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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Pour comprendre un ciel bleu avec Bachelard

Pour comprendre un ciel bleu avec Bachelard

   Est-ce à partir de simples et étonnants contacts sensibles et intellectuels avec l'Infinité de la Nature, ces contacts étant joyeux et pourtant incomplets, comme lorsque deux êtres finis sont transportés par leur amour, qu'une métaphysique est possible, c'est-à-dire une création de la pensée sensible qui s'ouvre sur quelques savoirs fort probables ? Ces derniers concerneraient nos relations avec des formes dispersées du monde plutôt qu'avec rien, tout en sachant qu'aucun savoir n'est complet ni définitif puisque le réel, possible et virtuel, se déploie en un constant devenir qui ne se révèle jamais complètement.

   Dans cet esprit, le contact le plus remarquable pour fonder une métaphysique s'effectuerait à partir de l'amour entre deux êtres humains lorsque ceux-ci créent joyeusement et ensemble un accord commun, tout en réalisant diverses connexions en communion avec la Nature. Alors, si l'on se laisse inspirer par les pensées créatrices et exemplaires de Bachelard, une méditation, une rêverie et une création pourraient mettre sur la voie d'une possible métaphysique qui transfigurerait son expression poétique en des concepts : "Que m'importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer ! Il faut être deux – ou, du moins, hélas ! il faut avoir été deux – pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore !" [1]

   En effet, il faut vraiment être deux pour pouvoir créer une réalisation objective entre divers sentiments subjectifs, puis pour pouvoir comprendre cette relation, voire cette communion, c'est-à-dire la vivre en ayant d'elle une expérience précise et peut-être pertinente… Alors, une relation amoureuse, bien partagée entre deux êtres humains, pourrait élargir sa compréhension à ce qui n'est pas compris par eux, mais qui pourrait être compris par une relation plus vaste, celle qui s'élargit vers le ciel et sa couleur bleue, cette dernière s'étirant des profondeurs de la mer vers les cimes les plus hautes.

   Ensuite, lorsque la couleur bleue ne recouvre pas d'immenses et froids espaces aquatiques, les sensations éprouvées ne peuvent plus être tristes. C'est en effet dans une joie commune que la pureté du ciel apparaît, et avec d'autant plus de sérénité lorsqu'un  ciel bleu n'est ni une représentation objective diversement interprétable, ni une paisible image symbolique de l'immensité qui séduirait un psychisme ascensionnel, mais une image intime qui comprend mystérieusement ce qu'elle rassemble et ce qui lui échappe : une synthèse toujours ouverte en quelque sorte.

   Plus précisément, pour Bachelard, si comprendre est bien "l'acte même du devenir de l'esprit", [2] cet acte bref et pourtant réfléchi ne saurait être réduit à la seule conscience d'un individu ni à celle qui unit deux êtres humains, car le devenir d'une pensée commune peut s'élargir également à la pensée de la Nature dans son éternel devenir. 

   En revanche, un ciel bleu ne saurait satisfaire une âme solitaire qui, comme celle de Bataille, cherche tragiquement à se perdre dans la fascination d'une terrible immensité vide, certes ensoleillée, mais transformée en un abîme violent, trop brillant et néantisant : "Mes yeux ne se perdaient plus dans les étoiles qui luisaient au-dessus de moi réellement, mais dans le bleu du ciel de midi." [3] Face à l'apparition d'un brillant bleu céleste qui contredit la triste étroitesse d'une singularité narcissique, la solitude déréalise en rendant risible, en rendant étranger au monde et à soi-même, comme dans l'attente d'une mort imminente.

   Très différemment, pour comprendre un ciel bleu, mais aussi pour être compris par un ciel bleu, il y a une manière créatrice de se déréaliser qui ne requiert pas de s'enfermer en soi-même. Comme le suggère Bachelard, il suffit de se laisser inspirer par la couleur bleue qui vient de la terre et qui a été refroidie par l'immensité d'un ciel lumineux, par exemple lorsque s'effectue le bleuissement des lointains ou lorsque le ciel semble toucher un très discret horizon…

   Or, pour Bachelard, cette dématérialisation peut être positive, à la fois dynamique, expansive, aérienne et fine, un peu comme un simple et doux rêve d'infini : "L'imagination substantielle de l'air n'est vraiment active que dans une dynamique de dématérialisation. Le bleu du ciel est aérien quand il est rêvé comme une couleur qui pâlit un peu, comme une pâleur qui désire la finesse, une finesse qu'on imagine…" [4] Alors, l'imagination qui décolore un ciel, en favorisant quelques rêveries, renverse les perspectives du réel et de l'irréel, du regardant et du regardé : "C'est soudain le ciel bleu qui nous regarde." [5]

   Cependant, du seul point de vue de deux êtres humains qui s'aiment, il y a certes peu de choses à comprendre dans la calme vision aérienne d'un ciel bleu ; il n'y a en fait qu'un bref et léger contact sensible et rêvé avec un espace peu matérialisé, lequel échappe ainsi à toute possible possession puisqu'il n'est compris que dans et par ce contact. Et ce contact exprime surtout, d'une manière inductive, l'union ou plutôt la communion de deux êtres qui commencent ainsi à rapprocher, dans et par leur amour, ce qui était distinct en eux, entre eux et avec la couleur bleue du ciel qui échappe à toute fermeture matérielle.  

   Pour le dire autrement, cette compréhension à deux d'un contact visuel avec un ciel bleu s'effectue dans l'union de deux êtres lorsqu'ils partagent simplement et sagement, donc raisonnablement, le devenir de leurs existences bien distinctes, tout en oubliant un peu leurs distinctions afin de s'ouvrir sur la transparence d'un ciel dont la couleur n'est du reste que provisoire. 

   En tout cas, il faut être deux pour que l'action d'un amour sensible et intellectuel puisse instaurer une union susceptible de créer aussi une relation polarisée et appropriée avec la Nature, une communion avec un morceau de la Nature. Alors, comme pour Nietzsche, lorsque "toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, unies par l'amour," [6] une métaphysique de l'amour pourra se constituer dans et par la compréhension de ce qui rassemble des différences lorsqu'elles sont reconnues et un peu unifiées.

   Ensuite, une métaphysique de l'amour, fondée sur un simple contact du fini avec l'infini, pourra également inspirer à deux êtres qui s'aiment de "nommer une aurore", c'est-à-dire de faire prévaloir le commencement d'une parole commune concernant la diversité du monde sur le silence d'un amour narcissique de soi-même ou sur les délires indéfinis d'une passion. Mais, pour pouvoir "nommer une aurore", il faudra aimer chaque nouveau matin en  commençant à recommencer à vivre différemment chaque relation amoureuse. Ce qui, pour Bachelard, impliquera de renoncer à saisir intensément tous les sens de la vie, par exemple en réduisant volontairement son désir de connaître à ce qui peut être compris, seulement et modestement compris : "Nous ne pouvons nous comprendre qu'en réduisant, ensemble, les mêmes complexes, en diminuant toutes les tensions, en abjurant la vie." [7]

   Dans ce prolongement, une parole commune, partagée et ajustée à ce qui peut être compris, s'ouvre sur une perspective métaphysique lorsqu'elle comprend que l'amour entre deux êtres n'implique pas de tout comprendre, a fortiori si "l'essence même de la réflexion, c'est de comprendre qu'on n'avait pas compris."[8]  

   Dès lors, il faudra aussi, et surtout, reconnaître la valeur incompréhensible de ses renoncements, lesquels sont l'expression de l'amour entre deux êtres humains qui ne cherchent pas à se comprendre, mais à se réaliser avant toute compréhension. Cela signifie que la valeur du renoncement à avoir son propre être, à n'exister que pour soi-même, est ainsi compensée par l'amour de l'autre. Lorsque je ne m'aime pas plus que je l'aime, je peux vraiment comprendre que le ciel bleu nous rassemble. Ce qui n'implique pas, comme pour Vladimir Jankélévitch, de se sacrifier pour l'autre en lui donnant le maximum d'amour dans le moins d'être possible, contrairement à Nietzsche qui intensifiait le désir d'être dans sa conception du grand amour [9] : "Plus il y a d'être, moins il y a d'amour. Moins il y a d'être, plus il y a d'amour. L'un compense l'autre. (…) Il s'agit de faire tenir le maximum d'amour dans le minimum d'être et de volume ou à l'inverse, de doser le minimum d'être ou de mal nécessaire compatible avec le maximum d'amour."[10]

   En revanche, dans une perspective équilibrée et partagée, comme dans celle où, pour Bachelard comme pour Martin Buber, le " Je (est) créé en tant que personne dans le temps même où il me crée en tant que personne", [11] l'amour de soi s'accorde avec l'amour de l'autre, et le ciel peut être vraiment compris à deux dans la commune intuition réfléchie de son incompréhensible et inconnaissable couleur bleue. Comme pour Socrate, il faut en effet toucher une réalité incompréhensible pour pouvoir comprendre ses limites, et qu'un immense ciel bleu est une sorte d'étrange porte symbolique ouverte sur l'infinité de la Nature, c'est-à-dire qu'un ciel bleu met sur le seuil d'une imprévisible et impensable perfection.

   Partagé à deux, vécu et aimé à deux, en un bref et infime contact qui spiritualise chacun, un ciel bleu peut mettre ainsi chacun sur le bord lumineux et non violent de l'infini et de l'éternel, tout en sauvegardant la finitude de chacun, contrairement à Pascal pour qui "le fini s'anéantit en présence de l'infini." [12]

   En tout cas, chaque point de contact d'un ciel bleu avec l'infini peut être  symboliquement imaginé comme porteur d'une certaine pureté puisqu'il n'est ni visible ni audible. De plus, ce simple et pur contact ne s'effectue ni par hasard ni par volonté. Il s'impose de lui-même sans donner ses raisons et sans éveiller la matière qu'un sentiment d'amour a  transfigurée, voire déréalisée. Pour Bachelard, en effet, le processus est très simple et il commence par l'amour du réel : "Ce n'est pas la connaissance du réel qui nous fait aimer passionnément le réel. C'est le sentiment qui est la valeur fondamentale et première. La nature, on commence par l'aimer sans la connaître, sans la bien voir, en réalisant dans les choses un amour qui se fonde ailleurs. Ensuite, on la cherche en détail parce qu'on l'aime en gros, sans savoir pourquoi." [13]

   Devant un ciel bleu, nul ne commence en effet par connaître, car l'épreuve  qui naît dans un amour effectivement partagé, c'est la rencontre du lointain et du proche, le surgissement de l'instant dans l'éternel, le dépassement de l'obscur par une brève clarté, chaque épreuve demeurant largement impensée, voire inconnaissable, pourtant source de multiples  rêveries célestes qui rapprocheront peut-être de l'infiniment petit : "On s'aperçoit que la rêverie aérienne permet de descendre au minimum de l'être imaginant, c'est-à-dire au minimum minimorum de l'être pensant." [14]

   Cette descente est certes provisoire. Mais c'est sans doute parce qu'une métaphysique de l'amour, fondée sur la simple compréhension du contact de l'amour de deux êtres avec un ciel bleu, ne permet pas de comprendre l'essence de l'amour, mais seulement sa naissance, donc le commencement d'une métaphysique de l'amour qui implique d'abord, pour Bachelard, "d'aimer des qualités contradictoires", [15] puis de préparer un avenir commun renouvelé chaque fois différemment avec l'autre, et enfin de donner un sens aux souffrances inhérentes à une vie terrestre qui échappe malheureusement à toute possible idéalisation : "Ne pas pouvoir réaliser un amour idéal est certes une souffrance. Ne pas pouvoir idéaliser un amour réalisé en est une autre." [16] Cela signifie, pour Bachelard, que sa commençante métaphysique de l'amour ne saurait être séparée d'une "psychologie rationnelle et morale" [17] qui, depuis Platon ou comme pour Spinoza, fait prévaloir la lumière morale sur les sentiments : " C'est à la fois une durée, une habitude et un progrès. Pour fortifier un cœur, il faut doubler la passion par la morale, il faut trouver les raisons générales d'aimer. C'est alors qu'on comprend la portée métaphysique des thèses qui vont chercher dans la sympathie, dans le souci, la force même de la coordination temporelle. C'est parce qu'on aime qu'on souffre que le temps se prolonge en nous et qu'il dure." [18]

   Quoi qu'il en soit, le devenir du monde est le fruit d'un invisible et constant déséquilibre qui se manifeste entre des forces terrestres et la puissance infinie de la Nature qui ne se réduit pas à ces forces. Et ce déséquilibre est constitutif de nouvelles relations instables et toujours différentes entre soi et l'autre, le clair et l'obscur, la parole et le silence, hors de toute fusion, de toute identité purement conceptuelle et de toute négativité absolue…

 

[1] Bachelard, Préface du livre de M. Buber : Je et tu. Aubier, 1969, p.11.

[2] Bachelard, Le Rationalisme appliqué, P.U.F., 1949, p.215.

[3] Bataille (Georges), Le Bleu du Ciel, 10/18, Pauvert, 1957, p.131.

[4] Bachelard, L'Air et les songes, Corti, 1943-1965, p.188.

[5] Bachelard, L'Air et les songes, op.cit., p.191.

[6] Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant d'ivresse, 10.

[7] Bachelard, Lautréamont, Corti, 1940, pp.119-120.

[8] Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, P.U.F., 1934, p.177.

[9]"Les grands problèmes exigent tous le grand amour, et seuls les esprits vigoureux, nets et sûrs, d'assiette solide, sont capables de ce grand amour." (Nietzsche, Le Gai savoir, § 345).

[10] Jankélévitch, Le Paradoxe de la morale, Seuil, 1981, p.150.

[11] Bachelard, Préface du livre de Martin Buber intitulé Je et tu. Aubier, 1969, p.13.

[12] Pascal, Pensées, Brunschvicg, § 233.

[13] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, p.155.

[14] Bachelard, L'Air et les songes, op.cit., p.195.

[15] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.181.

[16] Bachelard, La Dialectique de la durée, P.U.F., 1972, p.141.

[17] Lagneau, Célèbres leçons et fragments, De la métaphysique, P.U.F. 1964, p.88.

[18] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier- Médiations, 1973, p.92.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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