Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Février 2022
Les instincts sont des forces naturelles contradictoires (conservation et domination), ou complexes (reproduction, croissance et accumulation), qui cherchent à s'adapter au réel ou à le fuir, tout en s'agrégeant à la manière d'un troupeau. Pour Nietzsche, concernant la multiplicité des instincts qui nous déterminent, même s'ils poussent vers l'utile ou vers une très probable assimilation, rien ne permet de les dire vrais ou faux. En réalité, ils se déploient en des perspectives multiples qui sont inconnaissables ou illusoires, surtout lorsqu'ils tentent de se réduire à une seule détermination pour mieux se prolonger, comme dans l'instinct de conservation.[1]
Tout se joue en fait à partir de multiples perspectives qui associent l'instinct à des plaisirs et à des souffrances, et non au désir de connaître véritablement d'une manière libre, voire désintéressée : "Tant que l'on cherche la vérité dans le monde, on se tient sous la domination de l'instinct : mais celui-ci veut le plaisir et non la vérité, il veut la croyance à la vérité, c'est-à-dire les effets de plaisir de cette croyance." [2]
Les conséquences de cette réduction du savoir au plaisir de posséder de vaines croyances sont les suivantes : l'instinct tendant vers le plus grand et le plus immédiat plaisir qui résulte de la fin d'un effort, [3] il ne peut inspirer que des mensonges, des erreurs [4] et des illusions.
Cette inéluctable dérive du plaisir vers des croyances fausses, vers l'ignorance ou vers l'incertitude, [5] paraît conforme aux réalités de la vie qui, pour Nietzsche, ne visent qu'à dominer, qu'à triompher, y compris en trompant, voire surtout en trompant : "Qu'un jugement soit faux, ce n'est pas, à notre avis, une objection contre ce jugement ; voilà peut-être l'une des affirmations les plus surprenantes de notre langage nouveau. Le tout est de savoir dans quelle mesure ce jugement est propre à promouvoir la vie, à l'entretenir, à conserver l'espèce, voire à l'améliorer." [6]
En effet, déterminée par une multiplicité de forces instinctives, une éventuelle vérité concentrée, synthétique, donc réduite à une seule cause, serait inéluctablement un mensonge, notamment parce qu'elle cherche alors à se saisir elle-même par optimisme ou par idéalisme en se contemplant, puis en se figeant : "Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées !" [7]
C'est ainsi que l'irrationalité des forces naturelles, et surtout la supériorité de chaque acte instinctif [8] sur la pensée logique, peut faire espérer que la vérité ne se trouve pas dans ce monde-ci, dans ce monde conflictuel, alors que, du point de vue des instincts, seul ce monde des apparences et de l'illusion est réel ; et il n'y a pas d'autre monde que celui-ci, que celui où chaque sujet est multiple, divisé, voire contradictoire, avec des désirs cruels, car "chacun de ces instincts se sent entravé ou stimulé, flatté par chacun des autres, chacun a sa loi d'évolution qui lui est propre (ses hauts et ses bas, son allure, etc.) – et l'un décline quand l'autre grandit." [9] Dès lors, dans ce terrible chaos, y aurait-il néanmoins une possible valeur de l'erreur ? Pour Nietzsche, toute éventuelle vérité ne serait qu'une erreur utile dans la mesure où chaque être humain, ignorant ce qui sert vraiment la vie, ne cherche à se satisfaire que de ce qui lui fait immédiatement plaisir.
La relation entre vérité, vie, mensonge et erreur est ainsi inextricablement complexe, voire changeante, car l'être humain demeure toujours joué par ses instincts. Il veut croire en la vérité, mais cette dernière n'est qu'une croyance mensongère. Nietzsche l'explique ainsi : "Le menteur fait usage des désignations valables, les mots, pour faire que l'irréel apparaisse réel. (…) Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité… Nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité." [10] En tout cas, l'argument majeur de Nietzsche est le suivant : l'être humain n'est pas capable de connaître le fondement du réel (en grec ύποχείμενον), ce qui git au fond sans fond de la nature, c'est-à-dire ce qui anime les profondeurs abyssales de la vie, et il en donne l'explication suivante : "La vérité dernière qui est celle du flux éternel de toute chose ne supporte pas de nous être incorporée ; nos organes (qui servent la vie) sont faits en vue de l'erreur." [11]
Un scepticisme excessif domine alors : "Quelles sont en dernière analyse les vérités de l'homme ? — Ce sont ses erreurs irréfutables." [12] L'importance de ces erreurs pousse parfois Nietzsche à préférer les mensonges de la poésie aux souffrances de la recherche philosophique, notamment lorsqu'il affirme : "La pensée est quelque chose dont il vaudrait mieux qu'elle n'existât point."[13]
Demeurent pourtant, et surtout, les mots et les surfaces qui procurent d'immenses satisfactions. Et, lorsque ces surfaces seront privées de sens, il sera toujours possible d'en créer un, à chaque nouvel instant, tout en sachant que cette création est l'appropriation d'une chose qui a été transformée, donc qui n'est pas une pure action intellectuelle, comme celle qui crée les jugements synthétiques a priori pour Kant. Car, puisqu'aucune vérité métaphysique ne précède les forces instinctives qui se déploient, entre hasard et nécessité, Nietzsche a dû créer ses propres interprétations dans le prolongement des instincts, donc uniquement des interprétations, et non la vérité d'une réalité : " Vouloir le vrai – c’est s’avouer impuissant à le créer." [14]
Nietzsche demeure pourtant philosophe ; en mentant, il dit aussi le vrai d'une manière vérace, c'est-à-dire en étant sincère (en latin verax). Et il ne veut pas réellement tromper, car sa véracité n'est pas le fruit de la mauvaise conscience, c'est-à-dire le fruit de la conscience du caractère morbide d'une faute morale qui, se retournant contre elle-même, a transformé les instincts en les intériorisant, puis en culpabilisant leur auteur.
En réalité, Nietzsche a sincèrement transfiguré ses échecs, sa mauvaise conscience, ses maladies, et il ne s'est pas refoulé d'une manière ascétique ou en créant des souffrances volontairement plus douces. Malade de lui-même comme tout être humain qui subit les aléas de son destin, mais peut-être davantage que beaucoup d'autres, il n'a pas cherché à privilégier ses aptitudes à l'abstraction qui lui auraient permis de rationaliser le malheur, d'amener sa conscience à plus de lumière, de découvrir des vérités scientifiques, ou bien de créer un Idéalisme métaphysique, "la naissance de la beauté", [15] voire un monde de beauté…
[1] "Contrairement aux animaux chez qui tous les instincts suffisent à des fins parfaitement déterminées." (Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, (Der Wille zur Macht) t. I et II – Œuvre posthume, Trad. Bianquis. Paris, NRF., Gallimard, 1942, t.II, liv. III, §478.)
[2] Nietzsche, § 176 et 184 du Livre du philosophe - 1872 - (Das Philosophenbuch - Theoretische Studien), trad. Angèle K. Marietti, Aubier-Flammarion n°29, 1969.
[3] "Le plaisir se produit quand il a atteint le but de son effort ; le plaisir accompagne l'acte, ne le déclenche pas." [3] (Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., I, p.221.)
[4] "La vie n'est pas un argument ; car l'erreur pourrait se trouver parmi les conditions de la vie." (Nietzsche, Le Gai savoir - 1881-1882 - Die fröhliche Wissenschaft - la gaya scienza -, trad. Vialatte. Paris, NRF., Gallimard, idées, 1964. §103.)
[5] "Qu'est-ce qui proprement en nous aspire à la vérité? (…) Étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? et l'incertitude ? Voire l'ignorance?" (Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., §1.)
[6] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., § 26, 27.
[7] Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, op.cit., § 296.
[8] "Il n'y a d'acte parfait que l'acte instinctif." (Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t.1, liv. II, § 258.)
[9] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t.1, liv. II, § 191.
[10] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., p.175 et 183.
[11] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., II, §178.
[12] Nietzsche, Le Gai savoir. § 265. Dernier scepticisme.
[13] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 183.
[14] Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., II, Introduction, § 6-A.
[15] Nietzsche, La Généalogie de la morale - 1887 - (Zur Genealogie der Moral - Eine Streitschrift), NRF, Gallimard, Livre de poche, 1964, n° 113, p.105.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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