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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le bonheur de philosopher librement

Poussin

Poussin

   Pour échapper à l'ennui du quotidien qui entrave toute possibilité d'être heureux, il faudrait transfigurer les choses communes, ordinaires, répétitives, banales, sans se perdre nécessairement dans l'exaltation d'un divertissement. Transfigurer une banalité, alors, ne serait pas une fuite, mais un acte qui, après un possible étonnement, promeut un nouveau regard où l'ordinaire paraît exceptionnel, comme dans une apparition qui métamorphosait les souvenirs de Novalis : "La tombe devint nuage de poussière et dans ce nuage je vis les traits transfigurés de la Fiancée. Au fond de ses yeux reposait l'Éternité. J'étreignis ses mains – et les larmes formèrent entre nous une chaîne étincelante – une chaîne que nul n'aurait pu briser. Des millénaires s'enfuirent dans le lointain comme des orages. Je la tins contre moi et je me mis à pleurer aux délices de la nouvelle vie. C'était le premier, c'était le seul rêve – et depuis lors, à jamais j'éprouve une foi éternelle dans le Ciel de la Nuit et sa Lumière : la Bien-Aimée." [1]

   Transfigurer devient vite ainsi une action de l'imagination qui commence un nouveau rapport au monde naturel (idéalisé, spiritualisé ou sublimé), qui transforme des erreurs en pensées créatrices, la lourdeur du sérieux en une légère moquerie, l'humain en surhumain, ou bien qui supprime un manque, par exemple en remplaçant un ennui par le plaisir d'une découverte. Et chaque transfiguration est un acte heureux qui supprime ses propres souffrances en rendant heureux son auteur [2] ainsi que ce qui est transfiguré, y compris l'ennui, par exemple en unissant ce qui était dispersé ou en retrouvant ce qui était perdu. C'est ainsi que tout art transfigure en étant l’expression la plus heureuse de la puissance créatrice de l'être humain qui trouve ainsi les couleurs nécessaires à son bonheur. 

     C'est dans les conditions où un être humain n'éprouve pas un bonheur seulement physique, c'est-à-dire dans la mesure où il a intériorisé ses forces créatrices, que, solitaire, il peut sortir de son propre encerclement et s'ouvrir sur l'étrangeté d'un monde qui exclut toute banalité. Car la solitude n'est pas toujours attristante ou malheureuse, elle peut rendre le solitaire encore plus étranger à lui-même et aux choses.[3] Et cette étrangeté le rend ensuite heureux en le détournant de ses soucis quotidiens. Le penseur solitaire connaît ainsi le bonheur de transfigurer la banalité de vie quotidienne en une vie presque fantomale, précisément en une vie qui peut s'écrire en rapportant la temporalité des traces de ses mots à l'éternelle présence de tout ce qui est, c'est-à-dire à l'inspiratrice lointaine de tous les bonheurs. Puis, chemin faisant, le penseur solitaire peu à peu découvre l'expansion de son propre moi dans le monde qui l'accueille à partir de ses primes rencontres, dans de joyeuses surprises qui accompagnent d'imprévisibles nouveautés. Le travail de la pensée fait alors apparaître des formes que l’être humain ordinaire, surtout préoccupé par ce qui lui est immédiatement et matériellement utile, n'avait pas pressenties. En tout cas, un acte de transfiguration dépasse toutes les banalités, par exemple en transfigurant leurs pesanteurs sensibles, c'est-à-dire en les intellectualisant.

  Ainsi, chaque acte de transfiguration est-il au demeurant un acte de liberté, un acte volontaire qui indique illusoirement l'origine d'un commencement ou bien, plus pertinemment, qui inscrit une détermination dans la nécessité. Dans ce cas, comme pour Spinoza, on peut dire : "J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature." [4]

   Or ce point de vue est précisément inhérent à la philosophie qui transfigure toutes les réalités contingentes en faisant triompher, ou en vouloir faire triompher, l'ordre nécessaire de la Nature comme Spinoza, ou bien, très différemment, l'union du hasard et de la nécessité qui, pour Nietzsche, est subjectivement exprimé en associant l'art et la philosophie : "Il (le philosophe) ne peut pas faire autrement à chaque fois que de transposer son état dans la forme et la distance la plus intellectuelle ; cet art de transfigurer c'est précisément la philosophie." [5]

   Pour résumer, c'est en philosophant librement qu'un être humain réalise un certain bonheur, celui d'avoir réussi à surmonter la médiocrité du quotidien en transfigurant ce dernier, en l'ouvrant sur l'étrange infinité de la Nature qui inspire à chacun de toujours créer en ayant l'heureux sentiment de réaliser toutes ses potentialités.

   Certes, ce bonheur est solitaire, mais, en philosophant librement, le philosophe, comme Marcel Conche, connaît un certain bonheur, même s'il est menacé par "la déception de n'avoir plus rien à faire. Je ne m'estime moi-même que dans la mesure où je continue à agir et à créer ; je me méprise dans le cas contraire. Cela signifie que je me méprise la plupart du temps ; mais, lorsque je suis actif intellectuellement, je ne me méprise plus, je connais même un certain bonheur."  [6] Ce mépris est certes regrettable, sans doute né, comme pour Nietzsche, d'une sagesse tragique et folle, en tout cas il est bien loin de la sagesse de Spinoza qui concerne tous les êtres humains en inspirant "à chacun à se contenter de ce qu'il a et à venir au secours des autres, non par une vaine pitié de femme par préférence, par superstition, mais par l'ordre seul de la raison, et en gardant l'exacte mesure que le temps et la chose même prescrivent." [7]

 

[1] Novalis, Les Hymnes à la nuit, III, cité par Pierre Garnier, Novalis Seghers, 1962, p.118.

[2] Pour Nietzsche, "l'homme transfigure l'existence dans la mesure où il se transfigure lui-même." (La Volonté de puissance, t. II, liv. IV, § 591, op.cit., p. 381.

[3]  Pour Bachelard, "C'est lorsque le philosophe est seul qu'il se contredit le mieux." (Le Droit de rêver, Puf, 1970, p. 244).

[4] Spinoza, Lettre LVIII, à Schuller, 1674.

[5] Nietzsche, Le Gai savoir, Préface  (III), idées nrf, 1950, p. 12 : "Er kann eben nicht anders als seinen Zustand jedes Mal in die geistigste Form und Ferneumsusetzen, - diese Kunst der Transfiguration ist eben Philosophie."

[6]  Conche, (Marcel) , Vivre et philosopherLivre de poche n° 32288, 2011, p.46.

[7] Spinoza, Éthique, I, prop.XLIX, scolie.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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