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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Les apparences et les images du monde

Les apparences et les images du monde

   Comme l'indique l'étymologie, en latin le mot res qui forme celui de réalité dans notre langue signifie chose. Pourtant, l'ensemble des choses (des êtres indéterminés) qui apparaissent avant de dispa­raître ne se réduit pas au fait de leurs réelles présences. On peut en effet imaginer également des réalités à venir et percevoir que l'apparence des choses qui s'impose à partir de nos sensations n'est jamais complète ; une part invisible prolonge ou précède en effet celle qui est visible. Ensuite, la présence d'une chose apparente n'est jamais séparable du fait qui l'a déterminée, c'est-à-dire de ce qui, formelle­ment et (ou) matériellement, l'a fait apparaître, donc don­née, même si nous ignorons la réalité de cette cause. En tout cas, face à l'apparence d'une forêt, nous pouvons dis­tinguer deux réalités déterminantes : l'une formelle (qui constitue l'ensemble plus ou moins ordonné des arbres qui peuvent être dénombrés) et l'autre matérielle (qui instaure des relations entre la lumière et des nuances de couleurs vertes, marrons ou jaunes…). Dans les deux cas, la réalité des apparences est donnée partiellement au milieu d'autres apparences du monde et dans la diversité des consciences qui en interprètent les images (alors devenues mentales). La réalité apparaît ainsi d'une manière d'abord complexe : limitée, en partie invisible, déterminante et déterminée, formelle et matérielle, imagée, et toujours étonnante puis­qu'elle peut être diversement interprétée.

   Parler alors glo­balement de la réalité de la Nature, c'est-à-dire de la tota­lité de tout ce qui a été, de tout ce qui est, et de tout ce qui sera donné, n'est pas pour autant impertinent si cette parole associe clairement les différentes perspectives de cette totalité, et même s'il ne s'agit que d'un discours général qui ne peut ni être senti ni imaginé dans tous ses fondements. Car le réel est ce qui donne, ce qui est donné et ce qui sera donné, tout en apparaissant aussi à la fois abstraitement et sensiblement dans une pensée qui désire s'ouvrir sur tous les possibles, voire aussi sur l'impossible, afin de s'ouvrir sur l'infinité sans image d'un ensemble qui pourra englober intellectuelle­ment toutes les réalités concrètes et finies d'un monde, sans s'y laisser réduire.

   Dans ces conditions, d'un point de vue seulement terrestre, la réalité qui appa­raît n'est certes jamais l'Être infini et éternel qui englobe tous les êtres, mais un cela neutre, ni être ni néant, qui se donne et qui est reçu par une pensée sensible et humaine qui ne saura certes, à partir de lui, ni persévérer dans l'être qu'elle n'a pas, ni disparaître dans le silence ou dans la fu­reur des apparences du monde qui naissent indéfiniment pour disparaître ensuite. Car des lumières animent diver­sement les espaces obscurs, bien distinctement, mais sans qu'il soit possible d'imaginer la fin définitive des unes ou des autres. Ce qui meurt est en effet éternellement rem­placé par d'autres réalités naissantes. Et ce qui disparaît dans une apparence c'est sans doute la part de l'invisible qui rend possible l'apparition d'autres apparences.

   Dès lors, le cela neutre qui se donne avec les appa­rences est inséparable de ses futures donations. Et jamais le cela qui se donne ne se transforme en rien, car il rend toujours encore possible d'autres réalités apparentes ainsi que le jeu du rien d'apparent avec quelque chose. La ré­alité du cela n'est donc pas, comme c'était le cas pour Pyrrhon, le fruit sec et brut d'une indifférenciation sceptique de toutes les apparences qui s'anéantiraient alors en ne laissant dans un espace vide que la pure apparence d'un rien absolu et invi­sible, donc paradoxalement sacré, c'est-à-dire ce qui était, pour M. Conche "l'apparence-totalité, l'apparence univer­selle",[1] car cette dernière ne serait alors ni l'apparence d'une chose, d'un objet, d'un être… ni une apparence pour quel­qu'un, pour un sujet. Pure, cette apparence (φαινόμενον) ne serait donc pas un phénomène, c'est-à-dire ce qui appa­raît d'une chose avec ou sans illusion. Elle serait le rien qui subsiste dans l'intuition d’une non-image après la mise entre parenthèses du dehors et du dedans de toutes les ap­parences par une réduction sceptique qui n’est pas phé­noménologique, car cette réduction rend toutes les diffé­rences insignifiantes, tout en imposant un rien indifférent à la pensée, puisque ce rien supprime la coupure du visi­ble et de la vision, du sujet et de l’objet, tout en "renon­çant au jugement qui creuse l'apparence".

   Dans cette in­terprétation sceptique et nihiliste qui, inspirée par Pyrrhon, a dépouillé le réel de toute substance, aussi bien de celle de l'humain que de celle de la consistance d'une pensée possible, cette agnosie universelle ne concerne en réalité personne ! Chaque nou­velle apparence devrait mystérieusement surgir à partir de rien. Et il ne s'agirait même pas de l'apparition d'une trace dérisoire, comme celle de la photo jaunie d'un aïeul que l'on n'a jamais connu. Car cette pure apparence, ou plutôt cette pure fiction de l'apparence, demeure, tragiquement et éternellement, un impensable qui échappe à toutes les ré­alités aimables pour un être humain. Ce qui est choquant si l'on admet que seules les apparences colorées et structu­rées qui sont données dans le monde terrestre peuvent ré­ellement être aimées dans leurs différences singulières, même éphémères. Du reste, comment pourrait-on connaî­tre une chose, même changeante, que l'on n'aime pas ?

   Certes, qui pourrait nier que les apparences sont évanes­centes, vacillantes, grises, voire inconsistantes ? Intéres­santes, séduisantes ou fascinantes, elles flottent en effet entre le visible et l'invisible, mais elles inspirent pourtant la pensée de l'idée virtuelle et neutre (hors d'une dualité entre l'être et le paraître) qui précède les apparences et qui subsiste au delà de toutes les apparences finies et éphémè­res du monde, par delà ses couleurs qui unissent un peu la matière et la lumière, et par delà ses structures ; chaque apparence étant toujours modifiée ou niée par de nouvel­les apparitions… Mais peu importe, puisque c'est toujours la même lumière, comme celle d'une raison naturelle bien cachée, peut-être elle-même infinie, qui semble accompagner et vivi­fier la matière de chaque nouvelle apparence en rassem­blant, y compris d'une manière négative, une pensée de l'apparence comprenant ce qui est pensé et celui qui la pense. Dès lors, l'évidence sensible selon laquelle le rien absorberait et annihilerait toutes les apparences mérite d'être niée et refusée.

   En conséquence, comme Nietzsche nous l'inspire souvent, le pro­blème de l'infini est insépa­rable de sa relation au fini, c'est-à-dire de sa relation avec les illusions inhérentes au surgissement imprévisible des apparences sensibles, voire avec les apparences d'apparen­ces de nos rêves, sans pour autant conduire au néant des apparences, puisque le devenir des choses rend parfois pos­sibles quelques contacts gra­cieux avec une infinie plénitude, sans que l'un puisse oublier la constante présence des choses finies dans l'infinité de la Nature : "La moindre parcelle du monde est une chose infinie ! " [2]

 

[1] Conche, Penser encore - Sur Spinoza et autres sujets. Les Belles Lettres, Encre marine, 2016, p.135.

[2] Nietzsche, Le Gai savoir, Plaisanterie, ruse et vengeance, Idées, 1950, §55, p.32.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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