Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Mai 2025
Détail de : Écho et Narcisse par John William Waterhouse. Walker Art Gallery, Liverpool. Ce tableau a été reproduit sur la couverture de Clinique du narcissisme : L'adolescent et son image par Houari Maïdi, Armand Colin,2012.
Eu égard à la manifestation objective et subjective d'un moi qui se pense d'une manière différente lorsqu'il se saisit intellectuellement ou sensoriellement, il est difficile de concevoir d'une manière pertinente ce qu'est une singularité. En fait, cette dernière n'est pas donnée comme le serait une chose, car, si elle le décide, elle est, un clair instant, le sujet d'elle-même, c'est-à-dire le sujet des relations qu'elle a avec l'éternelle et infinie Nature, avec des fragments de ce monde terrestre fini, mais aussi avec sa propre finitude existentielle en devenir, ainsi qu'avec les autres êtres vivants, notamment humains.
Dans cette réalité complexe, chaque moi est ainsi déterminé dans et par les relations intellectuelles et matérielles qu'il instaure ou subit, et ces relations, toujours changeantes, fondent pourtant les multiples repères qui permettent de clarifier sa très faible compréhension. En conséquence, le seul face à face d'un moi avec lui-même ne saurait produire que des interprétations mythiques, car il ne ferait qu'enfermer une singularité dans ses seuls reflets, au reste insaisissables. Chaque solipsiste face à face d'un moi avec lui-même crée en effet un cercle qui ignore sa fin et son commencement, mais qui ignore surtout toute l'altérité qui n'est pas conforme à l'image de son propre moi narcissique.
Au demeurant, ce désir de saisir son ipséité est idiot parce que, conformément à son sens étymologique, ίδιώτης signifiant en grec un simple particulier, tout attachement solitaire et asocial à soi-même mêle très confusément l'abîme inhumain et sans fond d'un monde subjectif plutôt rêvé, à un moi qui se désire tout en se sentant dominé par l'absurdité ou l'incompréhension de sa propre existence. Par son attachement à lui-même, l'idiot, même s'il est intelligent, est prisonnier de son propre miroir en de quelques reflets fictifs et extravagants. Il se détermine alors comme penseur privé, solitaire, limité, uniquement maître de son propre cercle imaginaire.
En réalité, par son enfermement idiot dans sa propre réalité brute, répétée et définitive, Narcisse est bêtement fasciné par sa propre image, par celle qui lui apparaît dans sa plus banale répétition, comme en une photographie qui serait sans auteur. La structure de l'image de l'idiotie est en effet le cercle, mais cette structure harmonieuse est néanmoins séparée des forces matérielles qui pourraient lui donner vie. Enfermé dans l'absurdité de sa propre identité figée, l'idiot est condamné à errer dans le non-sens de ses fictions, lesquelles peuvent le conduire par exemple, comme le pensait Nietzsche, dans la folie circulaire d'un délire mystique qui irait des convulsions de la pénitence à l'hystérie d'une rédemption.[1]
Quoi qu'il en soit, c'est toujours dans et par son imagination qu'une singularité peut assurément être transportée en elle-même ou hors d'elle-même. Elle sent alors un peu ce qu'elle pense, ce qu'elle désire penser, mais elle pense très difficilement le dépassement de ce qu'elle éprouve dans le devenir changeant de son destin terrestre. Pourtant, lorsqu'elle se crée elle-même, elle peut se vouloir également raisonnable en accordant les structures de sa pensée au devenir des forces qui interfèrent pour moduler ses relations pertinentes avec des objets. Alors, une singularité se découvre en faisant intervenir les repères qui fonderont la compréhension provisoire de ses relations avec la Nature, avec ce monde et avec les autres. Et la singularité ainsi découverte ou créée n'est ni celle d'une personne pure, ni celle d'un moi idiot, parce que narcissique, ni celle d'un banal individu abstrait ou sot (impersonnel), lequel serait construit par un moi social, collectif, donc multiple.
Plus précisément, chaque singularité peut surtout créer, en elle-même et par rapport aux autres, sa propre différence à partir de la qualité de son propre vouloir qui n'est alors fondé ni sur des fantasmes, ni sur un sujet pur et abstrait, mais sur une mystérieuse relation ordonnée entre des sensations et des structures intellectuelles, c'est-à-dire avec des concepts qui sont des repères provisoires, actifs, mobiles, ouverts, variables et surtout inventifs. Non saisis par ce qu'ils voudraient saisir, les concepts ne sont pas nécessairement les coquilles vides de quelques réalités dépassées, mais des témoins passagers, clairs et discrets, qui structurent un peu les sensations, les émotions et les représentations intellectuelles. La singularité de chacun est ainsi suspendue à ce qui la constitue et à ce qui la reconstitue à chaque instant, c'est-à-dire à un point de cohérence, qu’elle doit certes toujours rechercher. Ce rapport permet en tout cas de dissiper l'éventualité d'un moi mythique et souverain qui prétendrait être la conscience définitive du réel ou de soi-même.
Par delà toute illusion, l'impossibilité de connaître complètement son ipséité révèle pourtant que, dans chaque singularité, les variations d'un caractère ou d'un tempérament sont néanmoins inséparables de quelques repères qui sont, comme l'illustre précisément un tableau de Paul Klee intitulé Foudre physionomique (1930), soit des invariants, soit des structures dynamiques, soit des rapports de force.
Dans ce tableau, Paul Klee a en effet associé plusieurs repères qui structurent et qui instaurent la représentation fictive d'une singularité humaine. Le premier repère est un invariant d'ordre métaphysique ; il affirme l'infinité de la Nature qui domine toutes les réalités. Cette infinité est évoquée par le fond noir qui entoure un visage arrondi, lequel renvoie peut-être à la source souveraine du surgissement éphémère des apparences à partir d'une obscure antériorité.
Un deuxième repère intervient, il instaure une relation constante entre la forme circulaire d'un visage impersonnel et ce qui le caractérise un peu : des yeux, un nez et une bouche. Certes, ce visage est lunaire puisqu'il semble recevoir sa lumière d'un dehors aussi infini que l'obscurité qui l'entoure.
Le troisième repère est dynamique ; il est constitutif de la présentation d'un visage singulier qui semble participer au devenir éternel d'un jeu uniquement terrestre, sans commencement et sans fin, entre le clair et l'obscur, une organisation et un chaos. Ce jeu qui unit et qui sépare en deux un visage très singulier, entre apparition et disparition, dans l'instant d'un éclair, fait surgir le schème d'un zigzag qui exprime le devenir d'une singularité, laquelle, traversée par les doutes et les hésitations d'une conscience, vibre au sein de ses contradictions. En un éclair, chaque singularité n'est-elle pas présente à l'éternité, puis absente à elle-même ?
En fait, tous ces repères sont liés par une tension vitale entre le clair et l'obscur, entre une apparition et un effacement. L'image d'une singularité est ainsi révélée dans la dynamique de son expression structurée et hésitante qui recouvre d'ailleurs un peu celle de Paul Klee: "Mon moi constitue tout un ensemble dramatique. Là, surgit un ancêtre prophétique. Là, hurle un héros brutal. Là, discute un bon vivant alcoolique avec un savant professeur. Là, chavire une artiste lyrique chroniquement amoureuse. Là, le père s'oppose avec pédanterie…"[2]
Le moi du peintre était ainsi mû, parfois très douloureusement, par une grande complexité qui n'ignorait pas la nécessité de repères très importants pour ordonner son avenir imprévisible : "À de lucides moments, il m'arrive d'embrasser d'un coup d'œil douze ans d'évolution intérieure de mon propre moi. D'abord le moi convulsif, le moi affublé de grandes œillères, puis la disparition des œillères et du moi, et maintenant peu à peu un moi sans œillères. Il était bon de ne pas tout prévoir." [3]
Cette inéluctable complexité était d'ailleurs vécue par Paul Klee dans une constante tension entre deux possibilités, l'une qui unifiait ses actions, et l'autre qui les dispersait dans divers écarts psychologiques, c'est-à-dire dans de multiples hésitations entre un pesant narcissisme et une possible élévation spirituelle : "Je défendis le Moi, distinguant entre un Moi égocentrique et un Moi divin." [4]
Par ailleurs, dans la littérature, le risque a toujours été grand pour les auteurs de renforcer leur narcissisme en cherchant à s'identifier à des formes, certes originales, mais définitivement figées ou dispersées, comme dans une sculpture ou comme dans les formes insaisissables d'une mélodie…
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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