Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Février 2020
Lorsque le sentiment de l'amour n'est plus seulement mû par la puissance du besoin, par les contradictions du désir, par les débordements de la passion, par une vision sublime, par l'amour charitable des exclus ou par un contact avec l'infinité de la Nature, c'est la lumière de la raison qui rend possible non seulement une relation amicale avec l'autre que soi, mais aussi, et surtout un dépassement éthique qui pourrait ensuite rendre possible un amour global de l'humanité. Dans ces conditions transcendantales, l'amitié ne saurait être réduite, comme dans la camaraderie par exemple, à des habitudes impersonnelles, à des plaisirs ou à des intérêts communs et intéressés. Par ailleurs, l'amitié implique de reconnaître la valeur intrinsèque de l'autre sans aller pour autant jusqu'à l'amour d'amitié [1] qui ne distingue pas clairement ce qui relève d'une inclination naturelle, même élective, et ce qui exprime une charitable sympathie pour autrui, quel qu'il soit, ainsi que ce qui relève de valeurs indifférentes à ce qui est partagé : la force d'aimer avec tempérance les différences les plus étranges de l'autre.
Pour poser le problème, il faut d'abord préciser que l'amitié n'est pas clairement concevable à partir des seules déterminations naturelles de l'amour qui sont, certes, indispensables à la vie pour les hommes et pour les animaux, mais qui font prévaloir l'amour de la nature sur de possibles relations amicales entre les êtres humains. Car, si l'amitié vise bien une sorte de perfection, comme chez Aristote, [2] c'est en se fondant sur la pratique constante d'une vertu et non en accompagnant ou en exprimant les forces naturelles qui font mûrir puis disparaître les choses terrestres. Certes, ces forces attachent ou associent les êtres, mais c'est de manière très variable et avec plus ou moins de tendresse et de cruauté. Et ces variations sont déterminées soit par de vagues ressemblances entre les êtres, soit par des différences, sans qu'il soit le plus souvent possible de bien distinguer les unes et les autres. Dans cette perspective, pourtant, Nietzsche avait conçu l'amitié sans la séparer vraiment des forces naturelles les plus dévastatrices, même divinisées.[3] Mais de quelle sorte d'amitié s'agissait-il alors ? D'un rêve d'amitié plutôt que d'une relation humaine avec un être humain. Pour le disciple de Zarathoustra, en effet, les femmes n'étaient pas encore capables d'amitié [4] et, concernant les hommes, il préconisait un idéal d'amitié très fictif, précisément imaginé d'une manière homérique, virile, courageuse et joyeuse. Cela signifie que, inspirée par la puissance de la nature, l'amitié demeurait pour lui inséparable de la haine [5]et de tous les combats qu'elle motive. Il lui faudra donc "savoir haïr ses amis",[6] aimer les combattre, [7] tout en pensant que sa propre méchanceté est bien naturelle, impersonnelle, donc innocente. En conséquence, avec une hardiesse surhumaine, amorale, méprisante, tyrannique et impitoyable… le cœur débordant d'amitié du philosophe [8] a surtout voulu exprimer son "pressentiment du Surhomme",[9] c'est-à-dire une image de lui-même qui devait être surmontée, du reste comme toute image de l'homme : "Hélas ! Il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. Aussi aspirent-ils à un ami qui les entraîne plus haut." [10] Pour cela, l'ami permettra de valoriser le futur : "Je ne vous enseigne pas le prochain, je vous enseigne l'ami. Que l'ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhomme. (…) En ton ami, tu dois aimer le Surhomme comme ta raison d'être." [11] Cependant, en réalité, cette vision de l'amitié n'est qu'un fantôme qui accompagne l'ombre d'un moi solitaire et altier, lequel se dépasse tragiquement pour devenir plus beau, surhumain, divin en quelque sorte, à coup sûr en une amitié toujours lointaine et idéalisée : "Il y a bien, çà et là sur terre, une sorte de prolongement de l'amour dans lequel le désir cupide que deux êtres éprouvent l'un pour l'autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle convoitise, à une soif supérieure commune, celle d'un idéal qui les dépasse tous deux : mais qui connaît cet amour-là ? Qui l'a vécu ? Son véritable nom est amitié." [12] Dès lors, cette amitié surhumaine ne pourra être que stellaire, c'est-à-dire vouée à disparaître mystérieusement comme une étoile : "Nous étions deux amis, nous sommes deux étrangers. Mais cela est bien ainsi. (…) La toute-puissance de nos tâches nous a ensuite séparés ! (…) Pour cela l'idée de notre ancienne amitié doit nous devenir plus sacrée ! Il existe probablement une formidable trajectoire, une piste invisible, une orbite stellaire, sur laquelle nos voies et nos buts différents sont inscrits comme de petites étapes ; élevons-nous jusqu'à cette pensée. (…) Croyons donc à notre amitié stellaire, même si nous devons être sur terre des ennemis." [13] Cette amitié stellaire apparaît et disparaît en effet comme une ombre fugitive, et c'est peut-être cette fatale amitié, pourtant occasionnelle et sans pérennité, qui exprime la vérité de l'amitié pour Nietzsche.
[1] L'expression «amour d'amitié» (amor amicitiae) se trouve chez Thomas d'Aquin (Somme théologique, 1a-IIae, art.4).
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 4, 1156 b6. Tricot, Vrin, 1972.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des tarentules, p. 119.
[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'ami, p.70.
[5] "Plutôt une inimitié d'un bloc - Qu'une amitié faite de bois recollés." : Nietzsche, Le Gai savoir, Plaisanterie, ruse et vengeance, § 14 p. 20.
[6] Nietzsche, Ecce Homo, Avant-propos, p. 11, et Ainsi parlait Zarathoustra, De la vertu qui donne, 3. p. 93.
[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'ami, p. 69.
[8] "Ton ami doit être ton meilleur ennemi. C'est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son cœur." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la guerre et des guerriers, p. 60).
[9] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain, p. 75.
[10] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'ami, p.69.
[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain, p. 75.
[12] Nietzsche, Le Gai savoir, Livre premier, § 14, p.57.
[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 279 p. 225.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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