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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Voir et parler

Piero della Francesca

Piero della Francesca

  

  

   La spontanéité de la parole s'oppose à la persévérante présence de la vision de quelque chose. Certes, cette disjonction peut être niée, notamment en différant de parler, mais cela donne alors une trop grande importance à la visibilité, à l'évidence solitaire d'une clarté qui risque d'oublier ses liens naturels et nécessaires avec sa vision de l'obscur, comme c'était le cas chez Platon ainsi interprété par Blanchot : "La lumière donne pour mesure à la pensée la pure visibilité. Penser, c'est dorénavant voir clair, se tenir dans l'évidence, se soumettre au jour qui fait apparaître toutes choses dans l'unité d'une forme, c'est faire se lever le monde sous le ciel de lumière, comme la forme des formes, toujours éclairé et jugé par le soleil qui ne se couche pas. Le soleil est la surabondance de clarté qui donne vie, et le formateur qui ne retient la vie que dans la particularité d'une forme. Le soleil est la souveraine unité de lumière, il est bon, il est le Bien, l'Un supérieur qui nous fait respecter comme le seul lieu véritable de l'être tout ce qui est au-dessus." [1]  

   Cependant, différer de parler ne supprimerait pas les contradictions, y compris celles qui suscitent une parole soucieuse d'humaniser l'abîme entre un moi et autrui. En tout cas, pour Blanchot, cet abîme est irrémédiable : "La parole affirme l'abîme qu'il y a entre moi et autrui et elle franchit l'infranchissable, mais sans l'abolir ni le diminuer. Bien plus, sans cette infinie distance, sans cette séparation de l'abîme, il n'y aurait pas de parole, de sorte qu'il est juste de dire que toute parole véritable se souvient de cette séparation par laquelle elle parle."[2]

   En revanche, de son côté, la pensée d'une vision silencieuse est synthétique, y compris lorsque sa lumière devient un idéal ou une idée. Puis la vision, y compris celle de l'obscur, donne à parler. Elle inspire ainsi de dépasser ce qui la nie. Mais y a-t-il alors, comme l'affirmait Deleuze, "un pur rapport de forces" [3] entre voir et parler qui viendrait de la violence du Dehors vide qui les rapporte l'un à l'autre ? Y a-t-il un inéluctable et permanent combat, sans réel vainqueur, entre deux adversaires irréductibles, c'est-à-dire une bataille entre la pensée du voir et celle du parler ? En fait, cet entrelacement semble bien mystérieux, et parfois la clarté d'une vision, comme dans l'écriture et dans la lecture, oublie bien que la dissémination des significations sonores qui expriment cette vision n'empêche plus de réaliser l'équilibre décrit par Deleuze: "La Lumière ouvre un parler comme si les significations hantaient le visible pendant que le visible murmurait le sens."[4]

   En effet, cette union des significations sonores avec le visible est bien effective lorsque Deleuze crée des métaphores non délirantes et loin de la violence explosive des oxymores. Dans ce cas, la métaphore pense et donne à penser, à interpréter, à conceptualiser. Et, en son sein, l’absence, l’invisible et le caché révèlent quelques vérités générales du devenir des métamorphoses du monde d'une manière certes énigmatique, mais qui exprime l’intense devenir de ce qui est. En tout cas, la métaphore signifie alors deux aspects indissociables du réel : le visible et l’invisible.

   Puis, comme pour Bachelard, cette parole concentrée et imagée s'impose en réalisant le devenir du psychisme humain, voire en créant de l'humain [5]: "La pensée en s'exprimant dans une image nouvelle s'enrichit en enrichissant la langue. L'être devient parole. La parole apparaît au sommet psychique de l'être. La parole se révèle le devenir immédiat du psychisme humain." [6] Puis, même si le silence de la pensée ne se reconnaît pas dans cette sublimation de la parole, le savoir de ladite pensée demeure bien constitué par deux formes (celle du voir et du parler), et il n'y a donc pas d'intentionnalité universelle possible puisque chaque forme a ses propres objets et sujets.

   En conséquence, par delà la puissance créatrice des métaphores, il peut sembler philosophiquement pertinent d'affirmer qu'une vision, y compris celle de l'obscur, est, par sa nature synthétique, durable et ouverte sur l'infini, nécessaire pour fonder l'immédiateté d'une parole qui ne sera du reste jamais assurée de la pertinence des mots dispersés qu'elle utilise indéfiniment pour s'exprimer.

   Dans ce prolongement, le devenir d'une pensée consciente et raisonnable devra dominer chaque parole qui aura brisé un silence antérieur en risquant de s'abîmer dans la mystérieuse béance qui sépare les mots et choses. Mais, pour dépasser ce risque, le manque de sens inhérent à cette béance pourra être nié par des expressions métaphoriques spontanées qui feront parler les images en ouvrant la pensée sur les liens inextricables du silence et de la parole, sur des schémas généraux, puis sur des concepts !   

   Nées de la poésie (poiêsis), de la connexion de l’imitation et de l’invention, les métaphores précèdent certes la création des concepts. Mais ces derniers ne sont pas des condensés de métaphores, et la métaphore n'est pas un condensé de concepts, car ces derniers, hostiles à une expression énigmatique, dénotent, c’est-à-dire unissent explicitement un objet à son sens. Ils traduisent le réel dans une langue valorisée par le devenir d'une écriture qui souligne les structures intellectuelles, même si les concepts ne comprennent jamais les forces créatrices d'une subjectivité…

   En définitive, penser donne d'abord à voir l'obscur, puis des images globales de ce monde dont les mots évoquent ensuite la fragile et intermittente présence des choses. Et toujours, d'une manière asymétrique, voir et parler dialoguent au-dessus des chiasmes, des interstices, des entre-deux et des disjonctions, en faisant varier leurs différences, mais aussi en créant de nouvelles images et des concepts provisoires qui seront secrètement structurés par l'ordre invisible du réel tout en restant sensibles dans et par leur expression verbale singulière [7].

 

 

[1] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., pp. 175, 176, 237.

[2] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., p.89.

[3] "Et d'abord, d'après le savoir comme problème, penser, c'est voir et c'est parler, mais penser se fait dans l'entre-deux, dans l'interstice ou la disjonction du voir et du parler. C'est chaque fois inventer l'entrelacement, chaque fois lancer une flèche de l'un contre la cible de l'autre, faire miroiter un éclair de lumière dans les mots, faire entendre un cri dans les choses visibles. Penser, c'est faire que voir atteigne à sa limite propre, et parler, à la sienne, si bien que les deux soient la limite commune qui les rapporte l'un à l'autre en les séparant." (Deleuze, Foucault, 1986, Minuit, pp. 120, 124 et125).

[4] Deleuze, Foucault, op.cit., pp. 118 et 119,

[5] "Je saisirais peut-être les instants où la parole, aujourd'hui comme toujours, crée de l'humain... Je développerais alors - folle ambition ! - une doctrine de la spontanéité, car la spontanéité pure, où peut-elle être plus aérée, aérienne que dans le langage ?" (Bachelard, Fragments inédits de l'Introduction à la Poétique du Phénix, cités dans le livre sur Bachelard de Jean-Claude Margolin, écrivains de toujours/Seuil, 1974, pp. 97-98).

[6] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, p.9.

[7] Les concepts philosophiques "sont aussi des sensibilia qui ne sont rien sans la signature de ceux qui les créent." (Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, Reprise, 2005,  pp. 10-11,166, 181 et 54). 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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