Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Septembre 2021
Primum vivere, deinde philosophari : d'abord vivre, ensuite philosopher ; assurément puisqu'il faut avoir beaucoup vécu et avoir des connaissances pour philosopher, c'est-à-dire pour pouvoir s'acheminer d'un moindre savoir vers quelques certitudes, notamment afin de donner sens et valeurs à son existence. Mais comment ? Selon notre perspective majeure, il s'agit de vivre d'une manière paisible et raisonnable en associant le désir de savoir au plaisir d'aimer les autres et la nature, sans refuser d'assumer les inéluctables souffrances de l'existence, et sans se perdre ni dans les vaines illusions du nihilisme contemporain ni dans les débordements fictifs de la postmodernité. Il serait alors intéressant de philosopher à partir de la possibilité de bien vivre, cette possibilité n'étant certes pas la cause du fait de philosopher qui implique aussi de penser le tragique, mais pour sortir des primes épreuves de l'obscur où les besoins naturels imposent constamment et immédiatement leurs limites, mais aussi pour conceptualiser le plus librement possible ce qui permettra d'unir l'amour de la vie à ses connaissances, notamment en distinguant toutes les perspectives qui conduiront à médiatiser ses besoins dans l'amour,[1] puis dans le vouloir-vivre qui créera la plus haute félicité, à la fois pour soi et pour autrui.
Pour cela, après avoir refusé de séparer la vie de la pensée réflexive et les affects (souffrances et plaisirs) qui renforcent ou qui affaiblissent les recherches philosophiques, il sera important de savoir comment les forces naturelles - qui poussent le besoin à se sentir immédiatement et inconsciemment bien, donc qui ignorent à chaque instant si le bien-être éprouvé est fondé, illusoire, ou non - pourront être dépassées par des recherches, certes médiatisées par l'effort de penser, qui parviendront néanmoins à sublimer les pires souffrances. Comment ? Précisément en accordant l'amour de la vie et de la nature avec ses concepts, avec ces formes parfois anticipées du vrai qui, par exemple chez Hegel, sont dépassées par l'Idée substantielle et vivante de l'Esprit de la totalité du réel.
Dans cet esprit, néanmoins, nous n'intégrerons pas dans notre recherche cette anticipation d'un nécessaire savoir absolu. Le réel n'étant pas encore totalement rationnel, c'est la philosophie de Nietzsche qui nous inspirera davantage, même si elle n'est pas totalement adaptée à nos interrogations, car elle est fondée sur une interprétation tragique de la vie. Néanmoins, elle permet de dépasser tous les ressentiments afin d'instaurer un meilleur devenir vital, c'est-à-dire un devenir qui ne se créerait pas par dépit, notamment pour compenser un manque de savoir, mais, comme pour Spinoza, en fonction d'un puissant amour intellectuel de la Nature. Cet amour conduit en effet à une pensée volontaire, rationnelle et joyeuse du cercle qui n'implique pas de médiatiser au préalable les instincts par la conscience d'un manque, par la résistance de l'altérité ou par l'anticipation de la mort, car la puissance du vrai se montre très souvent elle-même…
En fait, pour Nietzsche, eu égard à la multiplicité des instincts,[2] et même s'ils poussent tous vers l'utile ou vers une très probable assimilation, rien ne permet de les dire vrais ou faux. Il n'y a que des perspectives multiples qui, lorsqu'elles se réduisent à une seule interprétation (comme celle de la conservation par exemple[3]), sont fausses ou illusoires. Tout se joue pour Nietzsche à partir d'un ensemble de perspectives qui associe l'instinct au plaisir et à la souffrance, donc pas directement au désir de connaître en vérité d'une manière libre, voire désintéressée : "Tant que l'on cherche la vérité dans le monde, on se tient sous la domination de l'instinct : mais celui-ci veut le plaisir et non la vérité, il veut la croyance à la vérité, c'est-à-dire les effets de plaisir de cette croyance." [4]
Les conséquences de cette réduction du savoir à une simple croyance sont les suivantes : l'instinct veut le plus grand et le plus immédiat plaisir, c'est-à-dire aussi et surtout, le mensonge, l'erreur,[5] l'illusion, la fausseté, [6] l'ignorance ou l'incertitude,[7] tout en affirmant que chaque vérité simple (concentrée, synthétique, donc réduite à une seule cause) devient inéluctablement un mensonge lorsqu'elle se saisit elle-même par optimisme ou par idéalisme, d'abord en se contemplant, puis en se figeant : "Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées !" [8] C'est ainsi que l'irrationalité des forces naturelles, et notamment celle de l'acte instinctif,[9] prévaut pour accomplir ce monde-ci, ce monde des apparences et de l'illusion qui est le seul réel, ce monde où chaque sujet est multiple, avec des consciences et des désirs conflictuels, car "chacun de ces instincts se sent entravé ou stimulé, flatté par chacun des autres, chacun a sa loi d'évolution qui lui est propre (ses hauts et ses bas, son allure, etc.) – et l'un décline quand l'autre grandit." [10]
Dès lors, y a-t-il une possible valeur de l'erreur ? Pour Nietzsche, toute éventuelle vérité peut en fait être une erreur utile dans la mesure où l'être humain, ignorant ce qui sert vraiment la vie, peut se contenter de ce qui lui fait immédiatement plaisir. Un voile demeure. La relation entre vérité, vie, mensonge et erreur est alors très complexe, voire changeante : l'être humain est surtout joué par ses instincts. Il veut croire en la vérité (άλήθεια). Nietzsche l'explique ainsi : "Le menteur fait usage des désignations valables, les mots, pour faire que l'irréel apparaisse réel" (…) "Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité… Nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité." [11] En fait, ce sentiment est lié à une exigence qui perdure, y compris dans l'absence de vérité, car la mémoire conserve les traces du refus du réel qui a été parfois instauré par l'instinct.
En tout cas, l'argument majeur de Nietzsche est le suivant : l'être humain n'est pas capable de connaître le fondement du réel (en grec ύποχείμενον), c'est-à-dire ce qui git au fond sans fond de la nature, ce qui anime les profondeurs abyssales de la vie : "La vérité dernière qui est celle du flux éternel de toute chose ne supporte pas de nous être incorporée ; nos organes (qui servent la vie) sont faits en vue de l'erreur." [12]
Un scepticisme parfois excessif pousse alors souvent Nietzsche à préférer les mensonges de la poésie aux souffrances de la recherche philosophique puisqu'il a affirmé : "La pensée est quelque chose dont il vaudrait mieux qu'elle n'existât point." [13] Demeurent alors, et surtout, les mots et les surfaces, des surfaces souvent privées de sens qu'il faudra nécessairement créer à chaque nouvel instant, tout en sachant qu'une création est l'appropriation d'une chose qui a été transformée. Par création, il faudra aussi entendre une action intellectuelle qui ajoute de la nouveauté à une synthèse, comme dans les jugements synthétiques a priori de Kant. Et, puisqu'aucune vérité métaphysique ne précède les forces de l'instinct qui se déploient, entre hasard et nécessité, alors, pour Nietzsche, chacun pourra créer ses propres interprétations, certes uniquement des interprétations et non la vérité du tout : " Vouloir le vrai – c’est s’avouer impuissant à le créer." [14]
Certes, Nietzsche demeure pourtant philosophe, il dit aussi le vrai par véracité, c'est-à-dire en étant sincère (en latin verax) et non trompeur. Il ne veut pas tromper, même si, pour lui, la véracité est le fruit de la mauvaise conscience, c'est-à-dire le fruit de la conscience du caractère morbide d'une faute humaine qui, se retournant contre elle-même, a transformé les instincts en les intériorisant, en les culpabilisant, en se refoulant d'une manière ascétique (par une souffrance volontairement plus douce), puis en créant des aptitudes à l'abstraction qui permettent ensuite de rationaliser. Ainsi la mauvaise conscience, cette conscience qui se retourne contre elle-même, a fini par retrouver la souffrance qu'elle a fuie. L'être humain, malade de lui-même, amènerait enfin à la lumière la conscience scientifique, l'Idéalisme métaphysique, "la naissance de la beauté", [15] voire un monde de beauté.
Ainsi, la problématique qui associe vivre et philosopher n'est-elle pas simple puisqu'elle n'est pas fondée sur une prime certitude métaphysique qui reconnaîtrait la valeur supérieure, voire transcendante d'une vérité absolue ! Pourtant, en l'absence de tout fondement capable de rendre prévisible, voire nécessaire, une manière de vivre, voire de bien vivre, tout en sachant qu'aucune certitude ne précède ce qui donne des sens et des valeurs, ni celle des instincts ni celle de la raison, alors il serait néanmoins possible de décider d'instaurer [16] un cheminement qui ferait prévaloir l'instinct de conservation sur l'instinct de domination, donc l'amour sur la cruauté, le plaisir de faire du bien sur celui de faire souffrir.
Précisément, pour cela, il faut choisir d'instaurer ses recherches soit, comme Nietzsche, à partir du jeu conflictuel des instincts qui fait triompher, selon leurs degrés d'intensité ou d'utilité, les uns ou les autres,[17] soit, comme Spinoza, en s'inspirant du conatus, c'est-à-dire de l'effort des êtres humains à agir et à persévérer dans leur être, donc en se conservant eux-mêmes "sous la seule dictée de la raison"[18] : "Ce qui constitue avant tout l'essence de l'esprit est l'idée du corps existant en acte, ce qui est premier et principal dans notre esprit c'est l'effort pour affirmer l'existence de notre corps." [19]
Dans cette perspective rationnelle, ce serait l'instinct de conservation qui rendrait possible la conscience de ses propres efforts, puis qui rendrait évidente une prime vérité claire et distincte, une vérité qui se montrerait elle-même dans sa réalité simple : si "le quantum d'effort demeure invariable, l'individu reste le même."[20] Bien vivre serait possible dans la mesure où le plaisir d'exister dans l'effort instinctif et rationnel de se bien conserver n'exprimerait pas une détermination tragique du plaisir vers un approfondissement de la cruauté et vers le mensonge qui permet plus aisément de triompher, ni un refoulement idéaliste qui serait uniquement fondé sur le refus de la souffrance. Car les affects peuvent accomplir d'autres virtualités que celles de l'incertitude ou du mensonge, et surtout celle où le plaisir de penser clairement transfigure toutes les souffrances en instaurant un ordre des raisons qui complétera la vérité possible de toutes les nouvelles créations en les valorisant.
En effet, un jugement de réalité (ou d'existence) est également inséparable de la valeur estimée ou désirée[21] que nous lui attribuons en fonction de ses effets bénéfiques ou non. Cependant, un fait a-t-il la même valeur lorsqu'il est vrai (lucide), ou faux, mais séduisant, ou bien indécidable ? Et n'y aurait-il pas des valeurs diverses inhérentes à un jugement qui peut soit valoriser la neutralité d'un "il y a", soit ce qui est utile comme la réalité nécessaire du pain pour un être humain qui désire conserver son être ?
Dans ces conditions, quelles que soient les valeurs,[22] c'est-à-dire quelle que soit l'importance de ce qu'un jugement peut estimer être plus ou moins bien (ou bon) en renforçant ainsi la réalité qu'il recouvre un peu, il devait être impossible de formuler des jugements de valeur, par exemple sur la valeur fondamentale de la vie, sans renvoyer aux actions concrètes [23] de diverses vérités possibles (physiques, mentales, sociales, politiques…), tout en sachant que d'autres valeurs gravitent autour de chaque action : celle de la vérité du bien-vivre qui dépasse le bien-être immédiat qui consacre d'abord notre animalité, puis celle des déterminations qui rendent cette vérité possible, par exemple celle de la Nature qui crée sans doute la valeur absolue de sa vie éternelle, voire celle de la solidarité qui donne une valeur plus harmonieuse à un ensemble de vérités d'abord dispersées.
En tout cas, on aime la vie parce que l'on vit. Car c'est la vie qui s'aime ainsi elle-même et qui la rend inestimable d'un point de vue humain. La valeur de la vie est en effet inestimable parce qu'un être vivant, fini et éphémère, ne saurait juger la valeur infinie et éternelle de la vie qui lui a été donnée par la Nature. La valeur de la vie ne serait donc pas estimable au sens où l'on ne saurait trop l'estimer, mais au sens où elle est impossible à estimer, à évaluer. Sa valeur dépasse toute estimation.
[1] L'amour étant le fruit d'un désir qui exprime et dépasse les besoins, les tendances et les instincts.
[2] Toutes ces forces naturelles contradictoires (conservation et domination), ou complexes (reproduction, croissance et accumulation), cherchent à s'adapter au réel ou à le fuir en manifestant des forces qui font penser à celles d'un troupeau.
[3] "Contrairement aux animaux chez qui tous les instincts suffisent à des fins parfaitement déterminées." (Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, (Der Wille zur Macht) t. I et II – Œuvre posthume, Trad. Bianquis. Paris, NRF., Gallimard, 1942, t.II, liv. III, §478.
[4] Nietzsche, § 176 et 184 du Livre du philosophe - 1872 - (Das Philosophenbuch - Theoretische Studien), trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion n°29, 1969.
[5] "La vie n'est pas un argument; car l'erreur pourrait se trouver parmi les conditions de la vie." (Nietzsche, Le Gai savoir - 1881-1882 (Die fröhliche Wissenschaft - la gaya scienza), trad. Vialatte. Paris, NRF., Gallimard idées, 1964. §103.)
[6] "Qu'un jugement soit faux, ce n'est pas, à notre avis, une objection contre ce jugement ; voilà peut-être l'une des affirmations les plus surprenantes de notre langage nouveau. Le tout est de savoir dans quelle mesure ce jugement est propre à promouvoir la vie, à l'entretenir, à conserver l'espèce, voire à l'améliorer." (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, - 1886 - (Jenseits von Gut und Böse - Vorspiel einer Philosophie der Zukunft), trad. G. Bianquis, Paris, idées nrf, Gallimard, 1951, §26, 27.)
[7] "Qu'est-ce qui proprement en nous aspire à la vérité? (…) Étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? et l'incertitude ? Voire l'ignorance?" (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., §1.)
[8] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., § 296.
[9] "Il n'y a d'acte parfait que l'acte instinctif." (Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t.1, liv. II, § 258.)
[10] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t.1, liv. II, § 191.
[11] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., p.175 et 183.
[12] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., II, §178.
[13] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit, § 183.
[14] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit. II, Introduction, § 6-A.
[15] Nietzsche, La Généalogie de la morale - 1887 - (Zur Genealogie der Moral - Eine Streitschrift), trad. H. Albert, NRF Gallimard, Livre de poche, 1964, n° 113, p.105.
[16] Au sens donné par Étienne Souriau : "Nous appelons instauration tout processus, abstrait ou concret, d’opérations créatrices, constructrices, ordonnatrices ou évolutives, qui conduit à la position d’un être en sa patuité (fait de ressentir par empathie), c’est-à-dire avec un éclat suffisant de réalité, et instauratif tout ce qui convient à un tel processus." [16] (L’Instauration philosophique, Paris, Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1939, p.10.)
[17] "Vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou tout au moins (c'est la solution la plus douce) l'exploiter." (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., § 259.)
[18] Spinoza, Éthique, III. 59, scolie.
[19] Spinoza, Éthique, III, dém. prop.10.
[20] Ramond (Charles), Dictionnaire Spinoza, Ellipses, 2007, p. 61.
[21] Pour Ribot (Théodule), "la valeur d'une chose est son caractère désirable." (Logique des sentiments, Alcan, 1920, p.41.)
[22] Une valeur est soit absolue (la Nature, le Bien chez Platon), soit sacrée (un sacrifice religieux), soit exemplaire (vertueuse), soit relative (la beauté, l'existence, l'être humain dans sa dignité et sa liberté, l'argent, la connaissance), soit éthique (la morale sociale, l'intérêt de l'utile ou de l'inutile).
[23] Du latin concrescere (croître ensemble).
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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