Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
5 Avril 2025
La finitude humaine, particulière ou singulière, est distincte de l'infinitude de la Nature. Elle peut aussi s'en séparer abstraitement, c'est-à-dire conformément au sens étymologique du mot latin abstrahere qui isole absolument (comme la mort). Ou bien, dans un sens relatif, abstraire est un moyen qui rapporte une pensée à un invariant, comme à l'éternel qui agit dans le temporel, notamment lorsque nous distinguons[1], voire valorisons, une partie intellectuelle du réel. L'intelligence humaine cherche ainsi à nier des réalités impensables, ou bien elle se nie elle-même pour se dépasser. Dans les deux cas, abstraire relève d'une activité paradoxalement créatrice de la pensée qui nie ce qui la nie en devenant consciente, c'est-à-dire en distinguant deux pôles asymétriques, celui du sujet qui pense et celui de ce qui est donné à penser. En se repliant sur ses négations et ses affirmations, la pensée se dédouble, se divise, se réfléchit, s'interroge et médite en parcourant de nouvelles fois le cercle de ce qui a été pensé, notamment en distinguant les difficultés, en rassemblant ce qu'elle a divisé, puis en interrogeant le chiasme qui l'entrelace avec ce qu'elle ignore. Car le devenir du réel lui échappe en lui donnant ce qui sera ensuite retiré. Dans ces conditions, comment comprendre la mystérieuse incarnation de l'esprit dans la matière ? Faut-il simplifier ou vivre plus concrètement notre rapport au réel ? Afin de répondre à ces questions, distinguons quatre perspectives. La première consiste à abstraire au sens où la pensée nie sa finitude concrète pour s'ouvrir sur l'infinité de l'Esprit. À l'opposé, la deuxième perspective nie la souveraineté de l'esprit sur la matière. Ce qui conduit à une troisième perspective qui abstrait au sens d'une négation absolue. En revanche, une quatrième perspective peut instaurer une abstraction valorisante, c'est-à-dire qui domine toutes les négations en faisant, à chaque nouvel instant, rayonner l'éternel au cœur du devenir du réel.
La première perspective crée une abstraction au sens où la pensée s'ouvre sur l'essentiel en visant clairement l'universel d'une manière impersonnelle à partir d'une raison logique qui cherche à découvrir les structures permanentes et cohérentes d'une chose, notamment en isolant ou en schématisant ses pensées afin d'atteindre un élément simple, voire un principe (l'Un, la Loi, le Bien, le Beau, le Vrai), un archétype (comme l'image du serpent), un signe distinctif ou une valeur (l'argent).Cette perspective est ainsi extensive, elle rassemble abstraitement des intuitions sensibles bien distinctes afin de généraliser. Pour cela, elle se détache des épreuves particulières pour les coordonner avec toutes celles qui sont susceptibles de les compléter (en rapprochant les différences entre les hommes et les femmes par exemple, ou en les simplifiant dans le concept de l'humanité). Cette perspective vise ainsi une rationalité complète du réel, c'est-à-dire la conquête de l'essence de ce qui apparaît d'une chose. Alors, pour Wittgenstein, ce que l'on ne peut pas dire clairement doit être tu pour que triomphe une logique qui suit ou qui crée un ordre des raisons, comme dans les développements impersonnels de l'abstraction scientifique, comme dans la géométrie où n'interviennent que des abstractions de la réalité (le cercle, le point, la ligne, le triangle). Le concret est ainsi transfiguré, allégé, dynamisé, voire théorisé par l'esprit qui s'impose le projet d'épurer formellement son rapport au monde, par exemple en se limitant à abstraire certains aspects positifs de la réalité sans les idéaliser, comme lorsqu'on reçoit un simple don. Cependant, dans chaque interprétation, lorsqu'interviennent des désirs qui déforment le réel en le singularisant, il parfois sera nécessaire d'abstraire en effectuant une réduction qui mettra entre parenthèses[2] ce qui ne doit pas être pris en compte (le moi psychologique ou social). Abstraire requiert alors de suspendre les réalités empiriques, y compris imagées[3], et la théorie qui en découle minore la dimension existentielle du réel en se tournant vers le seul rapport éternel et rationnel de l'un avec le multiple, donc en ignorant les variations du même, entre l'identité et l'altérité. Manque dans ce cas une ontologie bifocale, celle qui serait fondée sur un point d'ouverture du réel à la fois sur l'éternel et sur le temporel.
Une deuxième perspective fait uniquement prévaloir l'opaque dimension sensible du réel. Ce qui implique un retrait de la pensée au profit de la matière, laquelle est considérée comme première ou comme dernière[4], sachant que, dans la physique, elle n'est pas conçue indépendamment d'un champ d’énergies multiples qui se diluent (Bergson), qui s’échangent (Einstein) ou qui se détruisent (lois de l’entropie de Clausius et Carnot). Certes, dans une philosophie existentielle, les rapports intellectuels peuvent être concrétisés en faisant intervenir, comme Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, les jeux obscurs du langage poétique en des sonorités ou des images rêvées et rythmées. Néanmoins, les mots demeurent dans tous les cas des abstractions formelles (l'idée du cercle par rapport aux rondeurs diverses des choses), pendant que les images font varier leurs soubassements matériels en des sonorités continues ou juxtaposées, vives ou rompues. Dans cette perspective où prévalent le sensible et les affects en une illusoire éclosion concomitante des choses avec les mots, le réel peut être condensé dans des formes singulièrement créatrices, comme dans les peintures de Bacon qui, selon Deleuze, peignent le devenir-animal de l'homme dont la chair "descend des os, tandis que les os s’élèvent de la chair"[5]. Car l'abstraction qui concrétise permet de s'exprimer en stylisant d'une manière originale et sensible le rapport entre la contingence et la nécessité des choses. Le don du réel peut être ainsi vécu et pensé parfois tel qu'il surgit avant toute réflexion, tel qu'il est subjectivement et obscurément senti avec l'appui des mots[6], tel qu'il est très approximativement rencontré par des images, en ignorant pourtant sa nécessaire objectivation complète, laquelle ne saurait être réduite ni à la concrétisation des mots[7] ou des images, ni à la dynamique des métaphores, ni à la maîtrise d'un style, ni à la vertigineuse et impossible appropriation[8] des choses par un langage qui, d'une manière générale, dit ce qui n'est pas et ne dit pas ce qui est.
Dans une troisième perspective, abstraire effectue une coupure[9] à l'égard de toutes les déterminations du réel, car, même s'il ne sait pas tout, chaque être humain sait assurément qu'il va mourir, suprême abstraction constitutive d'une pensée formelle et figée, à l'inverse des épreuves irréversibles de l'existence qui échappent à toutes les certitudes définitives. Cette pensée néglige alors volontairement tout lien avec sa propre activité en créant une inhumaine mutilation, par exemple en instaurant un rapport indéterminé avec un néant absolu, avec ce que Bachelard nommait "l'ombre du néant"[10], avec ce que Deleuze considérait comme le Dehors [11]; le paradigme de l'Être étant du reste une autre sorte de pure, froide et amorphe abstraction dont le caractère absolu est aussi illusoire que celui du néant.
Dans une quatrième perspective, l'abstraction consiste à privilégier un processus éthique, voire esthétique[12], d'une manière sélective en remplaçant l'être par le devoir être, notamment selon un mouvement d'intériorisation et de concentration des forces spirituelles vers le meilleur, voire vers une perfection. En effet, loin des visions fictives, fantasmées ou perverses qui détournent la pensée du réel, une autre vision indirecte est possible, celle qui purifie[13] une partie ou une idée globale du réel. La vision ainsi produite est celle d'une idée, c'est-à-dire d'une représentation intellectuelle plutôt générale, voire rationnelle et nécessaire, en tout cas non objective[14], qui structure des réalités invisibles par des actes de la pensée. Cette structuration peut s'effectuer à partir de chaque instant où surgit un point de contact entre une présence immédiate et le devenir du réel. La problématique de cette valorisation, qui renvoie à la fois au concept du parfait (voire à celui d'absolu) et à l'idée de l'impossible, est en fait d'une très grande extension, donc d'une très faible compréhension, comme l'est du reste un paradigme. Cependant, il ne faudrait pas confondre une vision du meilleur possible et à venir, avec un idéal, avec une idée totalement abstraite et pure de la perfection, comme avec celle que l'on retrouve dans l'inconnaissable idée de Dieu dans la critique des antinomies de la raison pure par Kant. Certes, à l'opposé, pour Bachelard, chaque rêverie solitaire est uniquement animée, valorisée et vécue dans des images relatives qui sont magnifiées par la vertu dynamique de l'imagination, laquelle peut idéaliser[15] sans focaliser sur une idée précise. En revanche, dans la statuaire grecque antique[16], il s'agissait d'embellir volontairement les apparences en les simplifiant pour faire triompher l'Esprit.
En définitive, la finalité des structures et des forces abstraites du réel est contradictoire et fondatrice de nombreuses alternatives. Elle peut soit consister à maîtriser une part du réel pour en relever les structures permanentes, soit se concentrer sur les modulations matérielles du devenir. Elle peut soit faire prévaloir l'inférieur sur le supérieur, la matière sur l'esprit, la nullité sur la plénitude, le temporel sur l'éternel, soit viser le meilleur en remplaçant l'être en devenir par du devoir être plus spirituel.
[1] Par exemple pour extraire le sens d'une chose.
[2] L'ἐποχή des phénoménologues.
[3] Dans cet esprit, l'histoire de la philosophie aurait commencé, selon Kant, par le désir de s'abstraire des images, de ces représentations intellectuelles particulières et confuses qui rassemblent des impressions diverses à propos d'un objet. "Les Grecs ont été les premiers à philosopher. Car ils ont tenté pour la première fois de cultiver la connaissance rationnelle in abstracto, sans recourir aux images..." (Kant, Logique, 1800, Introd., IV)
[4] Un "suaire" pour Sartre, Situations 1, Gallimard, 1947.
[5] Deleuze (Gilles), Francis Bacon - Logique de la sensation, La Vue le Texte, la Différence, 1981, pp.19 à 30.
[6] "Le poète veut posséder la parole, devenir son maître." (Maria Zambrano, Philosophie et poésie, Corti, 2003, p.43)
[7] "Pas d’autre mot qui sonne comme cruche. Grâce à cet U qui s’ouvre en son milieu, cruche est plus creux que creux et l’est à sa façon." (Ponge, Pièces, Poésie / Gallimard, NRF, 1962, La cruche, p.94).
[8] "Ce que veut le poète c'est cette chose-là; chacune des choses sans restriction, sans abstraction ni renoncement aucun." (Maria Zambrano, Philosophie et poésie, op.cit., p.22)
[9] Une coupure épistémologique isole certes, tranche, mais sans mutiler.
[10] Bachelard, La Dialectique de la durée, op.cit., p. 16.
[11] Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, pp. 102, 93, 103, 124, 125.
[12] Par exemple, dans un tableau de Paul Klee intitulé Polyphonie (1932), des points de contact invisibles du temporel (la vision) avec l'éternel instant d'une focalisation peuvent être imaginés. Cette virtualité est réalisable à chaque point de croisement des espaces colorés, c'est-à-dire à chaque point de rencontre entre de vibrantes formes multiples et variées.
[13] Le mot idéal est dérivé du mot grec idein[13] qui signifie «voir».
[14] Kant, par exemple, "entend par idée un concept rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne puisse être donné dans les sens." (Critique de la raison pure, 1781, I, 2e division, livre 1, première section, Des idées en général)
[15] "L'idéal, c'est de faire l'être aussi grand, aussi vif que ses images. Mais qu'on ne s'y trompe pas, l'idéal est réalisé, fortement réalisé, dans les images, dès qu'on prend les images dans leur réalité dynamique, comme mutation des forces psychiques imaginantes. (…) Le monde rêve en nous dynamiquement." (Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, X, p.173)
[16] "Embellir une femme signifie l'introduire dans le monde fictif des statues. L'idéalisation est née" (Malraux, Le Surnaturel, Gallimard, 1977. p.93).
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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