réalité aussi bien naturante (créatrice) que naturée (uniquement donnée à chacun à partir des mondes multiples créés par elle).

   Cela signifie qu'il y a une primauté de ce rap­port dynamique, la primauté du devenir entre les faits sur les faits eux-mêmes, et qu'il n'est donc pas souhaitable de séparer les faits de leur contexte hu­main et naturel, comme le ferait une interprétation seulement fondée sur des faits positifs, statiques ou abstraits. Dès lors, comment penser les événements dans leur imprévisible devenir ? La pensée sensible, éloignée du silence supposé inhérent à toute pensée pure, s'étire d'abord dans l'incertitude. Et sans la conscience d'un décalage entre l'éternel et le temporel, il n'y aurait pas de pensée possible. En tant qu'événement éternellement créateur de nouvel­les formes, de nouvelles relations, de nouveaux mondes ou de nouveaux ensembles cohé­rents, la Nature reste inconnaissable ; la méta­phore de l'obscur est alors pertinente pour l'exprimer. Mais, comme pour toute méta­phore, cette image donne plus à penser qu'elle ne pense elle-même poéti­quement ; elle ignore une éventuelle sortie de l'obscur, un dépassement de l'abîme vers un peu de clarté.

   Pour cela, dans des situations tragiques, faut-il sortir de l'obscur sans savoir pourquoi et fuir, ou bien faut-il voir le clair à partir de l'obscur, «clarum per obscurius», c'est-à-dire expliquer le clair par l’obscur ; cette obscurité contenant pour Lagneau sa propre lumière ? [1] Les tragédies de l'existence nous rendent muets, mais elles attisent pourtant nos imaginations, car notre pensée est diversement sensible : elle voit sans entendre, et elle entend aussi sans voir, peut-être parce que le silence favorise sa concentration. Dès lors, s'il n'y a pas souveraineté de la conscience intentionnelle, notamment à cause de la multiplicité de nos organes sensoriels, soit rien ne commence absolument à partir d'une conscience, soit, comme pour Bachelard, tout commence par l'épreuve de l'obscur : "Dans le règne de la connaissance elle-même, il y a ainsi une faute originelle, c'est d'avoir une origine ; c'est de faillir à la gloire d'être intemporel ; c'est de ne pas s'éveiller soi-même pour rester soi-même, mais d'attendre du monde obscur la leçon de lumière." [2]

   Pourtant, dans des situations de détresse, tout se passe comme si, en nous, quelque chose ne voulait pas mourir. Une lumière imperceptible semble alors défier l'obscur et apaiser les sentiments en les concentrant sur un point qui semble sorti du puits des ténèbres pour faire prévaloir sa vision pénétrante. Cette intense lumière est une irradiation qui s'empare de notre esprit et qui échappe à toute analyse. Et, dans la brève durée de sa présence pour une conscience étonnée, ce point lumineux fait penser qu'il remonte peut-être de l'abîme, qu'il est sorti de l'obscurité des pires sentiments, notamment de ceux qui nourrissaient le nihilisme de Nietzsche, notamment lorsque tout lui paraissait vain, en vain, et que s'imposaient un torturant gaspillage de la force ainsi qu'une absurde honte de soi-même…

   Du reste, aucun être humain ne trouve en lui-même sa propre lumière. Cette dernière, non substantielle, souvent nommée conscience, est une sorte de trait d'union métaphorique entre soi-même, le monde et les autres. Cette clarté naturelle, source d'intelligibilité, est donc relationnelle et rationnelle au sens où elle crée des rapports clairs et distincts entre les choses. Pour le dire autrement, relationnelle, la lumière rend objectivement visible l'extériorité en étant elle-même invisible, donc en restant étrangère à elle-même ; rationnelle, la lumière de la pensée donne la vision (le savoir, même encyclopédique) des choses à l'esprit qui, d'abord inconscient, se découvre ensuite dans sa capacité à être lui-même et à s'ouvrir pourtant sur son altérité.

   En tout cas, lorsqu'une existence humaine approche du gouffre obscur de la mort, c'est-à-dire de l'image de sa propre nuit, dans des souf­frances et dans des peurs impossibles à nom­mer et à penser puisqu'elles fusionnent avec tout son être, le pathos de la vie ne trouvera au­cune autre issue que celle de se transfigurer en vie libre de l'esprit, en une vie capable d'associer la lumière des concepts (ces formes du vrai) à l'obscurité des affects, entre connaître et sentir, surtout afin de distinguer la clarté (une pensée singulière et raison­nable) et l'obscurité inhérente à la totalité infinie de la Nature qui rassemble tous les mondes finis.  

   Pour éviter toute dérive vers une métaphysique idéaliste de l'Obscur qui serait uniquement la source d'images, de poésies, voire d'une nuit mystique, un jugement de réalité (vivre) devrait être complété par un jugement de valeur (bien vivre), c'est-à-dire par un jugement synthétique qui donnerait un sens clair à ce qui est important et une ouverture à chaque jugement de réalité.

 

[1] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, De la métaphysique,  P.U.F. 1964, p.96.

[2] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio-essais n°4197, 1973, p.5.

Comment sortir de l'obscur ?

F. Table des matières

 

A. Prologue

 

a) Amour, vie et vérité (p.7)

b) Comment sortir de l'obscur et prendre conscience ?

c) La transversalité du plaisir : la jouissance, le bien-être, le bonheur, la béatitude et la félicité

 

B. Bien vivre pour philosopher

 

I. Première perspective critique : l'instinct, la sensation et la jouissance (p.17)

 

a) Nietzsche, instincts et vérités

b) Sentir

c) Une possible logique des sensations

d) Les modalités du plaisir

e) Jouir de la vie

f) L'impersonnelle jouissance sexuelle

g) La folle jouissance hors limite de la transgression

 

II. Critique de la douce passivité du bien-être (p.32)

 

01.  L'étrangeté naturelle du bien-être

a) Le vide de l'indifférence est nié par l'épreuve du bien-être

b) L'inconscience des besoins et la tendance indéfinie au bien-être

c) L'impossibilité du bien-être dans la survie

d) Les sensations légères du bien-être

e) De la sensation au sentiment euphémisé du bien-être vécu au quotidien

f) Le bien-être, naturel et innocent, des jeux de la rêverie

 

02. Comment le bien-être naturel est-il perverti par des normes sociales et économiques ? (p.44)

a) Le changement historique des valeurs

b) L'idéologie quantitative et inéquitable du bien-être dans la société de consommation

c) La perversion du bien-être par l'idéologie utilitariste qui promeut un individualisme narcissique

d) Des êtres collectifs abêtis par leur passion de posséder et enfermés dans le cocon marchandisé et inactif de leur bien-être 

e) Un bien-être sans aura où les œuvres d'art sont standardisées par un système économique qui remplace les originaux par des séries

f) De l'utilité vitale à celle de l'esprit

 

III. Les perspectives du bonheur et de la béatitude

 

01.  Comment le bonheur résiste-t-il au malheur ? (p.60)

a) Le bonheur comme dépassement du malheur

b) L'exubérance du bonheur

c) Les bonheurs mensongers de l'art idéaliste et le bonheur de peindre de Claude Monet

 

02. La subjectivité du bonheur (p.71)

a)  Des bonheurs singuliers

b) Le bonheur et la création incertaine de soi

c) L'intensité variable du bonheur dans l'amour

 

03. Divers bonheurs exemplaires (p.84)

a) Le bonheur des sages

b) Le bonheur dans le renoncement bouddhiste

c) Le bonheur de contempler

 

04. La béatitude (p.97)

a) La béatitude comme joie suprême et comme vertu chez Spinoza 

b) La béatitude naît d'un accord avec la perfection de la Nature

 

C. Philosopher pour mieux vivre

 

I. Des raisons multiples (p.105)

 

01. Les limites du négatif

a) La détermination négative

b) Le refus du négatif

c) Le dépassement du subjectif et de l'objectif

 

 

02. Des évidences subjectives (p.110)

a)  Une sérénité subjective

b)  Vers de sereines pensées plutôt claires  

 

03. Des certitudes provisoires (p.115)

a) La certitude procure une brève joie de vivre

b) Des  pensées distinctes et en devenir

 

II. La liberté créatrice

 

01. La liberté dans la nécessité (p.119)

a) Créer ses propres perspectives pour mieux vivre

b) Philosopher librement dans l'amour de la nécessité

c) Créer des libertés solidaires

 

02. Créer ses propres dépassements (p.129)

a)  Quelles libérations intellectuelles pour mieux vivre ?

b) L'amour de la vérité et de la perfection

c) Créer une ouverture de sa vie sur l'infini

d) La pensée philosophique crée des moments de félicité

 

D. Épilogue (p.141)

 

a) Le philosophe solitaire s'étonne, médite et transfigure les banalités

b) La lumineuse vertu du philosophe

c) Bien vivre pour philosopher et philosopher pour mieux vivre

 

E. Index des auteurs cités (p.155)

 

F. Table des matières (p.157)

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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