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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le désir de penser, de créer et de réaliser

Bierstadt

Bierstadt

Le désir de penser, de créer et de réaliser

 

   Le développement de la pensée s'étire parfois vers quelques possibles vérités (άλήθεια) en risquant de se laisser entraîner par deux excès : celui de l'évidence (έναργεία) subjective qui ne doute pas d'elle-même et celui de la certitude objective qui fige le devenir des choses dans des concepts  qui leur donnent un premier sens, sachant que les concepts sont à la fois mobiles et sensibles. [1] En effet, ils ne se réalisent pas dans une représentation définitive, dans une représentation qui serait définitive en étant claire, distincte, donc universelle. En fait, comme pour Bachelard, il semble pertinent de penser que chaque concept est un événement qui dépasse de primes intuitions confuses en les modifiant : "C'est au moment où un concept change de sens qu'il a le plus de sens, c'est alors qu'il est, en toute vérité, un événement de la conceptualisation." [2] 

   Pour ne pas réduire la dynamique de la pensée qui s'épanouit lorsqu'elle ne sépare pas les faits de leurs multiples interprétations, et inversement, il est nécessaire de rassembler ce qui est dispersé et de diviser ce qui se donne isolément. Et ces deux activités intellectuelles de synthèse et d'analyse ne sont rien d'autre, pour Bachelard, que des créations où la pensée s'affirme en voulant dépasser ses propres négations : "Penser, c'est faire abstraction de certaines expériences, c'est les plonger de plein gré dans l'ombre du néant." [3]

   Cependant, même si cette ombre du néant n'est que mythique, créer a deux sens bien distincts : produire du nouveau d'une manière fictive ou bien réaliser des potentialités, actualiser du virtuel en faisant surgir le sens d'abord ignoré d'un ensemble matériel et formel qui était déjà confusément là et où s'opposaient des forces et des formes dispersées. Dans ce sens d'une création-réalisation, ce serait aussi découvrir pour Martin Buber : "Donner une forme, c'est découvrir. En créant je découvre. " [4]

   Or c'est précisément en rapportant le réel vécu au réel jugé, et inversement, que la pensée peut, au sens de réaliser, créer un concept d’accord ou d’adéquation entre les choses et la pensée. Ce qui implique de saisir le réel dans le constant devenir de ses diverses manifestations, y compris les plus nuancées, sans réduire son interprétation à ses seules structures logiques (formelles) ni à ses impressions trop profondément sensibles.

   Auparavant, la pensée a certes dû dépasser l'illusion de ses primes intuitions par des réflexions répétées, c'est-à-dire par des méditations qui lui ont permis de rassembler peu à peu, en les survolant parfois, des interprétations dispersées. C'est ainsi que, pour Wittgenstein, le désir de penser s'intensifie, y compris en risquant de sortir de son propre champ : "La pensée peut pour ainsi dire voler, elle n'a pas à aller pas à pas." [5]  

   Dans ces conditions, le désir agit de deux manières différentes, l'une fictive, l'autre réalisatrice. Soit il tend à combler un manque désastreux[6] en se laissant séduire par des fictions, soit il répète sa manière réussie de conserver son être en réalisant ses potentialités. Dans le premier cas, le désir est fantasmé, même s'il doit aussi se répéter pour approcher ce qu'il vise. Dans le second cas, le désir de penser se réalise en faisant prévaloir ce qu'il dépasse après avoir totalisé provisoirement son interprétation de l'inéluctable dispersion matérielle du devenir des forces vitales. Alors, au-delà d'une possible unification formelle et abstraite qui nierait les multiplicités matérielles, créer, au sens de réaliser, fait prévaloir une activité synthétique qui n'en reste pas à ce qu'elle a rassemblé en rendant pertinemment compte d'un moment du devenir du réel. Car cette activité synthétique rapporte également les formes abstraites données par l'esprit au constant devenir des limitations concrètes de la matière. Dès lors, créer consiste à réaliser des potentialités en concrétisant les éléments simples (par singularisation) et en opérant une formalisation des sensations (par l'universalisation des correspondances)…

    Fictive ou réalisatrice, la pensée créatrice est ainsi synthétique [7] lorsqu'elle ne se réduit pas à la description des phénomènes, ces derniers étant dépassés par la puissance invisible qui les a rendus possibles, tout en les condamnant parfois, selon Deleuze et Guattari, à de terribles métamorphoses : "C'est qu'on ne pense pas sans devenir autre chose, quelque chose qui ne pense pas, une bête, un végétal, une molécule, une particule, qui reviennent sur la pensée et la relancent." [8] Ou bien, d'une manière moins excessive, ce qui ne pense pas en nous pourrait nous inspirer de le remplacer par quelques nouvelles créations.

 

[1] Très pertinemment, pour Deleuze, les concepts sont des créations de la pensée qui survole à une vitesse infinie de multiples centres de vibration sensibles, tout en les rapportant à des intuitions créatrices fulgurantes, problématisées et singulières.

[2] Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p.56.

[3] Bachelard (Gaston), La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p. 16.

[4]  Buber (Martin), Je et Tu, Aubier, 1970, p.29.

[5] Wittgenstein, Fiches n° 273, Idées / Gallimard, 1970, p.77.

[6] Conformément à l'étymologie latine du mot désirer : desiderare signifie  déplorer la perte d'un astre (sidus).

[7] Alors que la philosophie analytique vise la seule clarté : "Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée. La philosophie n'est pas une doctrine mais une activité. Une œuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations." (Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.112).

[8] Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ? Minuit, Reprise, 1991/2005, p.44.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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