Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Juin 2023
Sachant que chaque conception fait en même temps intervenir l’imagination (reproductrice ou créatrice), il n'est pas possible de penser clairement la distance entre l'extension et la concentration d’une représentation.
Cette complexité de la pensée tendue entre deux pôles se retrouve, à un degré moindre, au cœur des œuvres d'art qui participent à la fois à une évasion vers l'irréel et à une présentation du réel. Comment interpréter cette confuse indétermination ? En fait, les images, y compris celles de l'art, en même temps voilent et dévoilent… avant d'ouvrir leur jeu sur d'autres images. Or la rencontre de ce en même temps, de cette concentration sur un seul instant, dépend surtout de celui qui en est l'auteur, notamment de son goût pour la métaphore, pour la condensation symbolique, qui simultanément concentre (ou superpose) deux images (l'une voilante l'autre dévoilante).
Et ce goût peut conduire jusqu'à désirer des métaphores de métaphores, c'est-à-dire presque des concepts, des quasi- concepts qui ne font que répéter l'impossibilité de concevoir une distance (sans doute minime) entre l'acte de l'extension et celui de la compréhension. Le désir vient ensuite brouiller les pistes. Il peut emprisonner l'extension dans la concentration en créant un rapport explosif à l'intérieur de la métaphore : un oxymore, comme c'est souvent le cas chez Nietzsche. La pensée métaphorique, fusionnelle, privée de toute distance intime, sombre forcément dans le chaos, dans la nuit du concept, comme lorsque Blanchot rapporte la force du concept à "la négation propre à la mort".[1]
À l'intérieur de sa propre philosophie, la méthode symbolique de Nietzsche permet certes toutes les audaces irrationnelles : fustiger la décadence et prophétiser le surhumain en dehors de tous les concepts. Les métaphores retrouvent ainsi une valeur pendant que le concept reste une image usée, un résidu de métaphore, c'est-à-dire un "os octogonal comme un dé" [2]qui, eu égard au pragmatisme, ne vaut rien.
Mais Nietzsche n'en reste pas à cette usure de la transposition poétique. Il a aussi une intuition métaphysique très positive lorsqu'il crée la métaphore de l'éternel retour, ce fondement de la vérité du devenir du réel. Qu'en penser ? Pour une philosophie de l'art cette vérité métaphysique a le mérite de rendre compatibles le retour des formes en même temps que le jaillissement de quelques nouveautés…
Dans l'art, les concepts classiques de l'imitation et de la répétition sélective sont alors remplacés par celui de création imprévisible, indéfiniment variée et singulière. Si aucun point de vue privilégié ne l’emporte dans une image (il y a un nombre indéfini d’interprétations, donc de perspectives), l’intervention de l’interprète prolonge la production de la métaphore. Chez Nietzsche, en l'absence d'un tiers capable d'accorder la répétition et la nouveauté, c'est le divin hasard qui fait la loi. Ainsi tout rapport possible au neutre est-il supprimé par la vision de l’éternel retour qui rend toute pensée étrangère à elle-même et inquiétante : elle se perd dans l'abîme d'un retour sans fin !
Puis, les choses et les pensées étant diversement expulsées, la familiarité de l’Umwelt (de l’être pris dans le monde) se brise… Surpris par l’idée de l’éternel retour, Nietzsche, le penseur de l’extrême, est brutalement frappé de stupeur. Le temps semble s'être arrêté. Il s'est bloqué sur un instant. Ou bien le cercle tourne pour rien dans un moment trop bref. L’interprète ne peut plus interpréter. Il disparaît en tant qu’interprète (folie du dédoublement ; car c’est aussi Dionysos qui interprète). Et il n’y a rien à interpréter dans un instant qui revient éternellement pour disparaître ensuite. Ainsi le cercle du retour éternel produit-il un prodigieux court-circuit que nulle pensée logique ne saurait supporter ! L’éternel retour crée ainsi une existence sans but, car tout est défait par les forces chaotiques d’une nature divinisée par Dionysos. La métaphore délirante de l’éternel retour émiette en effet le Tout en faisant coïncider deux images opposées dans l'oxymore de Midi-Minuit : celle d'un commencement qui coïncide avec une fin (Minuit) et celle d'une fin qui crée un commencement (Midi). Ne subsiste plus qu'un étrange rapport entre le néant à venir (de l’interprétation) et le néant du présent (de l’interprète).
En tout cas, chaque métaphore inspire des sens multiples qui nient toute éventuelle unification rationnelle ou métaphysique du réel. Pour un entendement qui demeure toujours"superficiel", [3]il n’y a pas de vérité essentielle, pas de centre, pas de chemin : "La vérité dernière qui est celle du flux éternel de toute chose ne supporte pas de nous être incorporée; nos organes (qui servent la vie) sont faits en vue de l’erreur" .[4]
En créant des sens équivoques, chaque métaphore éloigne ainsi de toute vérité stable et définitive. Les représentations idéalistes de la transcendance illusoire de la lumière ou du soleil sont anéanties. Plus d’héliotropisme simple, tout gravite autour d’autres soleils, vers de nouvelles étoiles. Le cocher de Platon a perdu attelage et chevaux. Et, en forçant les hasards à danser comme des étoiles, une harmonie musicale surgit, à l’heure de midi peut-être, sans autre chef d’orchestre que celui qui reste amoureux de l’innocence du devenir. Sur des tapis d’étoiles, la tente multicolore de cette nouvelle métaphysique dionysiaque crée l’ontologie d’une dispersion et d’une concentration éternelles. L’instinct suffit alors pour faire graviter des étoiles autour de soi, dans la légèreté et dans la lourdeur, d’une manière moins lointaine et statique que dans le ciel de Kant… Le soleil de la vérité (universelle et nécessaire) est ainsi totalement nié et remplacé par son envers ténébreux.
Il y a pourtant une autre voie possible. Intermédiaire, elle conduit vers des gîtes provisoires où les vérités du devenir sont inspirées par l'idée du neutre. Sur cette autre voie, les concepts ne sont plus superficiels, froids, décolorés. Ils sont provisoires, actifs, mobiles, ouverts, variables et surtout inventifs comme chez Bachelard. Non saisis par ce qu'ils voudraient saisir, ils ne sont pas les coquilles vides de quelques réalités dépassées, mais des témoins passagers, lucides et discrets, qui accompagnent les formes de la pensée et de l'art…
[1] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p.49.
[2] Nietzsche (Friedrich), Le Livre du philosophe, 1872 - (Das Philosophenbuch - Theoretische Studien), trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion n°29,1969, pp.181 et 185.
[3] Nietzsche (Friedrich), Le Livre du philosophe, op. cit, § 54.
[4] Nietzsche (Friedrich), La Volonté de puissance, (Der Wille zur Macht), Œuvre posthume (Nachgelassene Werke), Trad. G. Bianquis. Paris, NRF., Gallimard, 1942.tome II, § 178.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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