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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche : du ressentiment au grand amour

Nietzsche : du ressentiment au grand amour

   Dans une perspective singulière qui rapporte ses sentiments à la vo­lonté de dépasser toutes les bassesses humaines, Nietzsche a d'abord reconnu ses propres faiblesses. Ainsi, une folle tendance au ressen­timent, c'est-à-dire un fort désir de vengeance, a souvent animé le philosophe, même lorsqu'il valorisait le devenir innocent de toutes les choses : "Je suis victime d'un inexorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châti­ment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie." [1] Avant de refuser son propre ressentiment, Nietzsche avait en fait produit, non sans un peu de mépris, une critique de la morale judéo-chrétienne qui n'ex­primait à ses yeux que la volonté de vengeance des humains contre leurs fai­blesses naturelles, ce ressentiment étant entretenu par des prêtres qui parvenaient ainsi à les culpabiliser en les dominant et en leur faisant accepter leurs souffrances... Fruit vénéneux de cette culpabilisation par les religieux, le péché impliquait une conscience totale de ses faiblesses, puis une cons­cience morale affligée qui niait les forces trop brutales, voire parfois cruelles de la vie, qui font pourtant toujours naître aussi de nouvelles forces fructueuses. De plus, la basse réaction du ressentiment à l'égard des cruautés de la vie supprimait malheureusement la crainte nécessaire à la conservation de chaque individu. Dès lors, le remplacement de la crainte de toutes les menaces naturelles par une réaction passive ne pouvait produire que les pires effets : le triomphe de la faiblesse sur les forces de la vie qui invitait, au contraire, à valoriser plutôt la jouis­sance d'exister dans l'amour de tout ce qu'il advient, y compris le pire, donc sans rechercher pour autant de se laisser séduire ou fasciner par une sécurisante et très illusoire bienfaisance imposée par l'au-delà.  

   Il était devenu ensuite fatal, pour Nietzsche, de mépriser la passi­vité et la faiblesse de ce ressentiment qui accroissait la vulnérabilité des êtres vivants en les condamnant à attendre leur salut du ciel, ou bien à ne dé­sirer que de survivre passivement, agréablement et très égoïstement comme des bêtes. Contre ces dérives négatives, Nietzsche a alors fait prévaloir la puis­sance d'un amour très naturel de lui-même et de son expansion singu­lière, afin de faire triompher le désir légitime de s'endur­cir et de tenir bon contre les adversités ; tout en refusant de s'attendrir vai­nement sur le malheur collectif des êtres humains. En effet, parce que mépriser (verachten) consiste à refuser ce qui ne mérite pas d'attention, Nietzsche ne pouvait certainement pas nier sa propre affirmation de la valeur du singulier et en même temps mépriser d'autres singularités.

   Pour cela, il a alors dû dis­tinguer le mépris (die Ve­rachtung) d'un individu et celui d'un groupe ; le mépris du collec­tif lui permettant de s'opposer à la religion de la com­passion qu'il considérait au demeurant comme la religion des faibles qui désirent se venger de leur situation. En tout cas, dans cette pers­pective généalogique et critique, cette compassion collective a été considérée par Nietzsche comme un sentiment mou, impuissant, commun et vulgaire, c'est-à-dire comme un sentiment caractéristique de la médiocrité d'une popu­lace qui manque de volonté, no­tamment dans les sociétés égalita­ristes qui méprisent les exceptions et qui manifestent les mauvaises manières inhérentes à leur décadence. Pour le dire autrement, fidèle à sa méthode perspectiviste, Nietzsche a méprisé les faiblesses des hommes en général [2] et surtout celles de l’homme du commun, de l'homme du bas peuple, mais sans pour autant haïr personne en particulier : "Il m’arrive très souvent de mépriser (ve­rachten), mais je ne hais jamais. Chez chaque homme je trouve tou­jours quelque chose que l’on peut honorer et à cause de quoi je l’honore." [3] Dès lors, son mépris n'était pas sans indulgence pour cer­tains comportements humains, y compris pour ceux d'un éventuel en­nemi ; ce mépris n'étant qu'une moindre violence qui devait en­suite être dépassée par ses effets positifs : "Car attaquer est, au contraire, de ma part, une preuve de bienveillance, et de gratitude parfois. En liant mon nom à celui d'une cause ou d'une personne - pour ou contre, ici c'est tout comme -, je lui fais honneur et je la distingue." [4] Le philo­sophe affirmait ainsi son légitime mépris pour tout ce qui est faible, y compris pour ses propres faiblesses, afin de pouvoir ensuite se transformer, voire pour distinguer ce qui est, en chacun, soit mépri­sable soit admirable : "Combien de subtiles joies, combien de pa­tience, combien même de bienveillance ne devons-nous pas précisé­ment à nos mépris ! " [5]

   Dans la mise en perspectives de ces diverses épreuves, de nouvelles différences ont vu le jour et ont permis ensuite de transformer un premier mépris, parfois méchant, en un mépris teinté de bienveillance : "C'est notre privilège, notre art.(…) Nous sommes ar­tistes en mépris. Nous adorons l'art si l'artiste fuit l'homme, le raille ou se moque de soi…" [6] De plus, le mépris permet aussi de distinguer un auteur et son œuvre ; il s'apprend d'ailleurs[7] puisqu'il n'est pas seulement naturel et instinctif. S'il l'était, il ne transformerait pas le refus des faiblesses humaines en un désir exigeant pour s'endurcir, et il ne conduirait pas à se nier soi-même très durement afin de pouvoir mieux partager les souffrances de l'autre, et surtout afin de reconnaître la dignité de celui qui souffre : "Si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance, mais sois, en quelque sorte, un lit dur, un lit de camp : c'est ainsi que tu lui seras le plus utile." [8]

   La dureté voulue par Nietzsche dans sa relation, amicale ou non, avec autrui contenait ainsi une forme de mépris qui était pourtant moins négative que le sentiment de la haine, c'est-à-dire moins réactive que cette passion vulgaire et cruelle qui naît d'une peur non surmontée et qui aggrave les distances entre les singularités d'une manière hautaine, supérieure et distinguée, tout en promouvant une sorte de relation inhumaine qui ne cultive que la surabondance de ses propres forces. Toutefois, Nietzsche nuance encore ; dans certaines situations violentes, la haine envers les défauts de l'autre ne serait pas nuisible : "La haine, met de plain-pied, elle campe les gens en face ; elle fait honneur à l'adversaire." [9] Cependant, dans des relations moins inhumaines, au delà de la peur qui l'attise, la haine pourra être dominée par l'amour qu'elle contient au demeurant toujours un peu en elle. Et l'amour même de cette haine permettra alors de triompher de ladite haine en devenant parfois bienveillant…

   Dans ce projet, afin de dominer son propre res­sentiment à l'égard des faiblesses humaines, et afin de dépasser la cruauté inhérente à la haine de ses faiblesses, Nietzsche a ensuite évolué vers un mé­pris sélectif et vertueux, plus fort que toutes les haines possibles, afin de fonder une éthique capable de réali­ser un "amour ardemment désiré", [10] celui qui couronnera toutes les formes de l'amour parce qu'il sera véritablement le grand amour. Mais de quel grand amour s'agira-t-il ? En fait, le con­cept du grand amour a d'abord été fondé sur le refus du péché originel qui, dans la Bible, avait culpabilisé l'humanité en la condamnant à souffrir sur cette terre. Il fallut donc que la tragique souveraineté du péché originel et de tous les maux qu'il engendre soit transfigurée par la satisfaction de vivre, même tragiquement, au cœur du devenir innocent de la Nature : "De­puis qu'il y a des hommes, l'homme s'est trop peu réjoui. Ceci seul, mes frères, est notre péché originel." [11]

   La joie d'aimer ce monde et autrui a alors fondé la seule réponse éthique possible pour aller au cœur de la valeur su­prême de la vie, laquelle est un bien commun qui devrait inspi­rer à chacun de s'aimer soi-même tout en aimant le bonheur d'autrui. Ainsi, la joie inhérente à un amour intense et ouvert sur tous les amours possibles pourra-t-elle se rapporter au sentiment de l'éternité en créant les conditions du grand amour qui fera aimer cette terre, son propre destin, c'est-à-dire tout ce qu'il adviendra à chacun, en bien et en mal ! Il y a certes un peu de folie dans cet amour démesuré pour tout ce qui est et pour tout ce qui pourra être créé, mais le grand amour est pourtant un mystérieux stimulant qui accroît le sentiment de sa propre puissance. En tout cas, cet amour démesuré pourra enchanter désormais toutes les destinées en affirmant la folle puissance de l'illimité, de l'incondi­tionnel, du surhumain, du retour de toute chose, tout en réconciliant les contradictions, et même celle qui oppose la raison à la folie.

   Ensuite, dans certaines conditions éthiques, un équilibre entre les contraires ne pourra vraiment être réalisé que par une singularité créatrice de ses propres valeurs, que par celle qui se dépassera en s'ouvrant sur le surhumain, c'est-à-dire en créant des vertus plus qu'hu­maines. Dans ces conditions, le concept du grand amour pourra être associé à la noblesse d'une singularité qui désirera dépasser les faiblesses inhé­rentes aux ressentiments et aux mépris des êtres humains, afin d'honorer l'autre que soi, non dans ses "qualités aimables",[12] mais dans ses vertus en acte. Dès lors, le grand amour spiritualise bien les instincts et les sensations, mais pas les infimes différences singulières, car la vertu du grand amour permet surtout à une singularité authentique et forte de créer sa propre "destinée", sa "cloche d'azur", son "nombril du temps", sa "circonférence des circonférences", [13] c'est-à-dire le cercle qui englobera dans le grand amour tous les ressentiments, toutes les haines et tous les mépris, en les dépassant, parfois durement, pour mieux s'élargir et s'élever.

 

[1]  Nietzsche, Lettre à Overbeck du 28.08.1883.

[2]"Un mépris de l'humanité devenu clairvoyant jusqu'à la maladie." (Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos).

[3] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 49.

[4] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 7.  

[5] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.

[6] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.

[7] Nietzsche, Le Gai savoir, § 100.

[8] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[9] Nietzsche, Le Gai savoir, § 379.

[10] Nietzsche, Poèmes, Arthur Schopenhauer, op.cit., p.89.

[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[12] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 49.

[13] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Du grand désir.

   Afin d'éviter la déperdition des forces qui le rendrait plus vulnérable, le créateur du cercle du devenir de son grand amour ne saurait alors se complaire dans quelques faiblesses : "Tous les créateurs sont durs".[1] En effet, Nietzsche pensait qu'une certaine dureté est nécessaire pour accomplir une démarche philosophique capable de problématiser les sentiments humains en confrontant sans la moindre défaillance toutes les perspectives : "Les grands problèmes exigent tous le grand amour, et seuls les esprits vigoureux, nets et sûrs, d'assiette solide, sont ca­pables de ce grand amour."[2] En conséquence, en tant que penseur, y compris à coup de mar­teau, Nietzsche a bien été le créateur ferme et rigoureux de sa propre pensée, c'est-à-dire d'une pensée qui a affronté vigoureusement et clai­rement les différents niveaux où elle se déployait viscéralement et spiri­tuellement, tout en impliquant de "refuser vengeances et repré­sailles" [3] afin de vaincre la souffrance qui découle de la méchanceté d'une société incapable de s'empêcher d'infliger à tous les êtres humains, et pas seulement à ses déshérités, le pire de tous les sen­timents, parce que le plus cruel à ses yeux, celui de la honte. [4]

   En effet, c'est précisément à partir de son concept du grand amour que Nietzsche a exclu impérativement la mauvaise intention de "faire honte à quelqu'un", [5] de le faire rougir,  puis de rougir soi-même : "Car j'ai honte, à cause de sa honte, d'avoir vu souffrir celui qui souffre ; et lorsque je lui suis venu en aide, j'ai durement atteint sa fierté." [6] Dès lors, dans cette perspective éthique complexe où les valeurs sont affecti­vement entrelacées, le refus de la honte impliquait, par delà cette négation d'une négation, de s'élever au-dessus de la passivité des sentiments pour les juger en fonction de la plus forte des affirmations, c'est-à-dire de celle du grand amour : "Ainsi parle tout grand amour : il surmonte même le pardon et la pitié." [7] Certes, plus précisément, Nietzsche n'excluait pas le pardon, mais il en limitait l'ex­tension. Pourquoi pardonner toutes les fautes ? Ce serait honorer toutes les faiblesses. Un créateur ne saurait en tenir compte ; il devrait plutôt oublier certaines fautes et laisser l'auteur d'une offense réguler ses propres faiblesses : "Que tu te le sois fait à toi - comment saurais-je te pardonner cela ?" [8]

   En fait, afin de faire toujours prévaloir la satis­faction qui émane de ses propres forces créatrices, Nietzsche cherchait surtout à élever dignement ses sentiments, à une certaine hauteur, donc "au-dessus de la pitié".[9] Or, cette hauteur ne se trouve pas dans le sen­timent passif, puis très réactif de l'apitoiement : "Tout grand amour est au-dessus de sa pitié : car ce qu'il aime il veut le créer." [10] De plus, sachant que "la pudeur manque aux miséricordieux", [11] Nietzsche reprochait à la compassion d'entraîner une chute de l'amour dans un sentiment commun, vulgaire et surtout impu­dique, donc non vertueux : "Je reproche aux compatissants d'ou­blier trop facilement la pudeur, le respect, le tact et les distances, à la pitié de sentir trop vite la populace et de ressembler à s'y tromper aux mauvaises manières.(…) Vaincre la pitié c'est, à mon avis, une vertu aristocratique." [12]

   Ce refus altier du sentiment de la compassion (et surtout de l'empire de la religion qui le cultive) permettait à Nietzsche de critiquer tout manque de force et de retenue à propos des sentiments. Il était en effet nocif pour tout être humain de se perdre dans une souffrance commune et banale qui fusionne avec celles des autres. De plus, sauf s'il est de l'ordre d'une ferme miséricorde capable d'être aussi dure envers les autres qu'envers soi-même, le sentiment de la pitié épuise vainement les forces. Cependant, pour Nietzsche, il n'était pas exclu de secourir autrui dans la mesure où cette action généreuse était portée par la force joyeuse d'un amour qui n'accueille un ami qu'en lui demandant de s'endurcir et de tenir bon courageusement.

   Le grand amour désiré par Nietzsche impliquait ainsi de surmonter toute cruauté et toute mollesse en manifestant une certaine dis­tance à l'égard des faiblesses humaines. Et c'était dans cet amour plutôt dis­tant, plus précisément ni trop proche, ni trop éloigné, que deux excès pouvaient être évités ; d'abord celui de l'apitoiement arrogant et condescendant des méchants, ou celui larmoyant et indélicat de l'amour chrétien du prochain ; ensuite celui de l'indécente cruauté d'un amour trop lointain, c'est-à-dire vague, étranger et inatteignable, même si, parfois, Nietzsche se laissait entraîner par quelques folles fictions : "Plus haut que l'amour du pro­chain se trouve l'amour du lointain et du futur. Plus haut encore que l'amour de l'homme, je place l'amour des choses et des fantômes." [13] En refusant la cruauté des relations indifférentes et toute forme d'apitoiement à l'égard des souffrances humaines, Nietzsche voulait en fait élever dignement les valeurs du pardon et de la pitié au niveau où ces sentiments pour­raient être maintenus pudiquement à une bonne distance, c'est-à-dire à une distance capable d'instaurer le sentiment fort du pathos de la distance,[14] d'une actio in distans qui crée un clair et puissant effet à distance (eine Wirkung in die Ferne) : "Une hiérarchie des ca­pacités ; une distance ; l'art de séparer sans brouiller, de ne rien em­brouiller, de ne rien «concilier » ; une multiplicité prodigieuse qui soit pourtant le contraire du chaos..." [15]

   Dans ces conditions, le grand amour n'est ni trop proche ni trop lointain ; et il est surtout pudique par noblesse et par amour de la vie. Alors, distant à l'égard des affections passives et tristes, son retrait pudique fait prévaloir avant tout la vertu de n'humilier aucun être humain : "L'homme noble s'impose de ne pas humilier les autres hommes : il s'impose la pudeur devant ce qui souffre."[16] Nietzsche creuse pour cela certaines distances et préserve la grandeur de sa propre solitude en tenant parfois les autres froidement à distance : "La première question que je me pose, quand je veux «sonder les reins» d'un homme, est pour savoir s'il a le sentiment de la distance, s'il aper­çoit partout le rang, les degrés, la hiérarchie dans les rapports d'homme à homme, bref s'il établit des distinctions : c'est ce qui fait le gentilhomme ; et le reste appartient inexorablement à la catégorie gé­néreuse et accueillante de la canaille." [17] Or, ni pitoyable ni cruel, le grand amour instaure bien une distance pertinente pour imposer une du­reté vertueuse, laquelle permettra de ne pas oublier "la pudeur, le respect, le tact et les distances…" [18] Or, pour donner un exemple, le grand amour sera plus particulièrement celui, très pudique et très fort, de l'être humain qui l'incarne le mieux  : la femme. Cette dernière associe précisément en elle à la fois la vérité de l'amour de la vie et la dissimulation nécessaire à la pudeur : "La vérité - elle est femme, rien de mieux - rusée dans sa pudeur…" [19] La femme, en effet, possède "le sens de la distance, du rang, des degrés, des hiérarchies…" [20] S'agit-il par exemple de Cosima Wagner, de Lou Salomé,[21]ou bien d'une femme idéale qui saurait rester à distance pour plaire, tout en gardant merveilleusement ses réserves, y compris lorsqu'elle a décidé de s'offrir ? En réalité, pour Nietzsche, l'image de la femme échappe à toute conceptualisation, car son apparence ne se donne jamais complètement tout en lais­sant son charme agir à distance. Plus précisément, dans leurs apparences pudiques lorsqu'elles sont un peu voilées, les femmes masquent leurs profondeurs pour demeurer superficielles, c'est-à-dire pour paraître convenables, y compris lorsqu'elles manquent de retenue. Ainsi, en privilégiant la surface charmante de ses ap­parences, la femme s'épargne-t-elle la honte inhérente à ses ravissements bestiaux, car, comme la vie, elle ne fait apparaître et promettre que ce qu'elle peut également dissimuler et modifier en partie !

   Dans ce prolongement, une certaine duplicité est de mise, car la vérité de la vie est inséparable de ses mensonges, ces derniers étant dissimu­lés par le voile pudique qui permet des retraits respectables ainsi que de re­marquables réserves capables de rendre dérisoires tous les apitoie­ments. Mais cette duplicité disparaît ensuite lorsque le grand amour apporte la vertu d'une miséricorde qui sait imposer un silence pudique et une grande distance à son expression : "S'il faut que je sois miséricordieux, je ne veux au moins pas que l'on dise que je le suis ; et quand je le suis, que ce soit à distance seulement." [22] Alors, ce retrait pudique n'a été possible qu'en transférant la valeur de sa propre singularité sur celle de ses propres créations, sachant que ces dernières sont toujours en re­trait de leur auteur. En tout cas, la relation créatrice que Nietzsche avait instaurée avec lui-même demeurait à une grande distance du vif intérêt que son œuvre pouvait susciter dans un public, sachant que, pour ne pas humilier ce dernier, le philosophe avait décidé de rester en retrait de ce qu'il lui donnait : "Qu'ils cueillent eux-mêmes le fruit de mon arbre : c'est moins humiliant pour eux." [23]

   Ainsi, dans son attachement naturel et tragique au seul devenir de la terre, Nietzsche a su à la fois instaurer un rapport distant à l'égard de la souf­france des êtres humains tout en créant le grand amour qui pouvait entrela­cer, en les hiérarchisant, les différentes manières d'aimer, de détester, de haïr et de mépriser… Manquait pourtant au devenir de ce cercle ver­tueux, l'intuition raisonnable et sage d'un amour humain qui serait simplement le fruit d'une universelle sympathie partagée entre tous les êtres vivants, souffrants ou non ; cet amour évitant toute valorisation intensive et ex­clusive de son propre bien.

 

[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[2] Nietzsche, Le Gai savoir, § 345.

[3] Nietzsche, Poèmes, L'enchanteur, op.cit., p.132.

[4] Nietzsche, Le Gai savoir, § 274.

[5] Nietzsche, Le Gai savoir, § 273.

[6] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[7] Nietzsche, Ibidem.

[8] Nietzsche, Ibidem.

[9] Nietzsche, Ibidem.

[10] Nietzsche, Ibidem.

[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[12] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 4.

[13]"Höher als die Liebe zum Nächsten ist die Liebe zum Fernsten und Künftigen ; höher noch als die Liebe zu Menschen ist die Liebe zu Sachen und Gespenstern." (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain).

[14] Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 37, Sommes-nous devenus plus moraux ? Ce "pathos de la distance" serait "le propre de toutes les époques fortes."

[15] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9.

[16] Nietzsche, Ibidem.

[17] Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, 4.

[18]   Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, 4.

[19]   Nietzsche, Poèmes, La Sorcière, op.cit., p.182.

[20]   Nietzsche, Ecce Homo, Le cas Wagner, § 4.

[21] Pour Lou Andreas-Salomé, la femme "coiffe les qualités les plus inconciliables", sans séparer "le type de la prostituée et le type de la Madone",  car il y a pour ces deux types "un don de soi sans possibilité de choix, ni même de plaisir." (Éros, Minuit 1984, pp. 108, 113). 

[22] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, II, Des Miséricordieux.

[23] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Ibidem.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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