Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
4 Septembre 2021
Est-il possible de trouver une lumière dans l'obscur, comme Yves Bonnefoy lorsqu'il affirmait : "L'étoile de la mort éclairera nos routes" [1] ? Ou bien, ne serait-il pas préférable de douter de la souveraineté de la mort sur le vivant ? Car le doute (du latin dubitare : balancer entre deux choses) permet de penser à la fois au bord du gouffre de la mort et à l'intérieur de nos diverses incertitudes éphémères, voire à partir du vide de notre ignorance. Certes, même au bord d'un vide de la pensée, chaque instant du refus, de l'hésitation ou du recul sceptique, est embarrassant, qu'il soit intense, concentré ou indifférent ; il suspend en fait de multiples représentations insaisissables et imprévisibles, aussi bien déterminées qu'aléatoires. L'instant suspend également les apparences qui le nient en retour tout en affirmant un jeu constant entre des jugements adéquats et inadéquats. Or ces jeux entre détachements et adhésions, entre le pensable et l'impensable, créent de multiples réserves qui élargissent notre liberté de penser, par-delà toutes les hypothèses, fructueuses ou non, tout en permettant à la pensée de se maîtriser et de rester dans les limites du raisonnable, y compris dans sa plus grande extension.
Dès lors, il importe de découvrir ces limites. Sont-elles, comme pour Hegel, celles qui déterminent le Tout du monde "dans un cercle revenant sur lui-même" [2] ? En fait, nul ne sait véritablement si ce monde pensé comme Totalité est harmonie ou dissonance, ici ordonné et là-bas non, ou bien parfois l'un et parfois l'autre, ou bien l'un et l'autre (d'une manière confuse ou incohérente), ou bien enfin ni l'un ni l'autre, c'est-à-dire neutre (neutrum)... Aucune réponse ne paraissant d'abord certaine, et pensant comme Platon que "le commencement est en toute œuvre ce qui importe le plus", [3] une attitude sceptique s'impose, surtout pour commencer une recherche philosophique qui veut relier le vécu de chaque homme à ses diverses profondeurs métaphysiques, abyssales ou non.
Car la métaphysique n'est pas nécessairement inspirée par une transcendance formelle (comme chez Platon) ou par la philosophie première qu'avait instaurée Aristote. Elle peut être aussi une claire interrogation sur le Tout inconnaissable et incompréhensible de la Nature qui anime tous les mondes sans être nécessairement refermée sur elle-même, et même si, selon Héraclite, "elle aime à se cacher." [4] Ne faudrait-il pas, en conséquence, rapporter chaque prime non savoir à quelques possibles vérités clairement dites,[5] ou bien à des propositions seulement tenues pour vraies et pourtant capables de fonder des valeurs ouvertes sur l'universel ? Quoi qu'il en soit, aucune conviction subjective, aucune certitude collective et aucune opinion individuelle ne sont nécessairement requises pour philosopher. Du reste, ne subsistent souvent, au cœur de nos incertitudes, que des propositions seulement tenues pour vraies qui semblent pourtant suffisantes lorsqu'elles sont accompagnées de motifs objectifs ou d'arguments rationnels. Car, dans le champ de l'épistémologie, comme dans celui de la métaphysique, un doute et des corrections nécessaires toujours subsistent, comme pour Bachelard d'ailleurs qui précisait : "L'opinion ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissance. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter." [6]
En tout cas, le doute naît d'abord d'une certitude, celle de notre remarquable incertitude.[7] Affirmations et négations s'entrelacent ensuite mystérieusement, même si le silence de l'Obscur ou de la Lumière qui précède peut-être tous les mondes prévaut sur les nuances de nos diverses intelligences très variées. Nous nous sentons en effet, à nos heures les plus heureuses, embarqués dans l'infinité imprévisible, inconnaissable et non totalisable de la Nature qui contredit toutes les représentations que nous imaginons à son sujet, y compris lorsque nous déployons, dans le sillage de Nietzsche,[8] la plus authentique probité intellectuelle et les concepts les plus fermes, tout en sachant que ces derniers dépendent plus du langage que des réalités qu'ils désignent : "Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance… " [9] Dès lors, en ce qui me concerne, je n'entends pas par idée une essence, mais un acte abstrait de la pensée (même anticipé) qui généralise son objet en dépassant ses concepts, c'est-à-dire en s'ouvrant sur une possible et lointaine infinité qui n'est pas l'objet d'un savoir, comme pour Descartes, mais d'un désir, comme pour Levinas : "Le Désir est comme une pensée qui pense plus qu'elle ne pense, ou plus que ce qu'elle pense. Structure paradoxale sans doute, mais qui ne l'est pas plus que cette présence de l'Infini dans un acte fini." [10]
Quoi qu'il en soit, les murs de nos propres mondes, singuliers ou collectifs, naturels ou artificiels, demeurent souvent infranchissables, surtout lorsque, loin de toute forme d'ascétisme logique, c'est-à-dire loin d'une fuite du réel sensible dans la froideur de l'abstraction,[11] nous avons dans nos doutes et à partir de nos doutes de brefs contacts avec l'idée de l'infini et avec le mot qui le désigne sans le donner à voir ; des contacts mystérieux, en tout cas jamais indifférents, au mieux créatifs. Comment ? Sans doute en faisant prévaloir l'affirmation d'un mystérieux rapport avec l'infini, l'affirmation d'un contact intellectuel qui se pense nescient sans se séparer de toutes les négations portées par nos dérisoires pensées finies, car l'entrelacement changeant des forces vitales très bornées de nos mondes avec l'infinie et éternelle puissance de la Nature détermine sans doute les métamorphoses de tous les êtres eu égard aux forces particulières qui les expriment. Pour dépasser notre prime scepticisme, il faudra alors dénouer la complexité du réel et remonter vers quelques points de contact possibles avec l'infini, par exemple à partir des déterminations du Deus sive natura de Spinoza où il n'y a aucune contingence possible, ou bien dans la fulgurance d'actes créatifs de la raison qui espère, même d'une manière aléatoire, toucher et approcher un peu la vérité la plus probable du Tout, parfois abusivement confondue avec l'abîme de l'Obscur.
Mais comment s'envoler alors, en quelque sorte, vers quelques certitudes pourtant nouées avec de l'incertain ? En tout cas, le scepticisme révèle le caractère tragique de la pensée humaine d'abord condamnée à errer indéfiniment et à souffrir, mais aussi, comme pour Nietzsche, à créer passionnément (et souvent paradoxalement) d'étonnantes interprétations, par-delà tous les doutes et toutes les convictions : "Qu'on ne se laisse point égarer : les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. La force et la liberté issues de la vigueur et de la plénitude de l'esprit se prouvent par le scepticisme. Pour tout ce qui regarde le principe de valeur ou de non-valeur, les hommes de conviction n'entrent pas du tout en ligne de compte. Les convictions sont des cachots. Elles ne voient pas assez loin, elles ne voient pas au-dessous d'elles : mais pour pouvoir parler de valeur et de non-valeur, il faut voir cinq cents convictions au-dessous de soi - derrière soi. Un esprit qui veut quelque chose de grand, qui veut aussi les moyens pour y parvenir, est nécessairement un sceptique. L'indépendance, vis-à-vis des convictions et le fait de savoir regarder librement font partie de la force..." [12]
Pour se maintenir d'abord dans cet esprit, une approche perspectiviste des relations complexes et entrelacées que chaque homme peut éprouver dans ses mondes multiples (individuels et collectifs) conduit à penser de diverses manières dans la plus grande extension possible : soit en se situant désespérément au bord du gouffre de la mort afin de lui donner un sens, soit à partir de la destruction inéluctable de toutes les apparences, soit dans une ouverture de la pensée, précisément de la raison en acte, donc créatrice, sur l'infinité de la Nature. Dès lors, les attitudes sceptiques varient dans toutes ces perspectives, car la raison humaine peut, y compris dialectiquement, soit se laisser absorber par l'angoisse qui la domine, soit se déployer comme gardienne de la vivacité intelligente d'un corps, soit s'interroger sur ses propres limites en reconnaissant qu'elle est trop formelle et directrice lorsqu'elle veut rendre compte de sensations éparses et de sentiments évanescents. Par exemple, comment une raison, même empirique, pourrait-elle surmonter l'énigme de la femme sachant que le désir masculin y entrevoit quelque béance, brutale et en même temps voilée, peu conforme à son simple désir de clarté ? En tout cas, ces limitations et ces variations du pouvoir de la raison conduisent à multiplier les perspectives d'approche des diverses réalités, fictions ou projets qui nous déterminent, ou qui peuvent nous déterminer, tout en frappant à la porte de l'invisible et du silence, afin d'aller vers l'essentiel, c'est-à-dire vers un point central ou vers la source infiniment créatrice qui anime sans doute toutes les perspectives.
En tout cas, une méthode perspectiviste devrait d'abord permettre de compléter un prime constat sceptique en ouvrant le négatif sur l'affirmation d'une constellation de possibilités surtout rationnelles. Or cette constellation se rassemble autour de trois perspectives majeures : les deux premières, horizontales, entrelacent mystérieusement le refus du gouffre inhérent à la mort et l'abîme de nos sensations plaisantes ou déplaisantes, le fini et l'indéfini. Certes, Pascal hésitait, avec beaucoup d'effroi, entre deux sortes d'abîme, celui de l'infini et celui du néant.[13] Mais nous pouvons douter de cette symétrie dès lors que l'infinité de la Nature peut surmonter, par ses éternelles créations, toutes les polarisations, donc tous les abîmes. La troisième perspective, verticale, contredit d'ailleurs les épreuves du gouffre et de l'abîme en chaque nouvel acte de la pensée, et même lorsque cette dernière entre en contact avec l'impensable, avec l'inconnaissable, c'est-à-dire avec la Nature infinie qui anime sans doute toutes les réalités en devenir. Eu égard à nos dérisoires capacités de connaître notre situation éphémère sur cette terre, les axes de ces trois perspectives créent en fait divers jeux possibles entre le clair et l'obscur ; ces jeux peu compréhensibles étant mus par une constante extension.
Pour le dire autrement, une première approche affirme, à partir des limites mortelles du vivant, une pensée qui se resserre sur cette limitation, donc qui rend impossible tout dépassement ou tout saut hors de ces limites. Ensuite, la négativité de cette première perspective peut être liée à la deuxième qui est fondée sur la sensation (puis sur le sentiment) d'une destruction de tout ce qui est ; cette sensation étant du reste le fruit pervers du cercle suivant : le presque-rien des sensations crée la sensation du presque-rien (et inversement). Une troisième perspective s'impose donc pour sortir de ce miroir aporétique et angoissant : la totalité du réel ne nous étant pas donnée (même par l'imagination qui a inventé les nombres, donc uniquement l'indéfini des mathématiques), il est nécessaire de rassembler tous les fragments apparents de cette totalité inachevée, de cette constellation de repères provisoires, sans prétendre atteindre par là une vision complète de cette totalité. Car cette troisième approche perspectiviste n'unifie pas ses diverses visions en les finalisant ou en les additionnant. Elle préfère plutôt, comme l'avait fait Nietzsche, faire secrètement prévaloir la puissance de l'infini (notamment dans l'éternel retour, y compris celui de la différence) qui oriente et dépasse sans doute dialectiquement tous les points de vue : "Il n'existe qu'une vision perspective, une «connaissance» perspective ; et plus notre état affectif entre en jeu vis-à-vis d'une chose, plus nous avons d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre «notion» de cette chose, notre «objectivité»." [14]
Cette troisième approche suspend ainsi chaque doute initial à partir de multiples interprétations fragmentaires (des aphorismes plus ou moins complets) qui ne prétendent pas juger le Tout, puisque ce dernier n'est donné à l'homme que dans son propre émiettement incomplet, c'est-à-dire dans de multiples fragments : "On dit : le monde n'est que pensée, ou volonté, ou guerre, ou amour, ou haine (…) séparément, tout cela est faux, additionné, c'est vrai."[15] Mais de quelle vérité s'agit-il alors ? Assurément pas d'une vérité partielle qui serait seulement la somme de quelques pensées potentielles, peu à peu énumérées. En fait, la vérité que Nietzsche évoque sans l'atteindre réside dans l'idée qui surmonte toutes ces pensées fragmentaires, en sautant de l'une vers l'autre et en hissant leur rassemblement au-dessus du quantitatif, voire au-dessus d'une vague addition indéfiniment complétée, c'est-à-dire plutôt dans une ouverture toujours recommencée vers la vérité que chacun éprouve dans ce rassemblement des fragments, sachant que cette vérité est inhérente à l'action de la "grande raison" de son propre corps qui fait vibrer la puissance de l'infini à l'intérieur d'une multiplicité : "Tu dis «moi» et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c'est, - ce à quoi tu ne veux pas croire, - ton corps et sa grande raison : il ne dit mas moi, mais il est moi en agissant." [16]
Cela signifie que la force qui agit dépasse toutes les formes que le moi peut faire paraître pour s'identifier, et que cette grande raison n'obéit pas à des déterminations particulières et uniquement aléatoires, comme c'était le cas pour Hume lorsqu'il affirmait, dans une détermination seulement empirique qui préfigurait d'ailleurs les excès de la postmodernité, qu'"il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt." [17]
En fait, le scepticisme de Nietzsche était d'abord fondé sur une indéniable foi en la raison logique, certes créée par l'homme, qui paraît insuffisante lorsqu'elle n'est fondée que sur des catégories abstraites et a priori : "Même le scepticisme contient en soi une foi : la foi en la logique." [18] Ensuite, le scepticisme de Nietzsche était transfiguré par la grande raison d'un corps qui classifie et sélectionne en donnant des formes à ses forces chaotiques, en sublimant ses instincts primitifs et en cherchant à unifier ses actions vitales, c'est-à-dire en accomplissant à sa manière, la puissance de la Nature qui, même dans sa réalité inconnue, et parce qu'il y a un éternel retour sélectif de toutes les choses, crée un ordre entre les causes et les effets. Cependant, cette vérité métaphysique, à peine dicible, ne sort pas d'un puits très profond. Elle crée au sein même de ses métaphores, un constant jeu éternel à l'intérieur de chaque corps vivant, souvent d'une manière impersonnelle, inégalitaire et sans but précis, entre ce qui donne et ce qui retire, ce qui crée et ce qui détruit, ce qui se conserve et ce qui se dépense…
En conséquence, dépassé par le perspectivisme, un faible scepticisme subsiste eu égard à l'impossible compréhension de la grande raison qui détermine en partie les jeux du devenir des choses. Nietzsche, fidèle à son perspectivisme, ne va pas alors plus loin dans le champ de la métaphysique, sans doute à cause de son hostilité à l'égard de la raison dialectique qui, au-delà d'un cheminement d'abord hésitant, permettrait pourtant d'ouvrir la pensée sur trois approches différentes de la réalité perçue et vécue, ces trois approches étant intellectuellement bien distinctes, bien qu'inséparables, comme le sont pour un pont les deux rives qu'il réunit. Et ce sera pourtant bien l'unité générique du pont qui devrait permettre de dépasser dialectiquement la contradiction des deux rives.
[1] Bonnefoy, Hier régnant désert, À une terre d'aube, Poème 7.
[2] Hegel, Introduction à l'esthétique, 1835, Aubier Montaigne, 1964, p.20.
[3] Platon, La République, II, 377a.
[4] Héraclite, fr. 123 DK.
[5] Comme pour Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus : "La philosophie signifiera l'indicible, en représentant clairement le dicible." 4.115.
[6] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 14.
[7] Wittgenstein : "On ne peut douter qu'à partir du moment où l'on a appris quelque chose de certain…" Fiches n° 410, Idées Gallimard, 1970, p.109.
[8] Nietzsche : « Je mets à part quelques sceptiques - le seul type convenable dans toute l'histoire de la philosophie - : mais les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité intellectuelle.» L'Antéchrist, Trad. Dominique Tassel, UGE 1967, 10/18, n° 360, §12.
[9] Nietzsche, Le Livre du philosophe, (Das Philosophenbuch - Theoretische Studien), 1872, trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion n°29, 1969, p. 179.
[10] Levinas, Éthique et infini, Le Livre de poche n°4018, 2007, p.87.
[11] Nietzsche, " Mais comment le scepticisme est-il possible ? Il apparaît comme le point de vue proprement ascétique de la pensée. Car il ne croit pas à la foi et détruit de ce fait tout ce qui est béni par la foi. Mais même le scepticisme contient en soi une foi : la foi en la logique. Le cas extrême est donc un abandon de la logique, le credo quia absurdum, doute de la raison et désaveu de celle-ci. "Le Livre du philosophe, op.cit., p. 207.
[12] Nietzsche, L'Antéchrist, op.cit., § 54
[13] Pascal, Pensées, Hachette, Brunschvicg, § 72, p.350.
[14] Nietzsche, La Généalogie de la morale, trad. H. Albert, NRF Gallimard, Livre de poche, 1964, n° 113, III, § 12.
[15] Nietzsche, Ibidem.
[16] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, traduction française par Henri Thomas, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et n° 988, Des contempteurs du corps, p. 44.
[17] Hume, Traité de la nature humaine, Aubier Montaigne, 1968, livre II, partie 3, sec III, p. 525.
[18] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., p. 207.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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