Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
22 Juillet 2021
Avant le surgissement de toute parole, sans mémoire et sans objet, le cri impose l'éclair de sa fulgurance à chaque homme qui se trouve saisi par ses pires souffrances. En fait, le cri donne surtout à penser le passage du son à la musique de la Nature, car il est davantage pensé par la Nature que par l'homme. Pourquoi ? À l'intérieur d'une pensée métaphysique qui s'interroge sur les profondeurs obscures et abyssales des sensations humaines, l'expression des vibrations acoustiques, c'est-à-dire des sonorités les plus simples, possède de multiples fonctions. Par exemple, pour Nietzsche, une prime et pure sonorité, comme celle d'un cri, par-delà tous les gestes possibles, "exprime la pensée la plus profonde de la nature (…) et fait se dissoudre le monde de l'apparence dans son unité originelle." [1] Dans ce cas qui précède les symboles de l'homme, chaque sonorité est pensée dans sa pureté originelle dès lors qu'elle exprime une sensation extrême, c'est-à-dire une émotion, une ivresse du sentiment qui déborde tout ce qui est visible, "comme l'harmonie, qui n'est signe que d'elle-même en ceci qu'elle manifeste proprement – sans «faire voir» – l'état maximal du vouloir sous la forme dionysiaque, l'ivresse de l'émotion." [2]
Cela signifie que, dans sa pureté originelle, dans son prime jaillissement naturel, une sonorité exprime, pour Nietzsche, le fond originaire et sauvage de la Nature naturée qui sera une voix avant toutes les voix, la même pour tous les hommes avant l'instauration des langues. Puis, au-delà de la puissante immédiateté invisible de ces pures sonorités qui précèdent tout langage vocal et gestuel, le cri d'un homme, comme celui de détresse qu'a entendu Zarathoustra, exprimera le ton fondamental et matériel de ses différents degrés de plaisir et de déplaisir, tout en manifestant encore un peu le fond tonal (der Tonuntergrund : le sous-sol sonore) de ses primes émotions passives, notamment en adhérant à des épreuves de l'abîme sans être capable de s'exprimer encore par des gestes, par des mots significatifs, par des symboles ou par des concepts : "Il entendit un long, long cri, que les abîmes se jetaient l'un l'autre et répercutaient, car aucun ne voulait le garder : tellement sa sonorité était funeste." [3]
Cependant, un cri de détresse ne signifie rien en lui-même. Il ne trouve son sens, en effet, que s'il est rapporté à l'abîme qui l'a déterminé secrètement et très naturellement en lui imposant la puissance bouleversante d'une ivresse dionysiaque, c'est-à-dire d'un sentiment débordant, surpuissant, démesuré et expressif d'un abîme qui détruit toutes les limites.
Une autre interprétation est certes possible, celle de Blanchot pour lequel le cri est un lointain murmure qui révèle l'essence de l'homme dans sa tragique profondeur anthropologique, c'est-à-dire réduite à ses seuls besoins éphémères pour vivre ou pour survivre : "Le cri (c'est-à-dire le murmure), cri du besoin ou de la protestation, cri sans mot sans silence, cri ignoble ou, à la rigueur, le cri écrit, les graffites des murailles (…) L'homme passe, mais passant, il crie (…) il ne crie pas, il est le murmure du cri." [4]
En tout cas, au niveau le plus irrationnel des sentiments humains, face à l'abîme effrayant de l'Inconnu, se déploient des sensations brutes de vide et d'absence, voire le pressentiment du néant, donc une épreuve douloureuse et énigmatique de l'impossible. Pour Blanchot, par exemple, le constat est amer, car il s'appuie sur le malheur qui fait davantage sentir le réel, tout en produisant une nuit étrangère à chaque subjectivité, une nuit d'autant plus étrangère qu'elle est celle du vide de l'immanence d'un être vivant qui est complètement enfermé dans d'impensables souffrances impersonnelles, du reste sans commencement ni fin : "La pensée du malheur est précisément la pensée de ce qui ne peut se laisser penser. (…) L'homme tout à fait malheureux, l'homme réduit par l'abjection, la faim, la maladie, la peur, devient ce qui n'a plus de rapport avec soi ni avec qui que ce soit, une neutralité vide, un fantôme errant dans un espace où il n'arrive rien, un vivant tombé au-dessous des besoins." [5]
Dans cet impensable rapport malheureux, qui est en fait sans rapport puisqu'il enferme dans un moment figé, gluant, sans présence et sans avenir, donc sans ouverture possible sur l'infini, il n'y a ni sujet ni objet. Et l'ordre des phénomènes reste hors de tout rapport immédiat avec quelque possible vérité, alors qu'il espère dévoiler instantanément tous les voiles.
Une autre perspective est cependant possible, ni indifférente, ni abyssale, ni fascinée ! Laquelle ? La pensée de Blanchot, à la fois singulièrement menacée par un Dehors qui l'expose au vide, et fascinée par l'impossible, par l'impossible réalisation d'elle-même et du monde, demeure suffisamment énigmatique pour être contredite. Car la neutralité étrange des primes sensations impersonnelles ne dure pas. L'Autre nuit, dans sa réalité fictive ou dans sa fiction réelle, ne saurait maintenir les sensations particulières dans un désastre indéfini sans s'ouvrir sur quelques distinctions conceptualisées qui permettent de penser (même abstraitement) le non-espace de la nuit ou bien ce que Bachelard a désigné comme "une menace d'éternité".[6]
Le rien neutre, cette "neutralité absolue… ni visible, ni invisible"[7] qui ronge le devenir du monde et qui sature la vision pour Blanchot, rend certes interminable le rapport visible/invisible et "détourne de tout visible et de tout invisible". [8] Néanmoins, ce rien neutre peut être contredit par de multiples sensations qui sortent de leur complexe obscurité originelle en se rapportant à quelques centres de contrôle[9] produits par un organisme qui les a mémorisés et imaginés. L'abîme du malheur n'est plus alors traversé par une pensée qui ne saurait se laisser penser, car il est pris en charge, comme chez Nietzsche, par le feu dévorant d'une pensée plus forte que tous les malheurs, donc supérieure à toutes les métamorphoses, y compris les plus dévorantes : "Ils ont inscrit des signes de sang sur le chemin qu'ils suivaient, et leur folie enseignait qu'avec le sang on témoigne de la vérité. Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure, et la transforme en folie et en haine des cœurs. Et quand on irait traverser le feu pour sa doctrine- qu'est-ce que cela prouve ! Il est mieux en vérité que notre propre doctrine soit sortie de notre propre brasier." [10]
[1] Nietzsche, La Vision dionysiaque du monde, Allia, 2004, p.62.
[2] Pautrat (Bernard), Versions du soleil, Seuil, 1971, p.97.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., Le Cri de détresse.
[4] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.392.
[5] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., pp.174 et 258.
[6] Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique in L'Intuition de l'instant, Livre de Poche/biblio-essais n°4197, p.110.
[7] Blanchot, L'Espace littéraire, op.cit., p.353.
[8] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.441.
[10] Nietzsche, L'Antéchrist, op.cit., § 53.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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