Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Octobre 2023
En fait, l'inconscient nous parle. Et si l’inconscient nous parle, c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la manifestation d'une conscience égarée qui ignore la conscience réflexive de soi, celle de l'acte intellectuel d'un sujet qui désire sortir de l'obscur et de l'invisible, et aussi qui désire connaître et se connaître, c'est-à-dire instaurer une relation intellectuelle susceptible de dépasser ce qui est ignoré. Alors, pour déborder la réduction de la conscience soit à ce qu'elle ignore, soit à ce qu'elle sait, en oubliant le sujet qui la détermine, il faudra désirer rapporter les concepts formés par une conscience claire et distincte aux produits plus ou moins imagés d'une pensée inconsciente ou peu consciente, c'est-à-dire obscure, aveugle, fictive, confuse ou ambiguë.
Par exemple, comme chez Spinoza, les concepts d'une conscience réflexive pourraient n'être rien d'autre que les concepts de la raison, c'est-à-dire de la puissance de notre esprit humain [1] qui nous comprend nécessairement à partir de ce qui nous affecte : "Il est de la nature de la Raison de considérer les choses …comme nécessaires…, de percevoir les choses comme possédant une certaine sorte d'éternité (sub specie aeternitatis). " [2] Ou bien, dans la perspective plus existentielle d'un désir créateur qui, conscient de ce qui lui manque, instaurerait de nouvelles relations dans un monde en devenir, la puissance de la pensée raisonnable pourrait, dans ses diverses applications, varier en fonction des déterminations qu'elle éclairerait en se réalisant. Dans ce cas, comme pour Bachelard, l'activité de la raison, de cette capacité à penser clairement, évoluerait : "La raison est une faculté qui s'éclaire en s'enrichissant. Elle se développe dans le sens d'une complexité croissante." [3]
En effet, dans notre perspective existentielle, la raison n'est pas une faculté séparée de l'imagination. Pour un être humain qui a décidé d'être le sujet de sa pensée, la raison n'enferme pas dans la seule application répétitive des principes formels de l'identité et de la non-contradiction, elle s'ouvre aussi sur ce qui la dépasse, sur des réalités sensibles et complexes qu'elle ne saurait exclure, car une pensée consciente, celle d'un sujet existentiel, ne raisonne pas sans imaginer autre chose que la seule et simple répétition de ses mécanismes les plus clairs.
Cette répétition, cet acte mnémonique qui réalise le retour de l'identique (ou du même s'il y a des différences), unit le non-commencement et la non-fin dans un cercle fascinant qui semble éternel. Cette répétition est en effet fascinante parce qu'elle est un acte de la mémoire qui peut ensuite se perdre dans l'oubli de son auteur et de ce qui est répété, c'est-à-dire fonctionner à vide.
Ou bien, dans la vision de l'éternel retour par Nietzsche, l'éternelle répétition de la puissance de la Nature se manifeste surtout, à l'heure de midi, lorsque son énergie est à son comble d'intensité, avant de sombrer en dispersant ses forces et ses formes dans l'oubli provisoire de son vouloir, lequel renaîtra lorsque cessera son déclin et que se rassembleront et s'uniront toutes les différentes forces nécessaires pour raviver son vouloir de la puissance afin de s'élever et atteindre l'abîme terrifiant du retour d'un identique midi impersonnel et tout puissant, mortel pour les formes humaines, mais inspirateur du surhumain et de l'amour de son propre destin, le surhumain étant étranger à la sottise d'un oui qui imiterait et répéterait inconsciemment et mécaniquement des lieux communs, voire des opinions collectives…
Il y a, certes, beaucoup de folie dans cet oubli de la raison et dans cet attachement exclusif à des fragments de soi-même qui trouvent puis qui perdent leur unité en ayant remplacé le principe de réalité par la souveraine séduction du pouvoir de l'impossible, et en faisant comme s'il fallait rire devant "le déjà-là de la mort" (Foucault). Eu égard à l'abîme où sombrent les formes humaines, la folie est celle de la violence de la répétition d'un jeu indéfini entre des matières et des formes évanescentes.
C'est du reste dans cette perspective d'un mystérieux retour de l'identique que Nietzsche a voulu être le prophète d'un avenir commandé par son vouloir du sacrifice : "J'ai prononcé ma parole, ma parole me brise : c'est ainsi que le veut mon sort éternel, - je péris en tant qu'annonciateur !" [4] Or, cette épreuve folle de l'éternel retour, qui formule que tout revient en se refermant sur son cercle décentré,[5] n'a pas d'autre fin que de parler d'une fin qui ne sera jamais vraiment à la fin. Il y a ainsi de la folie dans ces commencements qui toujours répètent l'affirmation courageuse de l'éternel retour.
Nietzsche se satisfait-il alors de cette folie universelle du jeu de la différence et de la répétition, dès lors que le bruissement ou le grognement des mots n'alourdit pas la vivacité de sa pensée ouverte sur l'éternel devenir ? En fait, il ignore tout du revenir du différent qui revient, y compris lorsqu'il a décidé de se sacrifier pour devenir ce qu'il est, c'est-à-dire celui qui dit, dans la joie la plus profonde, le retour de lui-même ainsi que l'oubli de ce retour, mais aussi que tout a déjà eu lieu une infinité de fois, y compris dans la mobilité de toutes les différences. Certes, dans ce prolongement très singulier, voire subjectiviste et transporté vers les extrêmes, Nietzsche échoua dans sa tentative de fonder sa création surhumaine à partir de l'oubli de tous les ressentiments, car il est resté écartelé par la folle duplicité de son imaginaire, pour ainsi dire en superposant Apollon et Dionysos. Il affirme en effet : "Je suis victime d'un inexorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châtiment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie." [6]
Au-delà des échecs tragiques de Nietzsche, il est pourtant possible d'échapper à cette chute dans l'abîme qui absorbe tous les sentiments. Pour cela, chacun devrait s'élever et se dépasser sans chercher à faire prévaloir, en de brefs éclairs, la violence de mots ou de formes qui ne font que prolonger et accentuer les cris et les murmures des hommes. Enfin, sachant qu'un abîme infini serait un vide absolu qui nierait toutes les relations possibles entre les multiples fragments du réel, notre hypothèse de l'infini se fonde plutôt sur la puissance de la Nature qui crée des mondes nouveaux, que sur celle de l'éternel retour de choses des mêmes variations de la puissance des choses en devenir.
Au mieux pour créer un avenir serein et humain, imaginer c'est surtout penser, par delà toute répétition de l'identique, de toujours nouvelles unions du sensible et de l'intellectuel, des images et des concepts, afin de faire naître des significations et des valeurs inédites. Pour cela, la répétition n’est plus l'imitation passive d’un modèle ou de principes formels, ni l'action mécanique d'un éternel retour impersonnel et parfois désastreux, mais un acte volontaire et singulier qui permet de recommencer à penser selon l'ordre raisonnable d'un vécu réitéré par un sujet, mais qui est éprouvé en dépassant son passé, notamment par la sur-réflexion d'un présent qui ainsi s'approfondit…
[1] Spinoza, Éthique, III 3, IV app.3, IV 52 dém, IV app 25. La raison, ce deuxième genre de la connaissance, affirme comment des notions communes permettent de comprendre les lois générales (abstraites) et rationnelles de la Nature selon un enchaînement qui s'accomplit en sens inverse de l’ordre des choses : de la natura naturata à la natura naturans.
[2] Spinoza, Éthique II, 44, cor. 2.
[3] Bachelard, La Philosophie du non, Quadrige/PUF n°9, p.28.
[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent 2.
[5] Selon l'interprétation de Deleuze dans Différence et répétition, PUF, 2005, p. 380 : "Le négatif, le semblable, l'analogue sont des répétitions, mais ils ne reviennent pas."
[6] Nietzsche, Lettre du 28.08.83 à Overbeck.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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