Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
24 Juillet 2021
Certes, le plaisir inhérent au bien-être matériel est amoral, indifférent à tout projet humain qui se voudrait vertueux, car il n'est d'abord qu'un sentiment plaisant, comme celui qui consiste à se laisser bercer par les murmures des vagues. Mais, lorsque ce sentiment de bien-être est ensuite recherché collectivement,[1] il se transforme en un sentiment d'uniformité et d'isolement social. C'est ainsi que pour Tocqueville, la société américaine a fini par pervertir ses fondements égalitaristes et démocratiques, précisément lorsque l'argent a dominé toutes les autres valeurs. L'égalitarisme aurait ainsi dérivé vers un individualisme utilitariste qui éloigne chacun de ses semblables et de l'intérêt général d'une société, tout en maintenant des communautés fondées sur les mêmes intérêts : "L'individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même." [2] En conséquence, pour Tocqueville, sans doute à cause d'un manque de cœur et d'esprit, un grand changement s'est produit, celui inhérent au saut d'une recherche de son propre bien-être naturel vers un sentiment d'isolement social agréable, lequel "procède d'un jugement erroné plutôt que d'un sentiment dépravé", avant de finir dans "un amour passionné et exagéré de soi-même", c'est-à-dire dans l'égoïsme, dans ce vice instinctif et aveugle "aussi vieux que le monde".
Pour le dire autrement, d'abord amoral lorsqu'il est naturellement ludique et euphémisé, le plaisir du bien-être devient pervers (détourné et serf) lorsqu'il contraint à exister égoïstement pour valoriser une image totalement narcissique de soi-même, laquelle, très souvent, méprise celle des autres. En tout cas, ce moment du bien-être matériel ne semble bon que pour soi, uniquement pour soi, même s'il n'exclut pas un virtuel, voire lointain, bien-être pour tous les autres êtres humains.
Ensuite, cette perversion égoïste a été renforcée lorsque le même plaisir collectif a été imposé à chacun comme étant l'unique et souverain principe susceptible de procurer du bien-être. C'est ainsi que, pour Nietzsche, l'instinct grégaire a fait prévaloir l'esprit de troupeau qui a rendu chacun indifférent aux singularités de chacun en faisant fi de toute autre valeur, y compris du "sens supra-moral" [3] qui préconisait à ses yeux une distance, une élévation et un dépassement salutaire de l'homme : "Tous voudront la même chose, tous seront égaux ; quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile de fous."[4]
Le bien-être pervers qui inspire alors l'esprit de troupeau est celui d'une existence rivée aux limites certes rassurantes du quotidien, ce dernier banalisant la multiplicité des différences en imposant la passivité d'un présent médiocre, d'un présent serf, pénible, amorphe, oublieux des traces remarquables du passé et privé d'avenir. Le quotidien, en effet, est utile pour vivre dans l'immédiateté la plus ordinaire et pour la faire durer un peu, certes indéfiniment dans l'ennui qui la rend trop présente, en tout cas dans des moments qui semblent ne jamais finir de recommencer les mêmes relations et de toujours enfermer chacun dans le même inépuisable inachèvement.
En conséquence, pour Blanchot qui aime ces moments ambigus, étranges, confus, sans reliefs, matériellement neutres, "entre authenticité et inauthenticité" [5], le quotidien échappe à chacun, car il est sans sujet capable de le penser clairement et distinctement. En lui, on croit pouvoir s'en servir alors qu'on est possédé par la passivité dérisoire et masquée de la présence de ce presque rien qui absorbe toutes nos différences et toutes nos contradictions : "Quels que soient ses aspects, le quotidien a ce trait essentiel : il ne se laisse pas saisir. Il échappe. (…) Nous n'avons affaire qu'à une prolixité ressassante qui ne dit rien et ne montre rien (…) Le quotidien échappe. C'est sa définition (…) Le quotidien c'est la vie dans sa dissimulation équivoque." [6]
Lorsqu'une existence humaine fusionne avec les banalités, certes très utiles, de la vie quotidienne, y compris dans la plus simple satisfaction de ses besoins naturels, il est impossible d'attribuer une valeur humaine à ces moments où nos existences deviennent communes et non soucieuses de se créer un destin, voire non soucieuses de se dépasser dans un monde changeant et en devenir. Car la banalité statique et floue du bien-être collectif supprime toute possible spontanéité créatrice, singulière et authentique : "Lorsque je vis le quotidien, c'est l'homme quelconque qui le vit, et l'homme quelconque n'est ni à proprement parler moi ni à proprement parler l'autre, il n'est ni l'un ni l'autre…"[7]
En tout cas, l'acceptation, résignée ou non, d'un plaisir collectif égoïste, anonyme et conforme à l'idéologie dominante d'un système économique impitoyable et souvent bureaucratique, est étrangère à toute possible éthique sociale ou politique, car elle rend chaque existence encore plus solitaire et, surtout, autant indifférente à son propre avenir qu'à celui des autres. Dès lors, rapporter le bien-être au quotidien entraîne pertinemment, pour Blanchot, vers une très pesante négation de toutes les valeurs : "Il y a du quotidien (sans sujet, sans objet), et tandis qu'il y en a, le «il» quotidien n'a pas à valoir et, si la valeur prétend cependant intervenir, alors «il» ne vaut «rien» et «rien» ne vaut à son contact. Faire l'expérience de la quotidienneté, c'est se mettre à l'épreuve du nihilisme radical qui est comme son essence et par lequel, dans le vide qui l'anime, elle ne cesse de détenir le principe de sa propre critique." [8]
[1] "La plupart des gens pensent et réfléchissent à mi-distance du singulier et de l'universel, dans l'entre-deux du collectif." (Marcel Conche, Vivre et philosopher, Livre de poche n° 32288, p.72.)
[2] Tocqueville (Alexis de), De la Démocratie en Amérique, t.2, Garnier Flammarion, chap.2, p.125.
[3] Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, Idées nrf, Gallimard, 1951, §257.
[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Prologue, 5.
[5] Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p.365.
[6] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p. 357, 358 et 359.
[7] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.364.
[8] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.365.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog