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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le naturel et l'artificiel, le masculin et le féminin

David, Le Serment des Horaces (1784)

David, Le Serment des Horaces (1784)

  Le naturel fascine immédiatement, brutalement, complètement, alors que l'artificiel séduit par ses leurres enveloppants. Entre ces deux aliénations, le neutre reste en retrait, il précède toutes les divergences. Il refuse en effet aussi bien la fascination que la séduction, et a fortiori leur éventuelle relation. Car toujours la séduction surgit à partir de l'effacement ou de la falsification des différences (entre l'art et la nature par exemple). Elle aime la confusion, elle l'entretient. L'artifice prétend ainsi triompher du naturel immédiat en faisant oublier ce dernier.  

   En tout cas, la puissance d'une forme séduisante est enveloppante et en même temps déroutante. Voilée, elle crée du multiple, divers changements, des modifications inatten­dues. Elle nourrit ainsi des rapports fantasmés et troubles qui dérangent la pensée. Et chaque fois que quelqu’un résiste un peu, chaque fois qu’il refuse ces violences sournoises, il reste tout de même possédé par l’objet séduisant en recréant indéfiniment son assujettissement sous un mode imaginaire. Le duel demeure, même lorsqu'il est fui. Sa trace violente n’est pas effacée, car celui qui est attiré par des apparences aléatoires, fictives, reste longtemps possédé par la prééminence de ces jeux confus et inachevés.   

   Pour une pensée sensible, rigoureuse et soucieuse de créer des valeurs, une distance entre les intuitions sensibles et les concepts est donc requise ; tout en sachant qu'elle varie à chaque instant. Dès qu'il est possible de penser les déplacements, chaque valorisation d'une séparation serait pure violence ou bien fascination du néant. Les mots, par exemple, désignent les choses en mainte­nant un écart avec leurs concepts (généralisation), et à d'autres moments ils se transportent vers les choses en cherchant à les recouvrir (métaphores). Lorsque les deux opérations, ordinaire­ment non simultanées, fusionnent, la violence de l'oxymore triomphe : la pensée est éjectée.

   Néanmoins, il est possible de penser autrement que par cette collision des contradictoires. Il suffit de refuser les réductions caricaturales, les différences absolues entre les catégories. Le naturel n'est pas sans art ni l'art sans un rapport à la nature. Par le même refus, le masculin n'est pas le contradictoire du féminin, et l'artifice (ou le maquillage) n'est pas l'apanage du seul féminin : il sert un désir, commun à chaque existant, de plaire à l'autre. 

   Lorsque l'artifice domine, la technique est utilisée à la fois comme fin et comme moyen. Elle engendre les futilités de l’art pour la technique ou de la pensée pour le pouvoir (la communication). Chacun se délecte alors de formes ravissantes ou audacieuses, mais sans aucun rapport avec la réalité existentielle qui les crée. La séduction triomphe en imposant son très subtil art de tromper, au reste inséparable de l'art de plaire comme l'a explicité Agnès Lontrade : "La séduction, associée aux artifices du coloris qui sait peindre la sensualité de la chair (…) retrouve sa définition étymologique première qui est de plaire aux yeux, mais aussi de les tromper, de les détourner du réel pour les immerger dans un univers artificiel."[1]  
   Certes, le décoratif pourrait perdre sa dimension futile au sein d’un champ social qui y reconnaîtrait les symptômes de ses faiblesses en se donnant ainsi des moyens de critique objective… Car pourquoi vouloir un art de plaire par la tromperie ? Une œuvre complètement artificielle et futile paraît vite dérisoire. Or il y a du naturel dans l'art, comme il y a de la force dans toute faiblesse. Il est donc absurde d'accentuer de manière excessive, comme l'a fait Baudrillard, les différences entre le masculin et le féminin en attribuant la puissance de la séduction au seul féminin et en affirmant que ce dernier n'est pas "de l'ordre du réel (…) de la force (…) du rapport de forces." [2]

   En réalité, si le féminin n'est pas exclusivement déterminé par le principe de plaisir, il n'est pas davantage caractérisé par l'artifice, le maquillage, la parure, la fragilité, le signe et le rituel… Et le pouvoir de la sexualité masculine, dite phallique, ne devrait pas s'attribuer le principe de réalité. De plus, si Baudrillard avait raison, la force brute du masculin relèverait d'une séparation barbare ; méchante caricature ! Enfin, dans cette hypothèse excessive l'indifférenciation sexuelle serait une neutralisa­tion (factice) qui exclurait toutes les tendances en mêlant les différences…

   Par ailleurs, afin de colorer son propos, Jean Baudrillard n'hésite pas à convoquer la "quadriphonie du sexe" qui serait inhérente au cinéma pornographique. À la séparation du masculin et du féminin s'ajouterait une hallucination du détail, une hallucination destinée à nourrir un voyeurisme de l'exactitude. Cette quadriphonie ferait confusément triompher, à partir d'une violente opposition entre le masculin et le féminin, le caractère artificiel de la représentation d'une réalité (sans aucun masque), dénudée, qui serait plus réelle que le réel. Le cinéma pornographique servirait ainsi de cadre à des épreuves attirantes qui feraient comme si des représentations hyperréalistes étaient pertinentes pour interroger le conflit entre la sexualité trop marquée du masculin, et celle non marquée du féminin (abusivement assimilée par Baudrillard à un degré zéro).

   Or cette séparation illusoire paraît surtout perverse puisqu'elle privilégie le voyeurisme de l'exactitude. Pouvait-il en être autrement ? En fait, chez Baudrillard, le neutre ignore toute virtualité. Il agit comme une force qui impose "l'exténuation de la marque sexuelle", c'est-à-dire qui neutralise la sexualité trop marquée du masculin capable d'exhiber son phallus monstrueux, sacré et fascinant.

   Certes le cinéma pornographique, qui vise "la limite paradoxale du sexuel", se déploie dans un espace fermé et réduit où les violences érotiques accomplissent, sans retenue, la recherche d'une suprématie irrationnelle de la force. La violence du conflit se trouve d'ailleurs amplifiée par l'enfermement. Elle n'est pourtant que de l'ordre de représentations polarisées où l'exténuation perverse de la marque sexuelle masque la spirale de signes exagérément contradictoi­res. Ces signes mettent au jour une caricaturale "béance indéterminée" de la sexualité féminine dite "mouvante et diffuse" qui chercherait à neutrali­ser le masculin. Cela paraît fort douteux s'il est vrai que le masculin est également différencié par sa propre fragilité (phallique).

   En fait, le processus apparemment dialectique de Baudrillard ne résout pas les conflits. Il ne fait que les déplacer entre les deux catégories inconnaissables et caricaturales du masculin et du féminin. Il ne renvoie donc pas à quelque vérité non violente du neutre, mais à l'épreuve d'une fascinante néantisation. Baudrillard reconnaît d'ailleurs son paradoxe : "Le neutre n'est jamais neutre. Il est saisi par la fascination." Cette neutralisation néantisante, inséparable du désir de l'Impossible ainsi que des catégories conflictuelles de la sexualité, n'est jamais tout à fait accomplie, y compris lorsque le féminin viole le masculin en exhibant sa jouissance déchaînée, voire hystérique.

   Au reste, dans de multiples œuvres d'art érotiques, le féminin sait devenir masculin, comme la mentula (le pénis) peut devenir phallus, comme la vulve se transforme en œil critique sur le fascinus, car chaque point de vue, déterminé par le seul jeu des fantasmes, épouse les fluctuations instables et souvent contradictoi­res des désirs. Ou bien s'il n'y a plus ni féminin ni masculin… c'est le pouvoir du vide qui se joue des paradigmes en ne faisant pas longtemps différer le moment où le sexe méduse et détruit, comme Gorgone et ses vipères aux cent têtes. Le masque de Gorgone associe alors l’effroi à la castration. Un autre exemple est encore plus explicite, celui de la prêtresse et déesse Baubô (Βαυβώ). Femme de Dysaulès qui habitait Éleusis, elle est à la fois ventre et bouche, à la fois sexe et visage, c’est-à-dire un étonnant visage pubien.  

   Un autre exemple, à la fois artistique et politique, conteste la possibilité d'une coupure entre ces deux catégories ontologiques : celui du peintre David. L'absurde séparation des catégories du masculin et du féminin, fruit d'une antique mythologie qui persiste encore aujourd'hui, ne conduit certes pas le peintre à une critique, mais à un déplacement des valeurs : des vertus héroïques de la virilité combattante - dans le théâtral Serment des Horaces (1784) - vers des vertus féminines qui s'opposent courageusement à la violence guerrière des frères et des maris dans les Sabines (1799). David semble préférer, dans cette œuvre, les forces protectrices ou restauratrices de l'ordre à celles, plus viriles, de l'agression. La femme symbolise alors une nouvelle légitimité capable de réconcilier la loi et le désir. À ses réelles qualités (pas seulement de charme et de sensualité) s’ajoute une paisible et confiante sérénité en un avenir non violent qui ne sera plus viril et agressif, mais protecteur, voire conservateur...

   Depuis l’époque de Marat à son dernier soupir (1793), la femme n’est plus représentée par David comme criminelle, voire larmoyante et inactive dans d'autres œuvres. Pacifica­trice, elle s'interpose, refuse les conflits meurtriers ! Elle n'est plus l'objet des plaisirs gracieux de la société aristocratique renversée, elle n'est plus l'objet d'un hédonisme très raffiné, elle incarne désormais d'autres valeurs. Ainsi, dans sa représentation fantasmée du féminin, David, remplace-t-il l'idéal d'une beauté éternelle par les charmes de l'éphémère !

   Depuis la Révolution, les valeurs se déplacent : de l'antique vers le présent, de la fascination vers le charme, du politique vers l'éthique, de l'idéal vers le réel, et surtout du masculin vers le féminin. Une hybridation serait-elle préférable ? Non, mais plutôt une libre association des contraires. Cette association, comme celle de l'individuel et du collectif par exemple, n'exclurait pas les tensions, mais elle conduirait à un troisième terme qui les rendrait paisiblement cohérentes. Car le féminin n'est pas une catégorie ontologique séparable de celle du masculin. Il est un attribut formel insaisissable qui exclut les discriminations et les identifications en relevant autant d'une culture que de la nature, et en fécondant un possible et souhaitable amour serein des différences.

P. 104 de L'ART et LE NEUTRE

 

[1] Lontrade (Agnès), Le Plaisir esthétique - Naissance d'une notion,  L'Harmattan, 2004, p. 48.00

[2] Baudrillard (Jean), De la séduction, L'horizon sacré des apparences, Denoël/Gonthier n° 211, 1981, pp. 67, 48, 55, 42, 64, 84.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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