Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
23 Août 2021
Pour être heureux, il ne suffit pas de le désirer intensément. Il faut aussi pouvoir réussir, même peu durablement, à s'accorder avec un milieu, soit par hasard soit par nécessité. Le succès de l'aléatoire étant peu prévisible, il serait préférable de désirer s'accorder avec les plus claires et les plus puissantes déterminations du monde, voire, au mieux comme Spinoza, avec la nécessité de l'éternelle et infinie Nature. Ce qui serait à la fois raisonnable et libre. Comment ?
En réalité, la médiation requise pour donner un sens à sa vie apparaît dans la féconde acceptation d'une nécessité commune , subjective et objective, laquelle, pour Spinoza, unit librement chaque être humain à la Nature : "J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature." [1] Car l’idée de la nécessité n'est pas une vision symbolique, anthropomorphe ou délirante ; et elle ne dépend pas davantage d'un choix, comme dans le libre arbitre cartésien, puisqu'elle ne fait qu'adhérer aux lois de la Nature en s'insérant dans son enchaînement causal, tout en sachant que "cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature agit et existe avec la même nécessité." [2]
ll y a alors une nécessité à vivre en étant heureux, notamment en se donnant pour ainsi dire, une seconde naissance, comme dans l'amour intellectuel et éternel de Dieu qui, pour chaque être humain, "a toutes les perfections de l'Amour, comme s'il avait pris naissance." [3] Car c'est dans cette naissance, dans cet acte libre qui commence à se rapporter à une perfection, que surgit un moment de bonheur,[4] certes fugitif, mais suffisamment durable pour permettre d'en prendre conscience. Le bonheur se trouve ainsi dans l'acte non déterminé de désirer la détermination, plus précisément de désirer la différence entre la liberté et les lois internes de la nécessité, afin de parvenir "en très peu de temps à diriger la plupart de ses actions suivant les lois de la Raison." [5]
L'appétit, par nature confus, tronqué, passif et inconscient, est ainsi libéré en devenant conscient et actif, donc désir, notamment par et dans une seconde naissance qui n'implique pas une volonté, selon Robert Misrahi, mais "le retour de la conscience à elle-même comme centre", [6] et sans pour autant oublier qu'une subjectivité s'accorde alors avec la réalité objective, nécessaire, éternelle, donc parfaite de la Nature.
Ainsi le désir de vivre n'est-il plus l'expression souveraine d'un manque naturel et immédiat qui empêcherait toute heureuse médiation ! Il est en effet transfiguré par la puissante affirmation de son ancrage dans la nécessité intellectuelle et affective de la Nature, c'est-à-dire Divine qui précède d'ailleurs tous les jugements la concernant : "Nous ne désirons pas une chose parce qu'elle est bonne, mais au contraire c'est parce que nous la désirons que nous la disons bonne." [7]
[1] Spinoza, Lettre LVIII, à Schuller, 1674 : "Ea res libera dicitur, quae ex sola suae naturae necessitate existit, & a se sola ad agendum determinatur"
[2] Spinoza, Lettre LXIV : "Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité." "Rien n'existe de la nature de quoi ne suive quelque effet." (Éthique, I, proposition XXXVI.)
[3] Spinoza, Éthique, V, prop.33, scolie.
[4] S'il s'agissait de la béatitude, elle consisterait pour l'âme dans la possession de la perfection elle-même. (Spinoza, Éthique, V, prop. XXXIII.)
[5] Spinoza, Éthique, V, prop. X.
[6] Misrahi (Robert), Encyclopædia Universalis, 15, 1968, p.294.
[7] Spinoza, Éthique, III, scolie.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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