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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

En des danses légères

Janmot

Janmot

   La musique fait surgir les mouvements gracieux de ses rythmes et de ses matières sonores à partir des mystères profonds du monde terrestre. Or la danse va chercher dans des profondeurs encore plus profondes, les énergies nécessaires pour ses expressions corporelles les plus gracieuses. Pour Serge Lifar, en effet, la bêtise des sensations les plus primitives agit fondamentalement dans la danse : "L'art de la danse est peut-être le plus directement communicatif, le plus extatique, le plus expressif et le plus émouvant de tous. Mais il est aussi le plus limité dans ses moyens d'expression, le plus primitif, le plus bête de tous les arts." [1]

   À partir de ce constat qui fait prévaloir une puissante vitalité primitive, surtout bornée, comment des mouvements gracieux sont-ils alors possibles dans une danse ? Il faut sans doute considérer que, à partir des émotions les plus fortes, des mouvements corporels deviennent gracieux lorsqu'ils se déplacent avec souplesse dans une durée indivisible, avec des gestes simples, donc sans effort superflu.

   Ces mouvements corporels peuvent par exemple ex­primer les émotions d'une âme concentrée, qui s'accorde avec les harmonies de la Nature avec beaucoup de légèreté, en associant les actes musculaires avec la continuité de l'enchaînement des figures. Alors, la grâce de cette fluidité élargit un peu l'espace où les formes se déploient. Ces mouvements donnent de plus, par leur prévisible fréquence aisément intériorisée, un réel sentiment de maîtrise, et en même temps de liberté, comme cela a semblé du reste ainsi pour Bergson : "Et comme des mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont indiquées et comme préformées les atti­tudes à venir. Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c'est parce que chacun d'eux se suffit à lui-même et n'annonce pas ceux qui vont le suivre." [2] Pourquoi ? Dans son ouvrage intitulé Essai sur la grâce, parlant de la danse, Spencer avait donné une réponse intéressante en affirmant que les mouvements qui expri­ment une véritable grâce étaient "ceux qui coûtaient peu d'efforts".

   Des mouvements faciles, simples et en partie retenus, voire des gestes hésitants ou esquissés, ont du reste permis à Nietzsche de vouloir éprouver cette grâce mystérieuse d'un corps qui se laisse enchanter par le monde terrestre ainsi que par son propre monde. Pour cela, afin de mieux danser et chanter, le philosophe a alors décidé de voler au-dessus des abîmes [3] et de rendre son âme plus légère. Du reste, pour Nietzsche, comme d'ailleurs pour son prophète Zarathoustra, la lourdeur était le pire ennemi de la grâce ; il lui fallait donc avant tout chercher à avoir des pieds légers. Ensuite, son désir d'élévation s'est répercuté à la fois dans son âme et dans son corps qui rêvaient ensemble de s'affiner en dansant : "Je suis l’avocat de Dieu devant le Diable : or le Diable c’est l’esprit de la lour­deur. Comment serais-je l’ennemi de votre grâce légère ? L’ennemi de la danse divine, ou encore des pieds mignons aux fines chevilles ? " [4]

   Dans cet esprit, l'incommensurable légèreté d'une danse qui fait fusionner les pieds, les idées, et les mots, devrait bien permettre de vaincre toute lourdeur. Et l'ivresse inhérente à cette danse peut aussi enchanter, sans mièvrerie ni préciosité, les mouvements d'un corps capable de déplacer son centre de gravité en gardant pourtant son équilibre. Dans ces conditions, la grâce d'une danse légère ne manque pas de charme puisqu'elle valorise les mouvements les plus souples. Elle libère pour cela le corps en lui faisant espérer de devenir aussi fin et aussi léger que l'air. En conséquence, sachant que la légèreté soustrait chacun à sa propre pesanteur en accroissant sa mobilité, c’est bien un élan céleste ou aérien qui intervient dans les mou­vements gracieux en atténuant ainsi la raideur des rythmes trop saccadés.

   Du reste, en associant souplesse et légèreté, cette dernière ne perd pas sa force, car l'esprit de la grâce fuit les réalités trop brutales ou chaotiques que Nietzsche a du reste voulu et su trans­figurer dans et par les diverses séquences de quelques danses plutôt virtuelles qui lui permettaient de créer d'autres mondes : "L'homme doit avoir en soi le chaos pour pouvoir engendrer une étoile qui danse." [5]

   Pour comprendre le cheminement de cette grâce, précisément à partir de quelques métaphores dansantes de Nietzsche, il faut d'abord s'élever d'une figure vers une autre, en sachant que toutes ces images sont contrôlées par le philosophe qui ne sépare pas le matériel du spirituel ni l’art de danser de l'art de pen­ser, surtout avec une certaine grâce après un fructueux apprentissage. Dans ces conditions, la légèreté des pieds du danseur pourra bien rejoindre celle de son âme lorsqu'elle a désiré créer une étoile dansante et accordé ainsi à sa création une qualité à la fois matérielle et spirituelle : "Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats." [6]

   De métaphore en métaphore, Nietzsche a ainsi exprimé la vérité de son propre devenir, à la fois humain et cosmique. En effet, ses pieds légers ont vraiment aimé "danser des danses d’étoiles", [7] tout en dansant sur les pieds du hasard, et tout en imitant les hasards divins qui dansent dans leur ciel plus ou moins lointain. Du reste, le disciple de Dionysos aurait bien accepté la possibilité d'un dieu unique sachant danser. Il pressentait pourtant qu'un dieu dansait déjà en lui lorsqu'il s'élevait comme un oiseau vers le divin : "Que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau !" [8] Mais, pour s'élever, les rythmes qui déplacent les sensations devront devenir vraiment plus gracieux, c'est-à-dire plus souples et plus tranquilles, afin d'alléger aussi bien l'âme et le corps d'un poète, que ceux d'un nageur ou d'un danseur. Un moment viendra pourtant où l'âme sera dite "légère",[9] légère comme l'esprit de l'oiseau. Car il faudra bien enfin, un jour, "que la terre devienne la légère". [10]

   En attendant, lorsque Nietzsche n'exprime plus la musique de l'abîme de ses sensations, lorsqu'il ne pense plus au bout de ses pieds ou au bout de ses doigts, lorsqu'il ne veut plus pianoter ou danser, un éclair le saisit, presque une image, presque des mots lumineux, pour dire ce qu'il ne peut pas dire et qui veut pourtant être dit d'une manière métaphorique : l'éternel retour de tout ce qui devient, du tout qui revient sous des formes di­verses et variées. Et, pour rendre sensible cette métaphore qui donne à voir en niant l'image d'un simple cercle, il lui faudra sauter du fini vers l'infini, peut-être afin de faire bondir éternellement d'une manière gracieuse le même dans l'autre (et in­versement).

 

 

[1] " Serge Lifar, IIe Congrès d'Esthétique et de Science de l'art, Paris, 1937, vol. II, p.478.

[2] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, ch.1. Œuvres, PUF, 1963, p.12.

[3] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, N.R.F.  Poésie / Gallimard, 2006, Entre oiseaux de proie.

[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le chant de la danse.

[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, 5.

[6] Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles. Les quatre grandes erreurs, 2. Trad. Henri Albert, Paris,  Médiations Denoël Gonthier, 1973, n° 68, p.49.

[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Les Sept sceaux, 3.

[8] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Les Sept sceaux, 3.

[9]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire.

[10] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'esprit de lourdeur, 2, et De l'homme supérieur, 16.

En des danses légères
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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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