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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le cri

Munch

Munch

Avant le surgissement de toute pa­role, sans mémoire et sans objet, le cri impose l'éclair de sa fulgurance à chaque homme qui se trouve saisi par ses pires souffrances. En fait, le cri donne surtout à penser le passage du son à la musique de la Nature, car il est davantage pensé par la Nature que par l'homme. Pourquoi ? À l'intérieur d'une pensée métaphysique qui s'in­terroge sur les profondeurs obs­cures et abyssales des sensa­tions humaines, l'expression des vibrations acoustiques, c'est-à-dire des sonorités les plus simples, possède de multiples fonctions. Par exemple, pour Nietzsche, une prime et pure sonorité, comme celle d'un cri, par-delà tous les gestes pos­sibles, "exprime la pensée la plus profonde de la nature (…) et fait se dissoudre le monde de l'apparence dans son unité originelle." [1] Dans ce cas qui pré­cède les symboles de l'homme, chaque sonorité est pensée dans sa pureté origi­nelle dès lors qu'elle exprime une sensa­tion extrême, c'est-à-dire une émotion, une ivresse du sen­timent qui déborde tout ce qui est visible, "comme l'har­mo­nie, qui n'est signe que d'elle-même en ceci qu'elle mani­feste proprement – sans «faire voir» – l'état maximal du vouloir sous la forme diony­siaque, l'ivresse de l'émotion." [2]

   Cela signifie que, dans sa pureté originelle, dans son prime jaillissement naturel, une sonorité exprime, pour Nietzsche, le fond originaire et sauvage de la Nature naturée qui sera une voix avant toutes les voix, la même pour tous les hommes avant l'instauration des langues. Puis, au-delà de la puissante immédiateté invisible de ces pures sonorités qui précèdent tout langage vocal et ges­tuel, le cri d'un homme, comme celui de détresse qu'a en­tendu Zarathoustra, expri­mera le ton fonda­mental et matériel de ses différents degrés de plaisir et de déplaisir, tout en ma­nifestant encore un peu le fond tonal (der Tonuntergrund : le sous-sol sonore) de ses primes émo­tions passives, notam­ment en adhérant à des épreuves de l'abîme sans être capable de s'exprimer encore par des gestes, par des mots significatifs, par des symboles ou par des con­cepts : "Il entendit un long, long cri, que les abîmes se je­taient l'un l'autre et répercutaient, car aucun ne voulait le garder : tel­lement sa sonorité était funeste." [3]

   Cependant, un cri de détresse ne signifie rien en lui-même. Il ne trouve son sens, en effet, que s'il est rapporté à l'abîme qui l'a déterminé secrètement et très naturellement en lui im­posant la puis­sance boulever­sante d'une ivresse dionysiaque, c'est-à-dire d'un sentiment dé­bordant, surpuissant, démesuré et expressif d'un abîme qui détruit toutes les limites.

   Une autre interprétation est certes possible, celle de Blan­chot pour lequel le cri est un lointain murmure qui révèle l'essence de l'homme dans sa tragique profondeur anthropo­logique, c'est-à-dire réduite à ses seuls besoins éphémères pour vivre ou pour survivre : "Le cri (c'est-à-dire le mur­mure), cri du besoin ou de la protesta­tion, cri sans mot sans silence, cri ignoble ou, à la rigueur, le cri écrit, les graffites des murailles (…) L'homme passe, mais passant, il crie (…) il ne crie pas, il est le murmure du cri." [4]

    En tout cas, au niveau le plus irrationnel des senti­ments humains, face à l'abîme effrayant de l'Inconnu, se dé­ploient des sensations brutes de vide et d'absence, voire le pressen­timent du néant, donc une épreuve douloureuse et énigma­tique de l'impossible. Pour Blanchot, par exemple, le constat est amer, car il s'appuie sur le malheur qui fait da­vantage sentir le réel, tout en produisant une nuit étrangère à chaque subjec­tivité, une nuit d'autant plus étrangère qu'elle est celle du vide de l'immanence d'un être vivant qui est complète­ment enfermé dans d'impensables souffrances imperson­nelles, du reste sans commencement ni fin : "La pensée du malheur est précisément la pensée de ce qui ne peut se lais­ser penser. (…) L'homme tout à fait malheureux, l'homme réduit par l'abjection, la faim, la maladie, la peur, devient ce qui n'a plus de rapport avec soi ni avec qui que ce soit, une neutra­lité vide, un fantôme errant dans un espace où il n'ar­rive rien, un vivant tombé au-dessous des besoins." [5]

   Dans cet impensable rapport malheureux, qui est en fait sans rapport puisqu'il enferme dans un moment figé, gluant, sans pré­sence et sans avenir, donc sans ouverture possible sur l'infini, il n'y a ni sujet ni objet. Et l'ordre des phéno­mènes reste hors de tout rapport immédiat avec quelque pos­sible vérité, alors qu'il espère dévoiler instantanément tous les voiles.

   Une autre perspective est cependant possible, ni indiffé­rente, ni abyssale, ni fascinée ! Laquelle ? La pensée de Blanchot, à la fois singulièrement menacée par un Dehors qui l'expose au vide, et fascinée par l'impossible, par l'impos­sible réalisation d'elle-même et du monde, demeure suffi­samment énigma­tique pour être contredite. Car la neutralité étrange des primes sensations impersonnelles ne dure pas. L'Autre nuit, dans sa réalité fictive ou dans sa fiction réelle, ne saurait maintenir les sensations particulières dans un dé­sastre indé­fini sans s'ouvrir sur quelques distinc­tions con­ceptualisées qui permettent de penser (même abstraitement) le non-es­pace de la nuit ou bien ce que Bachelard a désigné comme "une menace d'éternité".[6]

   Le rien neutre, cette "neutralité absolue… ni vi­sible, ni in­visible"[7] qui ronge le devenir du monde et qui sa­ture la vi­sion pour Blanchot, rend certes interminable le rapport vi­sible/invisible et "détourne de tout visible et de tout in­vi­sible". [8] Néanmoins, ce rien neutre peut être contredit par de multiples sensations qui sortent de leur complexe obscu­rité originelle en se rap­portant à quelques centres de con­trôle[9] produits par un orga­nisme qui les a mémorisés et imagi­nés. L'abîme du malheur n'est plus alors traversé par une pensée qui ne saurait se laisser penser, car il est pris en charge, comme chez Nietzsche, par le feu dévorant d'une pensée plus forte que tous les malheurs, donc supérieure à toutes les métamor­phoses, y compris les plus dévorantes : "Ils ont inscrit des signes de sang sur le chemin qu'ils sui­vaient, et leur folie enseignait qu'avec le sang on témoigne de la vérité. Mais le sang est le plus mauvais té­moin de la vérité ; le sang empoi­sonne la doctrine la plus pure, et la transforme en folie et en haine des cœurs. Et quand on irait traverser le feu pour sa doctrine- qu'est-ce que cela prouve ! Il est mieux en vérité que notre propre doctrine soit sortie de notre propre bra­sier." [10]

 

[1] Nietzsche, La Vision dionysiaque du monde, Allia, 2004, p.62.

[2] Pautrat (Bernard), Versions du soleil, Seuil, 1971, p.97.

[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., Le Cri de détresse.

[4] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.392.

[5] Blanchot,  L'Entretien infini, op.cit., pp.174 et 258.

[6] Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique in L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio-essais n°4197, p.110.

[7] Blanchot, L'Espace littéraire, op.cit., p.353.

[8] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.441.

[9] Pour Nietzsche, "Si tout a une sensation, nous avons un pêle-mêle de centres de sensations très petits, plus grands et très grands. Ces complexes de sensations, plus grands ou plus petits, doivent être appelés des volontés." (Le Livre du philosophe, § 96).

[10] Nietzsche, L'Antéchrist, op.cit., § 53.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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