Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
15 Août 2021
Faut-il vivre intensément pour être heureux ? Cette question paraît d'abord vague, car elle ne précise pas ce que devrait être l'intensité pour être heureuse. Cette dernière doit-elle être excessive, comme dans la passion, ou bien doit-elle être seulement suffisante, modérée et raisonnable pour procurer un sentiment de plénitude un peu durable ? Avant de répondre à cette question, il faut préciser que le bonheur est toujours inscrit dans une expérience singulière qui ne se conçoit pas par ses succès, mais qui varie selon les circonstances et selon les tempéraments. Contingente et limitée dans la durée, chaque forme du bonheur répond à des épreuves antérieures qui ont, du reste, été modifiées par l'imagination. Dès lors, pour Nietzsche par exemple, le bonheur de celui qui aime est un bonheur solitaire, imprévisible et surtout variable en intensité selon les situations : "Puisse chacun avoir la chance de réaliser son maximum de bonheur :cela n'empêche pas forcément sa vie de rester pitoyable et peu enviable." [1] Quoi qu'il en soit, trois sortes d'intensité sont envisageables : d'abord celle d'un amour ordinaire, ensuite celle du grand amour pour Nietzsche, enfin, celle d'un amour éclairé par la raison et par les déterminations de la nature, comme chez Spinoza.
En un amour ordinaire, c'est-à-dire réduit aux aléas de la passion, c'est l'imagination qui donne l'illusion de bien vivre, voire quelques moments de bonheur intense en tirant des excès de la passion le sentiment d'une croissance de sa propre puissance naturelle, alors qu'il ne s'agit que de masquer l'impuissance de sentiments qui refusent leur fragilité ainsi que leur inéluctable disparition. Car le bonheur du passionné réside dans le jeu mythique qu'il instaure entre Éros (Dieu de l'Amour) et Thanatos (Dieu de la mort), tout en désirant vaincre la mort, très secrètement. La force du désir de bonheur est alors d'autant plus intense que le triomphe de la mort semble inéluctable, et cette intensité excessive va jusqu'à produire l'ivresse qui empêche l'éventuelle prise de conscience d'un danger. Dans cet excès passionnel, les forces inconscientes du désir amoureux se croient en fait immortelles puisqu'elles cherchent, par delà toute négation absolue, à concilier les contraires, comme lorsque l'instinct de conservation d'un corps réalise, sans le savoir, l'instinct de reproduction d'une espèce. Née, selon Freud, d'un refoulement, l'intensité du désir passionnel ne permet pas sa sublimation ou sa spiritualisation, car elle est trop dominée concrètement par la peur d'échouer, par cette peur qui est du reste la cause de tous ses excès.
Pour en rester au concept de cet amour ordinaire, c'est-à-dire à la forme provisoire de sa vérité, il apparaît que, pour Spinoza, c'est toujours une cause extérieure à l'amour qui le conduit à des excès, son intensité ne relève donc pas de la nature même de l'amour, mais de sa fixation sur un seul objet. Pour le dire autrement, [2] c'est uniquement une cause extérieure à l'amoureux qui est, comme l'excès inhérent au désir, la cause de l'intensité de ses sentiments : "Car les passions qui agitent chaque jour nos âmes se rapportent le plus souvent à quelque partie du corps qui est affectée à l'exclusion des autres, et de là vient qu'elles tombent dans l'excès et tiennent l'âme attachée à la contemplation d'un seul objet avec une telle force qu'elle ne peut penser à autre chose ; et bien que les hommes soient sujets à un grand nombre de passions, qu'il soit rare par conséquent d'en rencontrer qui soient toujours agitées par une seule et même passion, cependant il ne manque pas d'exemples de cette influence exclusive et opiniâtre d'une passion unique. Nous voyons aussi des hommes qui sont affectés par un certain objet avec une si grande vivacité qu'ils le croient devant leurs yeux quand il est absent ; et si pareille chose arrive à un homme qui ne dort pas, nous disons qu'il est en délire, qu'il perd le sens. Nous pensons aussi de ces amoureux qui ne songent nuit et jour qu'à la maîtresse, ou à la courtisane dont ils sont épris, qu'ils sont en délire, parce que leur passion nous amuse..."
Certes, très différemment, comme Nietzsche, on peut aussi rêver du grand amour qui, par son intensité, créerait un sentiment de vérité (Wahrheitgefühl), lequel rendrait mystérieusement silencieux son expression rationnelle : "L'expression de la vérité béatifique par amour : est en relation avec des connaissances particulières à l'individu, qu'il ne doit pas communiquer, mais à quoi l'oblige la surabondance du bonheur." [3] Que penser de ce sentiment de vérité, dit béatifique, qui associe la preuve de la force (Beweis der Kraft) inhérente à l'amour et la surabondance du bonheur (überquellende Beseligung) ? Nietzsche dit que ce sentiment ne doit pas être communiqué, c'est-à-dire qu'il ne doit pas être dit d'une manière logique par une pensée optimiste et philosophiquement médiocre puisqu'elle conduit à mentir par omission : "D'un côté se produit une métaphysique optimiste de la logique, intoxiquant et falsifiant progressivement tout. La logique comme unique maîtresse conduit au mensonge : car elle n'est pas la seule maîtresse." [4] En revanche, l'autre maîtresse, celle de l'amour, ne saurait mentir, car elle crée un sentiment de vérité en dépassant les concepts, ces formes provisoires d'anciennes vérités usées. Elle préfère sans doute des intuitions nouvelles et informelles, des visions ouvertes sur d'autres visions, lesquelles créent une surabondance de bonheur que Nietzsche désigne comme étant de la béatitude.
Dans sa lecture de Nietzsche, Deleuze a orienté son interprétation dans le sens où le sentiment de vérité était surtout déterminé par la capacité de voir le plus grand nombre de choses : "Nietzsche nous dit que plus ma puissance de vie augmente, plus je suis capable de percevoir de choses ; plus elle diminue, moins je suis capable de voir de choses. Savoir voir ou percevoir le plus de choses n’est pas le critère de l’utile. On dit que les gens trop amers et malheureux, qu’ils ont fait leur propre malheur, qu’ils ont sécrété leur tristesse, qu’ils ne savent pas voir : ce sont ceux dont la puissance de vie ne cesse de diminuer, de décroître… Par contre, plus notre puissance de vie augmente, plus on est apte à percevoir plus de choses." [5] Cette interprétation est certes pertinente eu égard à la méthode perspectiviste de Nietzsche, mais, pour ce dernier, ce ne sont pas seulement les concepts (ces formes sans perspective, impersonnelles et désintéressées) qui doivent être grands, mais surtout les problèmes : "Les grands problèmes exigent tous le grand amour, et seuls les esprits vigoureux, nets et sûrs, d'assiette solide, sont capables de ce grand amour." [6] En fait, Nietzsche ne pensait pas nécessairement, comme Deleuze, que "les bons concepts devraient augmenter notre puissance d’exister et nous faire percevoir une multiplicité d’autres choses", [7] car les concepts n'étaient pas pour lui des formes du vrai, mais plutôt des "symboles identifiés", désignés et distingués,[8] voire des images usées, des résidus de métaphores ou des "dents de dragons".[9] En effet, c'est dans chaque acte créatif que le bonheur fusionne avec le grand amour pour dépasser tous les concepts, toutes les formes du vrai qui n'étaient pas auparavant intégrées dans une problématique ouverte sur ce qui la nie, c'est-à-dire sur quelques nouveautés.
En tout cas, Nietzsche considérait que le grand amour était fondé sur le refus du péché originel lequel, dans la Bible, avait culpabilisé l'humanité en la condamnant à souffrir sur cette terre. Il fallut donc que la tragique souveraineté du péché originel et de tous les maux qu'il engendre soit transfigurée par la satisfaction de vivre sur cette terre[10] son propre destin, au cœur du devenir innocent de la Nature, tout en "refusant vengeances et représailles", [11] donc en aimant tout ce qu'il adviendra à chacun, en bien et en mal : "Ainsi parle tout grand amour : il surmonte même le pardon et la pitié." [12]
En effet, afin de faire toujours prévaloir la satisfaction qui émane de ses propres forces créatrices, Nietzsche a aussi cherché à élever dignement ses sentiments à une certaine hauteur, donc "au-dessus de la pitié".[13] Or, cette hauteur ne se trouve pas dans le sentiment passif, puis très réactif de l'apitoiement : "Tout grand amour est au-dessus de sa pitié : car ce qu'il aime il veut le créer." [14] L'amour est ainsi une force invisible qui crée éternellement son propre dépassement, sa propre et fatale élévation, en dépassant la finitude des formes conceptuelles : "Tu dois créer un corps supérieur, un premier mouvement, une roue qui roule sur elle-même,- tu dois créer un créateur." [15] C'est ainsi que, comme en un mariage, la finitude du devenir matériel d’un corps a été fictivement entrelacée par Nietzsche avec la puissance infinie du corps invisible de la Nature qui englobe le devenir de tous les corps et de tous les mondes possibles : "Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté à deux de créer l’unique qui est plus que ceux qui l’ont créé. Respect mutuel, c’est là le mariage, respect de ceux qui veulent d’une telle volonté." [16]
Enfin, dans son attachement naturel et tragique au seul devenir de la terre, Nietzsche a voulu à la fois instaurer un rapport distant à l'égard de la souffrance des êtres humains, tout en créant le grand amour qui pouvait entrelacer, en les hiérarchisant, les différentes manières d'aimer, de détester, de haïr et de mépriser : "Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, voilà mon au-delà du bien et du mal, sans but, à moins que le bonheur d’avoir accompli le cycle ne soit un but." [17] Manquait pourtant au devenir de ce cercle vertueux, l'intuition raisonnable et sage d'un amour humain qui serait simplement le fruit d'une universelle sympathie partagée entre tous les êtres vivants, souffrants ou non ; cet amour évitant toute valorisation intensive et exclusive de son propre bien.
Or, c'est précisément cette perspective raisonnable que Spinoza a suivie en affirmant que l'amour est surtout un sentiment intellectualisé qui se déploie vers plus de perfection, vers plus de puissance, c'est-à-dire vers la Nature elle-même qui rend possible cette explication, puis vers une intuition compréhensive sous l’espèce de l’éternité. Car, l’esprit qui se connaît lui-même est une partie de l’entendement divin qui le comprend en saisissant ensemble un amour intellectuel de la Nature par les êtres humains et l'amour de la Nature elle-même pour tous les êtres qui sont en elle. Cette intuition rationnelle dépasse alors l’affectivité (qui n'est plus passive, passionnelle) ainsi que les images des corps [18] qui sont des affections (affectiones) rationnelles, lesquelles expriment soit les propriétés communes des choses suivant un ordre explicatif pour l’entendement, soit l’idée de la nécessité dans une vision intellectuelle informelle, c'est-à-dire en une intuition ni symbolique, ni anthropomorphe, ni délirante, qui renforce "l'Amour ordinaire (afin) de devenir de plus en plus grand et d'occuper la plus grande partie de l'Âme." [19]
[1] Nietzsche, Aurore, § 345.
[2] Spinoza, Éthique IV, prop. XLIV.
[3] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 72.
[4] Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 72.
[5] Texte extrait du cours de Gilles Deleuze : Image Mouvement - Image Temps, Cours à Vincennes du 13/12/1983.
[6] Nietzsche, Le Gai savoir, § 345.
[7] Texte extrait du cours de Gilles Deleuze : Image Mouvement - Image Temps, Cours à Vincennes du 13/12/1983.
[8] Nietzsche, La vision dionysiaque du monde, Allia, 2010, p. 63.
[9] Nietzsche, Seconde considération intempestive, GF-Flammarion, 1988, n° 483. p.173.
[10] "Et il ne me suffit pas d’avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre : Un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m’apprendre à aimer la terre. « Est-ce là – la vie ! » dirai-je à la mort. « Eh bien ! Encore une fois ! »" (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988, Le chant d'ivresse, 1).
[11] Nietzsche, Poèmes, Poésie/Gallimard, 1997-2006, L'Enchanteur, p.132.
[12] Nietzsche, Ibidem.
[13] Nietzsche, Ibidem.
[14] Nietzsche, Ibidem.
[15] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., De l’enfant et du mariage, p.84.
[16] Nietzsche, Ibidem.
[17] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit, t.I, liv. II, §51.
[18] Spinoza, L'Éthique, II, 17, scolie, III, 27 dém. V, 1.
[19] Spinoza, L'Éthique, V, 20.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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