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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Du cri à la parole

MunchMunch

Munch

  

  

  

   Sortir de l'obscur ou de la vacuité du réel ne s'effectue pas sans violence. Il faut, pour nier la vision de l'informe, créer une forme, une mise en voix, un premier murmure et un au-delà du cri primal qui, du reste,  n'aspirait pas nécessairement au jour. En fait, ce cri était un arrachement à une prime vision de l'obscur qui ne disait pas sa souffrance, mais qui exprimait avec une force incontrôlée, chaotique, ivre, contractée et immédiate, d'indicibles sensations ténébreuses dans et par de pures sonorités, lesquelles, selon Bernard Pautrat, étaient sans doute aussi inarticulées que le souffle qui les transportait : "Ce jaillissement fécond et séminal de la racine, le cri, où le mot pas encore formé se ramasse dans l'ellipse inarticulée du son fermé sur soi, serait donc le moment recherché de la pureté totale de la langue, où la musique de nature révoque indistinctement tout geste et réinvestit souverainement le souffle qui la porte." [1]

   Par exemple, dans Le Cri, l'œuvre célèbre de Munch (1893), la souffrance y est modulée et traduite d'une manière significative et très humaine. Comment ? D'abord, une diagonale déclinante canalise la douleur et la bloque dans le bas droit du tableau. Le jeu contradictoire des courbes et des droites, des couleurs chaudes et des couleurs froides, transfigure ensuite le cadre objectif de la figuration. Il n'y a pas dans ce tableau une interprétation claire de la souffrance, mais une force expressive qui, par delà la vision de l'obscur, remplace la lumière par des couleurs en créant des apparitions éclatées, comme des déchirures du réel.

   Le cheminement vers la parole, vers des expressions intentionnelles et significatives, est ainsi précédé par un cri-signal involontaire et naturel, primordial et inarticulé, qui sort de l'obscur en imitant des bruits naturels (en des onomatopées)[2] avec des mots, avec ces images acoustiques qui rapportent un son entendu à un son signifié, tout en réalisant "l'adhérence matérielle du ton et de la chose. " [3] Pour Nietzsche, c'est ainsi que le cri devient une parole musicale : "Quand le son devient-il musique ? Par-dessus tout, dans les états d'extrême plaisir et d'extrême malaise de la volonté, c'est-à-dire de la volonté qui jubile ou qui angoisse à en mourir, bref, dans l'ivresse de l'émotion (du sentiment) : dans le cri." [4] Puis la parole se fait entendre dans l'espace-temps des images des choses visibles en inspirant des analogies et des métaphores. 

   Pour atteindre ces petites pensées symboliques, les différents cris possibles, ceux de la colère, de la protestation, de l’horreur, de la plainte ou de la folie, devront être pensés de telle manière qu'ils permettront de relier l'invisible à  l'indicible. Or cela est précisément possible lorsque la parole crée des métaphores, des condensations symboliques qui simultanément concentrent en les superposant deux images, lesquelles, selon Ricœur, signifient "deux pensées de choses différentes simultanément actives." [5]

   En apparence tangible, bien qu’elle ne le soit pas, la métaphore, conformément à son sens étymologique, exprime un énigmatique changement de lieu (phora), mais elle rapproche aussi des choses, concrétise en réalisant l'union inextricable des mots avec des émotions. Vivement créatrice, sa vision condense deux images en une seule, tout en renforçant son dynamisme interne et en clarifiant l'expérience proliférante de la parole. Ensuite, parce que la métaphore a une double fonction, voilante et dévoilante, sa vision mentale fonde un nombre indéfini d’interprétations, donc de perspectives qui ouvrent sur une nécessaire relation avec autrui, voire, pour Bachelard, qui réalisent "le devenir immédiat du psychisme humain." [6] Ce devenir crée en fait un nouveau commencement, le surgissement d'une parole brève, imprévisible, étonnante, mais humanisée, qui réussit, selon Derrida, une extension du sens, une "plus-value" [7]  sémantique, féconde et pertinente.  

   Par ailleurs, pour sortir de l'invisible et de l'indicible afin de créer de l'humain, il ne faudrait pas, comme Deleuze, privilégier la folie d'un fondement métaphysique chaotique qui ferait fi des apparences les plus objectives. Car la puissance physique des cris ne saurait justifier une transgression des réalités visibles les plus singulières. Pourtant, Deleuze a affirmé d'une manière provocatrice et insolite : "Si vous n'entendez pas le cri des poissons vous ne savez pas ce que c'est que la vie."[8]

   Pour Nietzsche, cette métaphore du cri des poissons ne serait sans doute jugée que comme un acte de folie poétique qui remplacerait le désir de vérité par l'expression de splendides mensonges : "Non ! Rien qu'un fou, un poète tenant un langage imagé, criant sous un masque bariolé de fou, errant sur de mensongers ponts de paroles, sur des arcs-en-ciel multicolores…" [9]

   Néanmoins, Deleuze est plus raisonnable lorsqu'il interprète Spinoza, car il est pertinent de voir et d'entendre surtout, dans cette métaphore des cris de la pensée, les  prémices de l'inconscient freudien qui tentera d'éloigner ses démons en exprimant d'imprévisibles paroles libératrices : "Au début du livre Trois de l’Éthique, Spinoza lance vraiment des choses qui ressemblent des espèces de cris, de cris de la pensée. Il crie quand il parle du petit bébé, du somnambule et de l’ivrogne : le petit bébé à quatre pattes, le somnambule qui se lève la nuit en dormant et qui va m’assassiner et puis l’ivrogne qui se lance dans un grand discours. Spinoza dira : « Oh ! Finalement, on ne sait pas ce que peut le corps »." [10] Il faudra pourtant parvenir ensuite à sortir de cet abîme en remplaçant les cris par des murmures incertains, puis par des paroles raisonnables…

 

 

[1] Pautrat (Bernard), Versions du soleil, Seuil, 1971, p.101.

[2]"Dans une forêt primordiale où le pathos s'invente en un clin d'œil l'onomatopée convenable à se faire comprendre par autrui… " (Pautrat, Versions du soleil, op.cit., pp.98-99).

[3] Pautrat, Versions du soleil, op.cit., p.100.

[4] Nietzsche, La Vision dionysiaque du monde, Allia, 2004, p.62.

[5] Ricœur (Paul), La Métaphore vive, Le Seuil, 1975, p. 105.

[6] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, p.9.

[7] Derrida (Jacques), La Mythologie blanche, Le Seuil, "Poétique", 5,  1971, p.2.

[8] Deleuze, Cinéma et Pensée, Cours 67 du 30/10/1984-2.

[9] Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra - Le chant de la mélancolie, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988, p.341.

[10] Extrait résumé du cours de Vincennes de Gilles Deleuze.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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