Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
19 Janvier 2022
Claude Stéphane PERRIN est né en 1942 à Saint-Étienne (Loire). Après s'être passionné pour le cinéma (en réalisant quatre courts métrages et en publiant des articles critiques), Claude Stéphane PERRIN s'est tourné vers la philosophie en 1967. Il a étudié cette dernière à la Sorbonne (Paris) où il eut notamment comme professeur Yvon Belaval, Jacques Bouveresse, Marcel Conche, Vladimir Jankélévitch et Robert Misrahi…
Professeur de philosophie au Lycée Eugène Delacroix de Maisons-Alfort (94) pendant vingt-deux ans, puis au Lycée de Sézanne (51) jusqu'à sa retraite, il a parallèlement enseigné les Lettres en classes préparatoires pour les concours scientifiques (HEC et VÉTO au Cours Duquesne), puis la philosophie de l'art à L'EAC (Paris).
Aquarelle du cousin de C.S.Perrin : Alain Colomb (2015). Déchargement d'une camionnette devant la petite usine de paillons. Au fond, à droite, la maison familiale, à gauche, celle de l'arrière grand-père : Jean-Pierre Perrin.
Articles :
Sur le cinéma :
Lettres modernes Minard dans la série Études cinématographiques : 30-31, Printemps 1964, - 36-37, Hiver 1964, - 46-47 et 51-52 en 1966.
- Kurosawa (Akira) :
- Les Bas-fonds (Donzoko)
- La Forteresse cachée (Kakushi toride no san akkunin)
- L'Ange ivre (Yoidore tenshi)
- Antonioni (Michelangelo) : L'Univers fragmenté de L'Avventura
- Bergman (Ingmar) : À travers le miroir ( Sosom i en Spegel)
- Vigo (Jean) : Jean Vigo ou la beauté de l'informe.
Sur la littérature :
- Racine et la nouvelle critique. Analyse et réflexions sur Phèdre de Racine, La passion, Ellipses, éditions Marketing, 1983.
- Kafka et l'écriture de l'inachevé. Analyse et réflexions sur Kafka, Le Château, Ellipses, éditions Marketing, 1984.
- Baudelaire : une esthétique de la modernité. Analyse et réflexions sur Baudelaire, Spleen et Idéal, Ellipses, éditions Marketing, 1984.
- La Gaieté de Beaumarchais. Analyse et réflexions sur Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Ellipses, éditions Marketing, 1985.
- Henri Michaux (Perpétuelles, n° 2, 1985).
- Violence et beauté. Analyse et réflexions sur Mishima, Le Pavillon d'Or, Ellipses, éditions Marketing, 1986.
- Borges et le mythe du cercle. Analyse et réflexions sur Borges, Fictions, Mythe et récit. Ellipses, éditions Marketing, 1988.
- Giraudoux et l'ironie du destin. Analyse et réflexions sur Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, l'histoire. Ellipses, éditions Marketing, 1989.
Sur la philosophie :
- La Métaphore, Analyse et réflexions sur le langage, 2. Philosophie et sciences humaines, Ellipses, éditions Marketing, 1986.
- Droit et cruauté (Cercles autour de Nietzsche). Analyse et réflexions sur le droit, Ellipses, éditions Marketing, 1988.
- Images et pouvoirs. Analyse et réflexions sur le pouvoir, volume 1, Ellipses, éditions Marketing, 1994.
- Nietzsche (Perpétuelles, n°4 et 5, 1986).
Ouvrages :
Sur le cinéma :
- Carl Th. Dreyer, Seghers, 1969.
- Pour un cinéma d'auteur, Eris-Perrin, 2015.
Sur l'art :
- Penser l’art de Léon Zack, L’Âge d’homme, 1984.
- L'Art et le neutre, Eris-Perrin, 2010.
- La métaphysique naturaliste de Paul Klee, Eris-Perrin, 2015.
- Au-delà des images, Eris-Perrin, 2016.
- Cézanne Le désir de vérité, L'Harmattan, 2018.
- Esthétique du gracieux, Eris-Perrin, 2019.
Livret pour la jeunesse :
- Fifi le philosophe, Eris-Perrin, 2016.
Sur la philosophie :
- Le Neutre et la pensée, L’Harmattan, 2009.
- Philosophie et non-violence, Eris-Perrin, 2012.
- Les démons de la pensée, Eris-Perrin, 2013.
- L'Esprit de simplicité, Eris-Perrin, 2014.
- Nietzsche et l'amour, Eris-Perrin, 2014.
- Philosophie et mysticisme - La rose de Silesius, Eris-Perrin, 2015.
- Le gouffre, l'abîme et l'infini, Eris-Perrin, 2017.
- Concepts de l'amour, L'Harmattan, 2020.
- Bien vivre et philosopher, L'Harmattan, 2022.
- Premières lueurs philosophiques, L'Harmattan, 2024.
O
Souvenirs concernant mon amour du cinéma.
Ma passion créatrice pour le cinéma est très ancienne. Elle précède de dix ans mon amour de la philosophie. Pourquoi cette passion pour des images sonores et animées ? Sans doute parce que ces dernières créaient d'autres liens avec le monde, ou bien parce qu'elles renforçaient les relations familiales, comme l'avait fait mon père, Jean Perrin, en aimant filmer, dès 1945, avec une caméra Kodak (16mm), les événements importants du village et de la famille (fiançailles, mariages, fêtes locales…). Parfois quelques films loués en ville, bien que muets, agrémentaient nos soirées familiales. Je me souviens surtout des Charlot. Le spectacle de la séance était lui-même cocasse : le projecteur, posé sur un escabeau dans la cuisine, animait un grand drap blanc, tendu avec soin contre un mur. Lorsque la séance devait durer tard dans la nuit, la soirée était écourtée pour les petits, c'est-à-dire pour mon frère cadet Jean-François et pour moi-même. Avec une grande amertume, j'écoutais alors, du fond de mon lit, le bruit du projecteur et quelques rires lointains. Cet intérêt pour les images ne m'a jamais quitté et il fonde encore souvent mon rapport aux autres, à la culture et à la vie. Dans ma jeunesse, sans télévision et sans Internet, l'ouverture sur le monde passait par le cinématographe, cette invention récente, d'à peine cinquante ans… Il y avait d'ailleurs des cinémas locaux et parlants. Le plus proche était situé à Saint-Pal-de-Chalencon, à cinq kilomètres de notre village, sis au milieu de forêts de pins à Usson-en-Forez (Loire). Nous y allions, serrés à l'avant d'une vieille camionnette Renault. Je me souviens d'avoir vu, en 1946, quelques films traumatisants dont je n'ai pas retenu les titres ; je me rappelle très précisément de scènes de cadavres, de tortures et d'incendie. Je pense, aujourd'hui, que ce film devait se dérouler pendant des guerres en Europe. Cependant, plus tard, j'ai eu la joie d'être rasséréné par d'autres films, et notamment par Blanche Neige et les sept nains (1937) de Walt Disney.
En 1953, devenu pensionnaire de l'école Notre Dame de Valbenoite, à Saint-Étienne, j'ai eu la chance d'être initié, dès la classe de sixième, au "langage" cinématographique. Le Frère Vallet, professeur de philosophie, animait le ciné-club. Puis, en quatrième, il nous fit étudier un livre sur les genres du cinéma. Je me souviens très particulièrement du magnifique Louisiana Story (1948) de Flaherty. Ce documentaire m'inspira mon premier petit court métrage : Rêve d'enfant (1956). Inconsciemment, ce film exprimait déjà les thèmes majeurs de ma propre singularité : vanité des transgressions, impossibilité de se réaliser dans les rêves, limites de l'indignation et transfiguration des instincts par la création… Puis, en classe de Seconde, en 1958, j'ai été très fortement marqué par le climat austère du film de Robert Bresson intitulé Le Journal d'un curé de campagne (1950). Le style de ce cinéaste influença donc, peu de temps après, mon second film d'amateur : Le Révolté. Financé par mon père, et tourné avec sa caméra Kodak en 16 mm, j'avais alors été marqué par un fait divers, lu dans le journal local : la mort d'un adolescent au cours d'un cambriolage. Le Révolté voulait être un film d'auteur, au même titre que s'il s'agissait d'un écrit littéraire. Pour cela, je donnais libre cours au style exalté qui correspondait à mon état psychique d'adolescent. Ma pulsion de mort, très forte à cette époque, était renforcée par une très probable mystique du sacrifice. La violence de mes refus rejoignait ainsi celle du sacré : créer d'irréversibles séparations. En tout cas, il m'était difficile de maîtriser cette violence autrement que par mon travail de création. Peu à peu, au cours du montage, mon film qui durait d'abord trente minutes n'en fit plus que huit. Mon lyrisme et mon goût pour les belles images avaient alors cédé la place à une volonté de rigueur et de maîtrise de l'expression cinématographique. Tout désir de contemplation était ainsi transfiguré en expression ; des plans très brefs s'enchaînant inexorablement. Les acteurs étaient mon frère, ma mère, mon père, mon grand-père, ma grand-mère, ma tante et une voisine. Chacun était ravi de participer, mais plutôt inquiet à propos du scénario. Mon autre grand-père, plus réservé, aurait préféré me faire travailler au jardin… car il ne comprenait pas mon ambition de me réaliser dans et par le cinéma. Aucune critique ne m'atteignait alors ; ma passion n'avait pas de barrière, et je délaissais parfois mon travail scolaire. Je filmais souvent des paysages de ma région, ou bien je découvrais au cinéma d'Art et d'Essai de Saint-Étienne les films de Wajda, Cocteau et Bergman… Par ailleurs, je lisais tous les livres que je pouvais acheter sur l'art cinématographique : Mitry, Bazin, Agel, Malraux…
Puis j'ai fait mon service militaire à Paris, à Dupleix en 1962, dans le même régiment qu'Eddy Mitchell, cet autre passionné du cinéma, avec lequel j'eus de très intéressantes discussions à propos des films américains. En même temps, j'ai fréquenté assidûment la Cinémathèque de la rue d'Ulm dirigée par Gérard Langlois, puis celle du Palais de Chaillot... C'est là que j'ai côtoyé les illustres représentants de la Nouvelle Vague, notamment Godard dont le style inspira fortement mon dernier film d'auteur-amateur : Le Chemin des enfers (1962).
Après avoir assisté à une rétrospective des films de Kurosawa, j'ai rencontré Michel Estève, et grâce à lui, j'ai pu écrire mes premiers articles pour sa revue : Études Cinématographiques (de 1964 à 1966). Ces textes m'ont permis d'approfondir ma passion pour le cinéma avant de me consacrer intensément à la philosophie. Mon livre sur Dreyer (Seghers, 1969) témoigna de cet intérêt bifide qui cherchait à unir une réflexion sur la vie en général à la découverte de véritables auteurs de films.
C'est dans une perspective créatrice, et non en tant que consommateur, que j'ai en tout cas abordé les œuvres cinématographiques. Car, pour moi, ces dernières n'étaient pas des objets commerciaux ou industriels ; elles exprimaient le rayonnement d'hommes qui se voulaient responsables de leurs œuvres, c'est-à-dire qui répondaient à des exigences d'authenticité, de style et de vérité.
Plus précisément, j'ai recherché dans les œuvres de chaque cinéaste des ouvertures sur le monde et sur les autres hommes. J'ai ainsi découvert, à diverses époques, la véracité de nombreux auteurs : Chaplin, Eisenstein, Dreyer, Welles, Bergman, Kurosawa, Antonioni, Vigo, Godard, Rivette... Et si leur style ne correspondait pas toujours à mes goûts personnels, cela ne m'empêchait pas de les apprécier en sachant que je devais trouver ma propre voie à partir d'eux.
Alors importait surtout la rencontre d'œuvres originales par leur manière de transfigurer le réel dans une écriture personnelle, car c'est à partir d'un style authentique qu'une ouverture peut s'effectuer sur l'universel concret de toute réalité humaine visant, comme le peintre Paul Klee, à la fois des réalités proches et lointaines (métaphysiques ou spirituelles) : "Le style, c'est l'attitude de l'homme envers ces questions de l'ici-bas ou de l'au-delà."[1] Du reste, dans un film d'auteur, le style n'est-il pas une manière singulière et simple de transfigurer ses propres instincts, de maîtriser ses sensations et d'exprimer ses tensions internes (y compris celles de ses divers personnages), par des cadrages, des plans, le tempo de ses séquences ? Chaque style fait assurément rayonner des rythmes secrets qui révèlent un auteur, avec ses émotions, ses projets intimes et la liberté de son rapport au monde et aux autres… Par exemple, pour Pascal, la simplicité naturelle du style classique humanise. Le philosophe pensait peut-être alors aux peintures de Philippe de Champaigne : "Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme."[2] Aurore (1927) de F.W. Murnau ou Boudu sauvé des eaux (1932) de Jean Renoir vont d'ailleurs peut-être dans ce sens.
D'un point de vue esthétique, le cinéma d'auteur réalise en tout cas la dimension indépendante et créatrice de toute forme d'art authentique, notamment en rendant dérisoire un intérêt seulement commercial, industriel, spectaculaire ou divertissant. Chaque film relève alors, en quelque sorte, non d'un langage collectif qui, au pire, pourrait être académique, mais d'une cinématographie, c'est-à-dire d'une écriture dynamique, avec des images et des sons, volontairement signée par une singularité soucieuse d'ouvrir sa propre finitude existentielle et humaine sur l'universel. L'écriture d'un film d'auteur peut alors rejoindre par exemple l'esthétique de la Caméra Stylo imaginée par Alexandre Astruc en 1948…
Pour commencer, ce fut à partir de l'expression d'une singularité soucieuse de l'intuition de ma propre recherche de la vérité que j'ai cherché, dans mon premier livre, à comprendre la pertinence du processus créateur du cinéaste Carl Th. Dreyer (Seghers, 1969).
Dans ce projet, une vérité simple et universelle, n'était-elle pas manifestement vécue par le style de l'auteur de La Passion de Jeanne d'Arc (1928) ? Sans doute, car l'âme de ce film reflète bien la personnalité authentique de Dreyer dès lors que le mot âme est saisi, notamment dans l'orientation néo-platonicienne qui était la mienne à cette époque (1969), à partir de l'intuition d'une subjectivité à la fois spirituelle et psychologique : concentrée, comprimée, active… et intelligente. Cette expérience intériorisée ne permet-elle pas à chacun d'assumer le chaos de ses sensations et de donner un sens aux souffrances de son existence, par exemple en visant sa propre perfection par un accord avec la Nature ? Assurément, dès lors qu'il est possible que le corps et le monde soient dans l'âme (et non l'inverse), et que les profondeurs de l'intime contiennent à la fois le sensible et le spirituel.
Après de multiples recherches concernant les rapports entre l'art et la philosophie, mon deuxième livre (Penser l’art de Léon Zack, L’Âge d’homme, 1984, réédition 1990, 168 p. ISBN 2-8251-2211-4) m'a conduit à étudier le processus de la création en fonction de la singularité d'un artiste qui avait eu une grande exigence de vérité (Léon Zack).
En fait, ce travail m'a malheureusement entraîné dans une perspective plus religieuse, voire mystique, que philosophique. Je me suis alors laissé enfermer dans des recherches d'homologies dont les paradoxes impliquaient de mystérieuses hiérarchies et sacralisations entre l'art (pictural et poétique) et la philosophie. Je regrette de m'être laissé emporter par un mystérieux désir d'absolu ainsi que par la perspective alogique (l'union irrationnelle du même et de l'autre) d'un peintre qui fut également poète et dont la philosophie hésitait entre le polemos d'Héraclite et l'esprit de simplicité de Bergson. En effet, même en voulant dire clairement quelque chose d'inexprimable (p.102), les hiérarchies du réel ne se dialectisent que très peu ; elles se perdent plutôt dans une fusion avec l'impondérable.
Dans mon troisième livre intitulé Le Neutre et la pensée (L’Harmattan, 2009), ma recherche philosophique m'a conduit à viser le point d'équilibre simple (neutre) à partir duquel une intuition fondamentale et non violente de la vérité serait possible. Comment parvenir à satisfaire cette exigence ?
Tout d'abord, dans une perspective singulière, le neutre ne saurait être considéré comme un fait objectif. Il n'est pas donné. Il est plutôt l'idée (hypothétique) qui précède tout don et tout retrait. Il est l’idée virtuelle (dans un sens indéterminé) à partir de laquelle la violence des catégories absolues du réel et de la pensée peut être refusée.
Oublier cette idée conduirait au fait neutre, brut et actuel de l’il y a : à un effondrement des apparences (Pyrrhon), à un état moyen et provisoire de la matière (Hegel), à l'attribut impersonnel d’un déficit ontique et ontologique (Heidegger), à un trop-plein d’être pesant (Levinas), à une épreuve inconnue du vide, du souffrir, de la fatigue ou du mourir (Blanchot), ou à d'imprévisibles oscillations fantasmées entre le distinct et l’indistinct (Barthes).
En conséquence, une pensée, soucieuse de refuser indifférence, insensibilité, violence et nihilisme, commence plutôt par se rapporter, en deçà d’une éventuelle harmonie des contraires, à une idée du neutre qui devrait être porteuse de promesses plus libres et plus humaines.
Dans mon quatrième livre (L'Art et le neutre, Eris-Perrin, 2010), j'ai voulu compléter l'essai précédent en confrontant l'idée hypothétique du neutre à l'histoire de l'art - poétique, picturale, théâtrale et cinématographique - que j'avais étudiée pendant une dizaine d'années.
Mon affirmation centrale a été la suivante : si l'idée du neutre précède toutes les disjonctions du réel, sa probable vérité non violente prévaut nécessairement dans tout projet qui refuse la fascination des formes de l'art et qui recherche un style ouvert sur l'humain au cœur de chaque création singulière.
Dans le cadre d'une philosophie de l'art qui a dû interroger Kant, Nietzsche, Heidegger et Levinas, l'idée du neutre m'a servi de point de repère pour fonder une catharsis des formes esthétiques violentes, extravagantes ou délirantes. En fait, l'idée du neutre idée anticipe d'abord en créant des formes imprévisibles et distantes. Ensuite, elle déconstruit les passions pour valoriser les différences les plus nuancées au cœur d'un abri provisoire, certes plus intellectuel que sensible. Enfin, elle compose des vérités singulières et régule les formes en rendant possibles des relations éthiques et politiques.
Cet essai a ainsi cherché à faire prévaloir plusieurs distances nécessaires aux possibles libertés de chacun : celle d'un langage symbolique et humanisant, celle d'une créativité singulière et authentique, celle de la sublimation des souffrances (préservant la dignité de chacun) et enfin celle d'une bienveillance capable de justice.
C'est ensuite très logiquement que mon cinquième essai (Philosophie et non-violence, Eris-Perrin, 2012) a cherché les fondements d'un engagement moral et politique. Comment ?
En réalité, née de l'incapacité humaine à tout connaître, la philosophie est une activité de conceptualisation problématisée et méthodique qui vise, par-delà toute cohérence seulement formelle, à rendre un peu non violente la vie de chaque homme, aussi bien singulière que citoyenne du monde. Pour cela la philosophie promeut des valeurs qui rapportent la Morale universelle des droits de l'Homme (dont le fondement a été clairement mis en évidence par le philosophe contemporain : M. Conche) à diverses éthiques de la moindre violence.
Ces relations, qui s'inscrivent dans le cadre de l'esprit de la Nature, instaurent alors des rapports complexes entre le Droit universel fondé et exprimé par la raison des hommes et les engagements de chacun, notamment dans diverses éthiques possibles : de la liberté, de l'obligation, du neutre, de la pudeur, du bonheur, de la sagesse, de l'amour, de l'amitié et de la politique…
Ma pensée étant, notamment dans ses réflexions sur l'art, dominée par quelques divagations, comment les contrôler, comment les apaiser ? Ce fut l'objet de mon sixième essai intitulé Les démons de la pensée (Eris-Perrin, 2013).
J'ai alors cherché à répondre aux questions suivantes : les démons (daimônes) sont-ils des dieux, des figures du destin, de bons génies comme des anges célestes, de mauvais génies comme les anges déchus ; ou bien sont-ils le fruit imagé d'une simple hypothèse pour penser, voire une simple anticipation pour rêver ou pour interroger ses phantasmes ? Bien qu'ils soient inconnaissables, ces êtres mythiques nous influencent pourtant.
Dès lors, comment échapper à leurs complexes actions fictives sur la pensée ? Ne faudrait-il pas aller au cœur de leurs images en approchant une idée simple qui libérerait de toutes leurs influences ? Par ailleurs, comment se débarrasser des démons sinistres du néant, de l'orgueil, de la duperie, de la violence, de la mort, de l'insensibilité ou de la folie ?
Enfin comment créer les conditions nécessaires pour supposer des vérités non ambiguës à partir desquelles chaque homme pourrait échapper à tout angélisme mystique ainsi qu'à tout paganisme bestial ?
Toutes les interrogations de mes livres précédents renvoyaient en fait à une pensée de Bergson qui me paraissait essentielle : "L'esprit de simplicité est la marque du vrai philosophe" (Correspondance, 2002, p. 1649). Cette affirmation était-elle fondée ? Pour le savoir, j'ai écrit mon septième essai intitulé L'Esprit de simplicité (Eris-Perrin, 2013).
Mon projet peut d'abord être ainsi résumé : l'esprit de simplicité requiert de philosopher simplement, le plus simplement possible, c'est-à-dire de toujours vouloir créer de nouveaux actes libres ouverts sur l'infini, sans se laisser enfermer dans le devenir contraint de sa propre finitude existentielle, et en ayant cependant conscience de se trouver, à chaque nouvel instant, au bord de l'infini (de la Nature ou du vide), ou au contact de l'infini (dans un acte créatif, libre ou vertueux).
Dans mon dialogue avec certains philosophes, notamment avec Nietzsche, avec cet ange souvent glacial et impitoyable, une perspective me manquait, celle raisonnable et chaleureuse de Socrate. Qui pourrait en effet se satisfaire d'une âme délirante, mourante ou éclatée ? Or, inspiré par une ardente volonté qui n'obscurcit pas la simplicité de ses commencements, l'acte de philosopher peut se vouloir libre, modéré et responsable. Ma recherche a pour cela rejoint la "simplicité volontaire" du sage Gandhi et l'humilité de Silesius (par l'amour), ou bien quelques philosophes qui ont pensé différemment le simple, par exemple Bergson (comme un plus), Jankélévitch (dans sa pureté), ou M. Conche (comme infini).
Dans ces conditions, chaque pensée peut se réaliser dans l'acte instantané où elle commence vraiment à naître pour soi, à partir de soi, afin de rencontrer l'autre et afin de créer de nouvelles libertés. Car, entre la simplicité du vide et celle d'une perfection (comme celle de la Nature naturante), il n'y a que les formes complexes et évanescentes du réel matériel. En tout cas, ces choses, dérisoires ou non, ne devraient pas obscurcir la probable simplicité de chaque commencement.
L'écho de cet ouvrage sur un public a été très faible.
Je retiens pourtant quelques jugements du philosophe Alain Panero : "Faisant d’une exigence théorique de simplicité et d’un idéal pratique de modération les deux piliers de sa quête résolument humaniste de l’absolu, Claude Stéphane Perrin n’entend pas ici suivre les règles habituelles de ce jeu de langage qu’est la philosophie instituée. À ses yeux, les philosophes, quels que soient leurs mérites, parviennent toujours, à un moment ou à un autre, à fausser les choses. Quelle que soit la grandeur de leur pensée (et l’auteur ne nie jamais cette grandeur), ils tendent immanquablement à tout compliquer, au risque d’une démesure qui les reconduit, en quelque sorte malgré eux, à des croyances d’allure religieuse. Il faut reconnaître que la perspective de C.S. Perrin, étayée d’analyses fines, d’ailleurs pleinement mises en valeur par une écriture maîtrisée, ne manque pas de cohérence. L’argumentation, à la fois sceptique, critique et même anarchisante, nous rappelle que non seulement le commencement de la philosophie suppose une conscience qui l’effectue présentement (et sans laquelle toute l’histoire de la philosophie serait lettre morte) mais encore que le devenir de la philosophie en tant que telle – c’est-à-dire en tant que recherche continue de savoir et de sagesse – présuppose chez le philosophe qui l’assume une capacité de repousser la double tentation des systèmes clos et des ouvertures mystiques. Comment demeurer philosophe quand on est saisi par le démon de la philosophie ? Le déploiement prétendument méthodique de la philosophie aurait conduit, jusqu’à présent, à une sortie de la philosophie et non à son extension : telle est la thèse soutenue ici." (Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2015/1, tome 140, Presses Universitaires de France)
J'ai publié, en 2014, Nietzsche et l'amour. Cet essai est le fruit de trente ans de réflexions. Il a été construit autour de la question suivante : l'amour humanise-t-il ou divinise-t-il ? Mais peut-on choisir ? Nietzsche, poussé par une mystérieuse fatalité, a aimé les dieux grecs de l'antiquité. Ainsi sa philosophie s'est-elle déployée en de multiples perspectives, y compris extrêmes, orientées, concentrées et renforcées par un amour incandescent et clair qui embrassait religieusement le don de la totalité du réel ! Dans cet esprit, la Nature pouvait être aimée dans son innocente puissance infinie, la vie être désirée en dépit des pires cruautés qui taraudent ses formes terrestres, et l'intense mélodie de son écriture s'étirer amoureusement au bord des abîmes les plus tragiques. En tout cas, lorsqu'un amour est créatif, il se divinise en surmontant ou en transfigurant les haines qui l'ont parasité ; car il est le fruit de divers instincts entrelacés, même opposés, qui peuvent être dominés, clarifiés, purifiés et spiritualisés par l'action d'un vouloir capable de se sacrifier avec joie pour devenir éternel.
Dans sa préface à mon ouvrage, le philosophe Philippe Granarolo a ainsi interprété mon projet : "Peu nombreux sont les commentateurs qui ont repéré la proximité de ces formules nietzschéennes avec la notion stoïcienne de « sympathie universelle » (συμπάθεια) qui désigne chez les stoïciens la connivence de tous les êtres liés les uns aux autres par la Nécessité. Lorsque Perrin écrit qu’« il résulte de cette relation complexe entre le fini et l’infini que le concept de causalité doit être remplacé par celui d’enchevêtrement », il confirme mon intuition d’un « quantisme nietzschéen » que j’avais pour la première fois mise en avant dans les dernières pages de mon essai de 1993 L’individu éternel / L’expérience nietzschéenne de l’éternité[1], puis que j’avais développé en 1992 dans un article intitulé Dans le corps l’univers[2]. Sympathie stoïcienne, enchevêtrement nietzschéen, inséparabilité quantique, n’exprimeraient-ils pas, à des siècles d’intervalle et dans des contextes certes fort différents, un identique paradigme qu’une science occidentale excessivement causaliste a relégué au second plan ? On ne s’étonnera donc guère du fait que le nietzschéen que je suis se sente en harmonie avec les pages consacrées au grand « Oui » amoureux dit par Nietzsche à la vie, au corps et à la Nature."
[1] L’individu éternel / L’expérience nietzschéenne de l’éternité, Paris, Vrin, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, 1993, p. 165 sq.
[2] In Le corps, Paris, Éditions Bréal, 1992, p. 279-288. Article en ligne sur mon site www.granarolo.fr
L'essai intitulé Pour un cinéma d'auteur rassemble quelques textes consacrés à des œuvres cinématographiques qui n'ont pas été déterminées par un intérêt seulement commercial, industriel, spectaculaire ou divertissant. Dans cet esprit, un film d'auteur ne relève pas d'un langage collectif, qui n'a du reste jamais été codifié, mais d'une cinématographie, c'est-à-dire d'une écriture singulière qui donne à penser de multiples relations avec le réel, y compris politiques comme chez Eisenstein. En fait, plus précisément, cet essai a interrogé quelques cinéastes importants qui ont répondu selon trois perspectives qui se croisent parfois aux exigences d'un cinéma authentique.
La première perspective est métaphysique. Elle fait un saut hors de la finitude humaine vers l'infini, comme dans La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer, ou bien elle retarde ses possibles contacts avec l'infini (Bergman).
La deuxième perspective, postmoderne, aborde les auteurs qui ont préféré déconstruire leur moi, voire les apparences, afin de problématiser les profondeurs non humaines du réel, notamment en faisant surgir des failles, des discordances, ou bien en se rapportant à un mystérieux point indiscernable entre le visible et l'invisible, la réalité et la fiction, comme dans les films d'Antonioni ou de Godard.
La troisième perspective met surtout en relief les forces humaines qui expriment des tensions remarquables entre de multiples grandeurs et faiblesses, notamment chez Chaplin, Kurosawa ou Jean Vigo.
Dans un ouvrage intitulé La Métaphysique naturaliste de Paul Klee, j'ai abordé ce peintre remarquable de la modernité en fonction de ses propres orientations philosophiques.
En fait, la métaphysique de la création artistique de Paul Klee paraît d'abord fulgurante, car elle frappe avec la même rapidité l'affect et la pensée, le clair et l'obscur, sans se perdre dans le feu de quelque transcendance. Dès lors, cette métaphysique ne doit pas être interprétée à partir d'un au-delà ou d'un après aristotélicien de la physique, mais plutôt dans le sens où le préfixe grec μετά signifie avec.
L'inspiration qui attise très philosophiquement cet art est en fait instaurée par une relation constante entre la finitude du monde terrestre (finitude affirmée par des images disséminées, décentrées, entrelacées) et l'infinité de la Nature qui crée éternellement de nouvelles formes.
Dans l'éclair de chaque nouvel instant et dans le silence où rayonnent des contacts ou des vibrations entre les formes, le spectateur des œuvres de Paul Klee ne parvient-il pas surtout à toucher un "point infini" de la Nature ?
Dans un bref essai intitulé Philosophie et mysticisme – La rose de Silesius, j'ai interprété la création poétique en tant qu'expression d'un rapport obscur au réel, notamment à partir de l'abîme des sensations humaines. Plus précisément, chez Silesius, l'acte poétique a refusé les images en les transfigurant et en les purifiant dans une perspective mystique qui a conservé le rapport à l'obscur en cherchant à fusionner avec lui. Les paroles évidentes alors produites ne s'interrogent pas sur elles-mêmes, car elles donnent plus à penser qu'elles n'ont pensé. Elles affirment plutôt avec fulgurance pour faire voir et entendre Dieu, le sans pourquoi de la rose, l'invisible et l'obscur.
En revanche, la pensée philosophique qui veut interpréter ces épreuves instaure un autre cheminement. Elle privilégie les lumières de l'esprit pour recouvrir l'obscur, certes sans y parvenir totalement. Ou bien elle nourrit l'acte poétique et le prolonge en le contrôlant, c'est-à-dire en rassemblant dans une problématique cohérente la constellation de quelques nouveaux concepts déployés sur l'obscur.
En tout cas, d'un point de vue philosophique, la raison humaine prévaut. Elle est l'activité de l'esprit qui crée des rapports ordonnés, clairs et accordés entre des concepts. Dès lors, la rose de Silesius ne serait-elle pas comme Dieu (ou comme la Nature pour Spinoza), ce qui n'est pas sans raison, mais l'action d'une raison inconnaissable, et pourtant bien présente lorsque la pensée saute du sans pourquoi de la rose (l'abîme du sans fondement) dans la raison de sa floraison : la rose fleurit parce qu'elle fleurit ?
Le philosophe ne se contente pas de créer des concepts, des repères intellectuels clairs et distincts, il problématise aussi son rapport à l'irrationnel en pensant la complexité de sa propre singularité qui peut alors méditer sur de possibles contacts avec l'infini. Dans ces conditions, les images et les concepts entrelacent leurs devenirs, aléatoires et nécessaires, abstraits et sensibles, en fonction d'une possible cohérence entre la pensée et les images.
Ensuite, le philosophe peut entrevoir cette cohérence entre une image sentie et l'infinité de la Nature dont il n'a aucune image, notamment lorsqu'il cesse de penser pour contempler, c'est-à-dire pour percevoir, d'une manière involontaire, donc inattentive, puis réfléchie, l'apparence pure et silencieuse de la Nature naturante qui, pour Pyrrhon et Marcel Conche,[1] n'est ni l'apparence de quelque chose, ni une apparence pour quelqu'un. En conséquence, au-delà des images, il n'y a rien d'autre que le silence d'une âme qui contemple "la porte invisible" [2] de la Nature infinie.
De son côté, l'artiste crée et pense ses images en fonction de germes primordiaux (diagrammes, schèmes) qui ne sont pas étrangers aux concepts de la pensée, même si ces derniers sont plus explicites et plus clairs. Dès lors, qu'elles soient imagées ou conceptualisées, la pensée des images permet à chacun de méditer, de penser par rapport à lui-même et par rapport à un monde ouvert sur l'infinité de la Nature, dans un constant entrelacement du concret avec l'abstrait, des images avec des concepts.
Dans une méditation sur les images, que ces dernières soient pesantes ou légères, de multiples dialogues silencieux sont également possibles entre les forces créatrices de la pensée qui les interprète (dans son rapport à l'infinité de la Nature) et les formes singulières de celui qui les éprouve dans sa finitude spatio-temporelle. Enfin, dans le dialogue secret qui se noue entre raison et déraison, profondeurs et altitudes, animus et anima, les images de la pensée et la pensée des images demeurent entrelacées comme le silence et la parole, y compris lorsqu'un profond repli sur soi conduit inéluctablement à l'oubli de ses propres images.
Fifi le philosophe est destiné à tous les jeunes écoliers (à partir de 8 ans) qui veulent faire un premier pas vers la philosophie… C'est par un jeu de questions-réponses entre le vieux philosophe et les enfants que C.S.PERRIN nous incite à la réflexion. Dans une écriture simple et accessible à tous, illustrée de dessins d'enfants, il nous invite sur le chemin de la philosophie.
Dans une lettre du philosophe Marcel Conche adressée à l'auteur, on peut lire : "Ce livre a beaucoup de charme et j'y ai été très sensible. Je me suis senti enfant, content de penser que je suis environné par une multitude de cadeaux. Mais l'imprévisible malice de Fanou m'a fait me demander si l'homme faisait aussi partie de ces cadeaux. Les délicates illustrations sont ce qu'il fallait." (lettre du 18 juin 2016).
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Chaque fragment pensé peut être mis en doute isolément, mais est-il alors possible que tous ces fragments constituent un ensemble indéfiniment ouvert sur ce qui le dépasse ? Non précisément, car cet ensemble n'est jamais complètement donné. L'imagination devant toujours remplir des vides, la pensée de chacun ne peut que sauter en dehors d'elle-même, du possible vers l'impossible, voire du fini vers l'infini. Pourquoi ces sauts ? Sans doute pour fuir dialectiquement la destruction des sensations ainsi que le sentiment d'une mort inéluctable. Car chaque saut sauve quelque chose, notamment la possibilité de toujours créer de nouvelles relations au-delà du gouffre de la mort et de l'abîme de toutes nos sensations.
Quoi qu'il en soit, dans son rapport spontané avec l'idée non figurable, active, inconnue et pourtant positive de l'infini, la pensée peut sauter hors d'elle-même sans prétendre expliquer l'infini, car une lente explication, pas à pas, dépli après dépli, ajouterait indéfiniment du fini à du fini sans se rapporter à l'infini.
Par ailleurs, lorsqu'elle accomplit la volatile spontanéité de l'esprit de la Nature, la pensée peut aussi s'envoler en un acte vif et plein vers l'infini, sans chercher à comprendre ce qu'elle est ni ce qu'elle vise (aucun objet n'étant imaginé dans son ouverture). Et, lorsqu'elle vole vers l'infini, chacune de ses pensées, même sous une forme aphoristique, possède peut-être la même puissance créatrice que celle de la Nature infinie qui l'inspire intimement et diversement dans son éternel devenir.
La peinture de Cézanne exprime un vigoureux et exaltant désir de vérité qui la rattache à la nature. Elle dépasse pour cela les données du monde en rapportant les forces obscures de la sensibilité aux lumières d'une logique aérienne et colorée qui exclut toute sophistication.
Cet art a ainsi transfiguré les naissantes et confuses vibrations des choses en fonction des sensations colorantes et des structures du monde selon trois perspectives : - d'abord d'une manière symbolique, chaque fragment s'ouvrant sur ce qui le dépasse, - ensuite esthétique, en unissant des profondeurs colorées et des surfaces organisées, mais également tendues vers des hauteurs, - et enfin métaphysique, en des vérités analogiques qui accompagnent les forces du désir vers quelques sublimations salutaires.
Cependant, le désir de vérité de Cézanne s'est surtout manifesté dans et par la création d'un parallélisme entre une mystérieuse et lointaine vérité métaphysique de la Nature et les vérités probables des liens, des accords, des équilibres et des harmonies senties dans ce monde, dans l'Ouvert d'un universel concret qui est toujours resté inséparable de l'humain. Cézanne a ainsi effectué une montée spontanée de cette terre parfois laide vers quelques cimes transfigurées par sa raison et par son amour de la nature, notamment dans des peintures ouvertes sur l'infini.
Pour Patrick Cerrutti : "Dans une note autobiographique, Maurice Merleau-Ponty disait avoir commencé à formuler sa « théorie de la vérité » dans son fameux article sur le « Doute de Cézanne » (Parcours deux, Verdier, 2000, p. 42). Depuis cette date, un nombre considérable d'études a été consacré à la conception de la vérité en peinture du maître aixois. Mais jamais encore on n'avait interrogé directement, comme le fait ici Claude Stéphane Perrin, le désir de vérité du peintre. Ce que désire le peintre moderne est un rapport intense à l'infini. Alors que la plupart des artistes postmodernes chercheront un rapport à l'infinité violente du néant, le désir de Cézanne le rattache à la nature et le pousse à participer à la toute-puissance des choses (p. 151). « La vérité est dans la nature, je le prouverai » : si l'art a pour but d'offrir l'expérience d'une vérité qui nous englobe, le désir du peintre ne peut être que de rapporter la finitude de l'homme à l'infinité de la nature. Surtout, l'ambition de Cézanne est de faire de cette vérité métaphysique qu'est l'infinité de la nature « une vérité personnelle » (p. 158). C'est pourquoi interroger son désir de vérité picturale revient à mettre au jour une double vérité : celle qui exprime un homme authentique en prise avec l'infinité de la nature et celle qui exprime une vision singulière et cohérente où le dessin ne se sépare pas de la couleur, mais cherche à traduire un motif dans « la vérité de son apparition naturelle et humaine » (p. 133, p. 62). Servir le vrai suppose alors de transfigurer les sensations selon une triple perspective : symbolique, esthétique et métaphysique. Mais rendre la vérité du monde requiert surtout une « expression plus logique qu'objective » (p. 144) qui ne renvoie pas nécessairement à des essences : les différentes structures du monde que le peintre découvre ne sont pas abstraites et a priori, mais apparaissent en même temps que les sensations s'ordonnent et s'accordent entre elles suivant une logique colorée, qui, au dire de l'auteur, trouve son plein accomplissement dans les Cinq baigneuses (p. 102, p. 140)." Claude Stéphane Perrin, Cézanne. Le désir de vérité, Paris, L'Harmattan, coll. « Histoire et idées des arts », 2018, 186 p., 20 euros. Analyses et comptes rendus, dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2019/2 (Tome 144).
Comment problématiser l'esthétique du gracieux ? Sans doute à partir d'un point de vue positif capable d'éclairer nos intuitions sensibles les plus délicatement humaines. En tout cas, le gracieux émane d'abord de la plénitude infiniment créatrice et inconnaissable de la Nature qui donne à notre monde de vives et mobiles clartés intellectuelles et sensibles. Il accompagne ensuite les plaisantes formes dynamiques de l'art en s'accordant un peu avec les pesanteurs et les légèretés de notre monde et en apportant d'imprévisibles charmes à nos épreuves terrestres. Il anime enfin le cœur et l'âme des êtres humains qui désirent s'élever vers les apparences qui font discrètement rayonner quelques formes paisibles en train de s'unifier et qui expriment toujours un terrestre devenir humain ouvert sur l'infini.
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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