Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Septembre 2021
Dans un projet philosophique qui vise à surmonter le pathos inhérent à nos existences mortelles, il importe de distinguer le gouffre, l'abîme et l'infini. D'abord, le gouffre est l'espace invisible et limité qu'une raison dialectique pense à la fois comme l'absence irréversible de chaque être vivant sur cette terre, comme ce qui n'est plus encore là, donc mort, ou bien, dans une interprétation théologique, comme une limite insignifiante. Ensuite, l'abîme concerne le rien ou plutôt le presque-rien, c'est-à-dire le mauvais infini (l'indéfini) qui n'actualise plus rien puisqu'il est subi, notamment dans la pensée postmoderne, au sein d'un espace non localisé, indifférent, dérisoire, sans but, sans milieu, incompréhensible et sans fond (donc inhabitable). Enfin, l'infini proprement dit correspond au mot latin infinitus qui signifie sans limites, sans fin. Plus précisément, l'idée de l'infini inspire toute pensée créatrice, c'est-à-dire toute pensée qui se situe sur la limite du possible et de l'impossible en créant une ouverture du fini sur l'infini. Par exemple, l'infini est pertinemment désigné par Nietzsche comme "le fait initial originel" [1] de la puissance (ένεργεία) éternellement en acte de la Nature qui est ainsi conçue : "Ce qui est là est là éternellement, sous quelque forme que ce soit." Pour le dire autrement, notre problématique se constitue à partir des questions suivantes : comment sentir notre rapport au gouffre de notre finitude humaine et l'interpréter clairement, tout en sachant que notre propre moi éprouve dans certaines circonstances, soit pour Bachelard "la limite de ses illusions perdues"[2], soit le presque-rien des abîmes inhérents à la chute de nos sensations ? Quoi qu'il en soi, chacun peut aussi vouloir se transporter vers l'infini, par-delà les bruits, les couleurs et les formes mystérieusement entrelacées de toutes ses épreuves, tragiques ou non. En tout cas, comment les repères du gouffre, de l'abîme et de l'infini trouvent-ils des significations véritablement comprises par celui qui veut se penser lui-même, y compris dans son rapport aux autres, et très précisément lorsqu'il cherche à dénouer sa propre relation au monde où il vit, voire au-delà, c'est-à-dire en étant toujours poussé vers de nouveaux dénouements, tout en sachant que même ses idées les plus générales sont contredites et dépassées par la puissance infinie de la Nature naturante ? L'absence de relation claire et distincte entre les idées du gouffre, de l'abîme et de l'infini conduit à s'interroger sur la réalité de cette absence. Or cette dernière est d'abord produite par la pensée elle-même qui se disperse dans trois perspectives différentes, imagées ou non : celle d'un gouffre qui représente une finitude, celle d'une chute indéfinie dans un abîme inconnu, et celle d'une ouverture sur une inconnaissable et invisible infinité qui est pourtant rencontrée dans des contacts très fugitifs et très rapides, par exemple en un point symbolique que Pascal confondait avec Dieu : "Je vous veux donc faire voir une chose infinie et indivisible. C'est un point se mouvant partout à une vitesse infinie ; car il est un en tous lieux et est tout entier en chaque endroit." [3] Dans ces conditions, l'absence de cohérence entre ces trois perspectives fortement entrelacées provient sans doute des diverses fascinations et émotions que peuvent exercer ces épreuves sur la pensée de chacun. Car d'un côté, la pensée peut se disperser dans des images ou dans des idées, et de l'autre elle peut être dispersée par une parole qui affirme la souveraineté des mots sur les choses objectives ainsi que sur le pouvoir de l'esprit, comme dans la pensée postmoderne qui a souvent remplacé la philosophie par la littérature. Pour sortir de cette funeste dispersion, faut-il alors interroger la distance naturelle qui empêche de maîtriser toutes les transpositions et de contrôler tous les sauts possibles de la pensée, notamment entre voir et dire, sans supprimer pour autant la réalité des vides ainsi éprouvés ? En fait, chaque distance ne peut être survolée que par la pensée elle-même qui, non soucieuse de la matière de l'Être (ni de l'ontologie), sait trouver en elle-même, y compris dans sa propre image, sa capacité pour dominer son rapport au sentir et au dire, notamment en créant la noologie (son propre savoir intellectuel) qui la mettra au commencement de toutes les interprétations qu'elle voudra effectuer. Or, cette image fondamentale de la pensée est soit rattachée à un point qui la dépasse pour rien (un point vide comme celui d'un inépuisable oubli ou bien provisoirement neutre), soit produite par elle-même en se donnant sa propre vitesse (peut-être indéfinie) ainsi que l'image de sa propre réversibilité instantanée et perpétuelle. Certes, un abîme subsiste entre l'image de la pensée et ce qui pourra en être dit dans la pesanteur des mots et dans la lenteur d'une parole ou d'une écriture. Car l'image de la pensée disparaît lorsque, sans doute pour fuir ou pour ignorer l'abîme qui sépare penser et dire, s'instaure un tragique oubli des pensées créatrices et libres qui pourraient s'ouvrir sur l'infini. Comment s'effectue alors cet oubli ? En fait, l'image de la pensée disparaît lorsque sa puissance est remplacée par des rapports de force entre les mots et les choses, ou bien par une domination des mots sur les choses, ou bien enfin par la souveraineté de celui qui nomme sur ce qui est nommé dans le style déclamatoire de la passion de son propre vouloir, comme dans les jeux de la politique ordinaire (ou médiocre) qui préconisent la conviction triomphante et répétée de fausses pensées et de fermes clichés. Il ne s'agit plus alors de penser, mais de convaincre ou de persuader les autres afin de les commander. Cependant, à partir des épreuves de nos multiples activités singulières, comment dénouer leur complexité plutôt que de les déconstruire négativement ou abstraitement ? Avant de pouvoir répondre à cette question, une autre s'impose : la relation nécessairement triple, entre penser, sentir et créer, n'est-elle pas vécue à partir d'une épreuve chaotique et inconnue du sentir qui stimule des réactions incapables de donner des sens simples aux interstices qui séparent penser, sentir et créer, voire qui les nie ? Dans ce cas, la complexité du réel impose de s'interroger sur la nature de ces interstices qui se laissent deviner dans la pensée du gouffre, dans les métaphores de l'abîme ou dans l'idée de l'infini, soit pour se détourner du vide, soit pour aimer l'abîme, soit pour constituer un mixte intellectuel et sensible de ces trois épreuves, c'est-à-dire un mixte qui, pour Novalis, dépasserait "leur somme" tout en rendant "plus vraie" [4] la perception d'une existence qui pense, qui sent et qui agit… En tout cas, comment penser ce mixte sans le séparer de l'épreuve obscure du sentir ainsi que des créations, pas forcément rêvées, d'une ouverture au-delà du vide de notre ignorance ? Pour le dire autrement, la pensée se déploie au cœur de trois sortes de constellations possibles. Dans la première, plutôt impersonnelle, l'homme ordonne ses propositions en fonction d'un sujet qui se perd dans la finitude silencieuse d'un monde social qui impose la même loi et la même parole à chacun. Les principaux concepts mis en œuvre sont alors les suivants : fermeture, convictions, détermination et régulation, dans et par le refus ou l'oubli de toute connexion universelle. Et ces concepts ne se rapportent ni à l'inconnu, ni à l'impensé, ni à l'universalité d'une morale. Seulement expressifs de la finitude d'une communauté composée d'individus quelconques, ils s'incarnent dans des représentations symboliques souvent pathétiques. Dans une deuxième constellation de la pensée humaine qui est du reste plutôt caractéristique de la postmodernité, les interprétations se déploient empiriquement en dialoguant avec le fond indéterminé (voire avec l'abîme sans fond) de l'obscurité des sensations, sans doute pour apporter une sécurisante réponse à la crainte de l'inconnu, à la peur des ténèbres ou à quelques angoisses devant les étranges menaces d'une destruction. La pensée est alors affectée par des sensations éphémères qui sont minées par les images d'un obscur abîme angoissant… Dans une troisième possible constellation de la pensée, à des heures très lumineuses, de joyeuses relations dialectiques s'instaurent entre les intuitions du monde vécu par chacun et l'idée de l'éternité de la Nature, sachant qu'une exigence intellectuelle de clarté impose à cette constellation, plutôt néo-moderne, de faire prévaloir ce qui peut être rendu possible au-delà des dénis nihilistes de la postmodernité qui écrasent la puissance de toute pensée. Cependant, quelles que soient les constellations envisagées, la raison demeure, plus ou moins apparente ou dissimulée, comme une activité intellectuelle importante, mais non souveraine, qui ne peut que rassembler et structurer une multiplicité de pensées communes à tous les hommes, et même lorsque ces derniers ne s'en inspirent pas assez. Cela signifie que l'activité qui crée les constellations les plus rationnelles ne saurait s'ériger en force absolue afin de guider les volontés, puisque ces dernières, au demeurant, ne sont pas toujours libres.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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