Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Mai 2020
La rencontre de l'autre
Si l'on suppose que l'amour est un don de la Nature qui unit en elle momentanément ce qu'elle différencie ensuite, alors l'un pourra s'accorder avec le multiple, le même avec l'autre, et fonder ainsi le devenir affectif de toute relation positive et constructive. Dans ce cas, l'amour coordonne, sans les unifier définitivement, trois perspectives complexes, celle d'une présence de l'altérité qui ne se réduit pas à une réalité physique qui n'obéirait qu'à des besoins naturels, voire sexuels, celle d'une possible relation affective et intellectuelle qui s'épanouit dans la volonté d'accueillir les différences de l'objet aimé, et celle du devenir du monde terrestre et social qui englobe les deux perspectives précédentes, certes parfois d'une manière passionnelle, soit en des relations affectives, soit en des sublimations éthiques, soit en un amour contemplatif de la Nature.
En conséquence, il sera nécessaire, même si cela est d'abord difficile, de ne pas se laisser fasciner par l'apparence globale d'une chose physiquement présente et aimée. Car des qualités particulières n'inspirent que des sentiments tronqués qui deviennent en réalité la source des pires illusions. En effet, l'amour d'un être humain ne saurait être réduit à ses couleurs, à ses gestes, à un sourire, à un regard, ou à sa relation avec un paysage...
En revanche, lorsque ce n'est pas le cas, par delà sa seule présence physique, un être humain pourrait être aimé à partir du mystère inaliénable et incomparable de sa singularité intellectuelle et affective. C'est du reste ainsi que Jankélévitch l'envisageait : "L'amour est indifférent aux menus détails et aux particularités matérielles. L'amour ne veut rien savoir sur ce qu'il aime ; ce qu'il aime c'est le centre de la personne vivante, parce que cette personne est pour lui fin en soi (…) mystère unique au monde." [1] Cette perspective étonnante, voire merveilleuse, est pourtant trop indéterminée et indifférenciée pour fonder une authentique rencontre de l'autre, c'est-à-dire la rencontre de celui qui rendra possible une relation amoureuse sensible et intellectuelle dans un monde certes mystérieux, mais dont l'unicité crée du multiple, et inversement, comme Jankélévitch le reconnaît d'ailleurs dans un autre texte : "En réalité l'ego n'aime d'amour ni ce qu'il devient ni ce qu'il est, il n'aime ni ce qu'il n'a pas ni ce qu'il a : il n'aime que l'autre, et même s'il n'a pas besoin de cet autre ; oui, l'amant aime son autre parce que cet autre est indocile, contesté et décevant, parce que cet autre est à la fois proche et immensément lointain ; il aime dans l'inquiétude et il interroge anxieusement l'aimé…" [2]
Car c'est dans un monde complexe et indifférent que la rencontre de l'autre est possible, non dans l'ignorance de sa complexité, mais dans le désir de faire prévaloir des distances à parcourir et des obstacles à surmonter. Plus précisément, l'amour de l'autre requiert une rencontre qui demeure inséparable de l'horizon parfois violent du monde terrestre. Et cette rencontre situe l'autre dans un monde qui dépasse chacun en inspirant pourtant à l'un et à l'autre de dépasser les déterminations qui font uniquement prévaloir la présence matérielle et indifférente des choses. Car l'altérité de la brutalité ou de l'indifférence des choses est celle d'un Cela qui ne dépend que d'une expérience objective et pratique (utilitaire), laquelle ne peut déterminer qu'un obscur contact immédiat avec la présence impersonnelle des choses. Or, dans cet état d'indifférence, l'autre, quel qu'il soit, apparaît comme un "il" qui recouvre un monde en sommeil, un monde refermé sur lui-même et réduit à l'état de choses, c'est-à-dire au fait de la présence d'êtres indéterminés qui, pour Bachelard, appartiennent à "la causalité visqueuse et continue des choses". [3]
Comment échapper alors à cette violence de l'indifférence des choses ? Pour Alain Badiou, la rencontre entre deux êtres humains le permettrait en créant un choc entre des différences particulières qui "n'entrent pas dans la loi immédiate des choses." [4] En fait, cette perspective rejoint un peu celle de Jankélévich. Car cette rencontre intense, fulgurante, étonnante et imprévisible de l'autre est surtout "de l'ordre du miracle". [5] Elle est en effet extatique, fusionnelle. Elle n'a ni passé ni avenir. Et dans son surgissement brutal, elle n'unifie pas les différences entre l'un et l'autre, elle les supprime plutôt en créant une unité absolue, donc sacrée, c'est-à-dite totalement séparée des nuances multiples qui animent la nature. De plus, cette mortelle séparation ne manifeste que le triomphe d'une unité vide, fictive et définitive, en tout cas à l'écart du monde et de l'altérité.
Or, une autre interprétation est possible, celle où la rencontre de l'autre, comme le pensait Bachelard après Martin Buber, s'effectue en créant les conditions d'un accord positif entre l'un et l'autre à partir du pouvoir de chacun d'éveiller l'autre à l'amour de ses différences ainsi qu'à la reconnaissance des multiples formes indépassables de son altérité au sein d'un monde où prolifèrent les différences. Dans cet esprit, Bachelard a évoqué plus précisément le don gracieux d'un je qui éveille un tu, notamment en douceur : "Mais qu'un tu murmure à notre oreille, et c'est la saccade qui lance les personnes : le moi s'éveille par la grâce du toi." [6] Un Je s'intériorise alors pour accueillir un Tu, librement, bien loin de la prime réalité passive, incomparable, fermée et brutale de l'autre. Il s'ouvre ainsi sur un Tu pour lui donner à la fois son abnégation et son étonnement. [7] Plus précisément, le mystère de cet entrelacement amical entre deux personnes, entre deux consciences, semble créé par une grâce naturelle, c'est-à-dire par un don positif et universel tout aussi mystérieux que ladite saccade, tout en révélant la présence nécessaire du même dans l'autre et de l'altérité dans le même ! Qu'en penser ?
Sans évoquer l'idée d'une grâce surnaturelle qui subjectiverait le réel, cet éveil de l'un par l'autre n'est en fait déterminé que par la seule rencontre de l'autre. Mais cette rencontre singulière d'un autre être humain, c'est-à-dire de l'autre ici présent (alterihuic), n'est vraiment possible que si elle est désintéressée, c'est-à-dire que si elle échappe aux déterminations prévisibles de l'utilitarisme ou du pragmatisme, car les conditions pratiques d'une rencontre sont trop multiples pour rendre visible et épanouie la relation asymétrique qui se constituera à partir d'elle. Est-ce alors à partir d'un saut du hasard vers l'universel que la découverte de l'autre pourra surgir en une imprévisible contre-épreuve désintéressée qui, selon Badiou, produira "l'expérience fondamentale de ce qu'est la différence".[8]
En réalité, soit, comme pour Badiou, on fait dépendre l'expérience fondamentale de la rencontre d'un hasard qui rompt aveuglément les déterminations de l'utile ou du rentable (y compris dans l'économie des affects) et "l'amour (dépend) vraiment de cette confiance faite au hasard", soit c'est plutôt la grâce universelle de la Nature qui produit nécessairement dans la rencontre de l'autre à la fois une distance objective avec lui et un éveil à sa différence singulière.
Quoi qu'il en soit, pour satisfaire des exigences de clarté sur ce sujet, il serait préférable de produire le concept universel d'une différence bien distincte qui écarterait toute fusion, tout englobement, toute coïncidence, toute réciprocité parfaite, voire toute séparation définitive avec l'autre ; la mort de ce dernier étant pour ainsi dire suspendue. Car l'éveil à la différence de l'autre permet à chacun de participer différemment au même don généreux de l'amour, c'est-à-dire au même amour des distances et des différences, dès lors que, comme l'a précisé Bachelard, "c'est aimer profondément que d'aimer des qualités contradictoires." [9]
Dans ces conditions, un Je ne naît jamais totalement à partir de lui-même, ni seulement pour lui-même, ni du reste pour l'autre, mais plutôt pour l'amour de l'un et de l'autre dans un mouvement fulgurant qui est donné par la grâce de l'amour, c'est-à-dire par le don imprévisible d'une nécessaire convergence naturelle de l'infini et du fini. Cette grâce de l'amour fait alors rayonner le fini, voire donne à ce rayonnement une dimension religieuse au sens païen d'une ouverture sur l'éternité qui, comme pour Nietzsche, entrelace toutes les choses. Dans ce cas, la grâce de l'amour relie [10] à partir de sa propre valeur souveraine qui précède toutes les valeurs, y compris théologiques ou athées. Cela signifie que la puissance infinie de la grâce de l'amour peut être vécue d'une manière religieuse en accueillant la finitude des êtres humains, sachant que l'accueil du monde de l'autre inspirera tous les autres accueils possibles, au point même où les différences le permettent, soit parce qu'elles sont très faibles, soit parce qu'elles sont sublimées.
En conséquence, l'accueil du monde de l'autre n'est pas séparé de la Nature qui détermine cet accueil, puisque tout hasard objectif et brutal est alors subjectivé et transfiguré par la dimension spirituelle et nécessaire de l'amour qui fait vibrer l'infini, lequel rayonne au sein de tous les êtres finis qui le veulent ou bien qui ont voulu, comme Bachelard, que la grâce de l'amour, nous réconcilie avec le monde qui du reste nous contredit souvent : "Que m'importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer ! Il faut être deux – ou, du moins, hélas ! il faut avoir été deux – pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore !" [11] Cette grâce de l'amour renvoie ainsi à l'infinité de la Nature, car elle est, comme pour Spinoza, un don permanent que la Nature se fait à elle-même. Elle est un don où elle s'abandonne sans se perdre pour autant eu égard aux formes qu’elle crée sans s’épuiser. Cette grâce de l'infini est en effet fondatrice, inconditionnelle, continuée et toujours indifférente à ses effets.
Certes, dans d'autres perspectives, un sens religieux et rédempteur pourra être attribué à cette grâce, à ce don généreux. Alors ce sens redeviendra lointain en situant l'infinité dans l’au-delà, comme Lévinas par exemple, c'est-à-dire dans l'énigme d'une incompréhensible transcendance : "Rencontrer un homme c'est être tenu en éveil par une énigme." [12] Certes, pour celui qui vit malheureusement et uniquement au cœur de sa dérisoire finitude mortelle, la grâce de l'infini lui semble illusoire et étrangère. Mais, lorsque ce n'est pas le cas, le monde qui détermine l'existence des êtres humains ne semble pas aussi brutalement dénudé, refermé sur lui-même, pesant et indifférent, car il rend possible un véritable pont entre la finitude humaine et la Nature invisible et infinie, même si elle est seulement pensable. [13]
La possibilité de rencontrer singulièrement un autre être humain requiert en tout cas d'échapper à tout pragmatisme, car l'amour manifeste une puissance infinie qui nous permet d'aimer toutes les différences et chaque altérité sans les séparer et sans chercher à nous les approprier. La réalité de cet amour terrestre et pourtant sublimé réside alors dans un rapport possible entre un don et l'accueil d'un donataire, sachant qu'un don ne se réduit pas au fait de donner, puisque d'autres dons sont possibles, et sachant qu'un accueil peut aussi impliquer un abandon de soi pour l'autre.
En tout cas, le plus simplement possible, dans l'événement de cette libre relation, ce qui est donné par la nature n'est pas seulement le don de quelque chose pour l'un ou pour l'autre, mais aussi la mise en relation de l'un et de l'autre, du donateur et du donataire. Certes, le don mystérieux de cette relation n'est jamais complet. Il est en devenir, il tend vers des échanges et des partages qui pourraient le rendre plus ouvert. Il est ainsi d'abord le don de la situation qui crée la présence de l'un et de l'autre, puis de l'un pour l'autre (et inversement) à partir d'une absence antérieure où chacun s'ignorait, mais sur un fond naturel complexe qui a fait surgir la possible présence de l'un et de l'autre.
Cela signifie que, par delà toute contingence, une relation avec l'autre découvre d'abord cet autre en fonction de son absence antérieure, puisqu'elle ne le fait intervenir ni comme un objet nécessaire (pour fonder cette relation) ni comme le sujet qui créerait librement et totalement cette présence. Ensuite, en rencontrant d'abord l'autre au-delà de son absence, l'événement de cette relation dépasse les failles inhérentes à la finitude de l'autre, voire à son enfermement dans sa propre finitude ; car la finitude de l'autre est alors niée par la puissance infinie du don qui rend possibles de nouvelles relations, par delà la finitude des êtres que ce don dépasse. Comment ? En réalité, ce qui dépasse cette relation après l'avoir fondée n'est ni étranger, ni extérieur, ni supérieur à cette relation. Car, si transcendance il y avait, rien ne pourrait fonder clairement la nécessité de ce dépassement. Toute affirmation absolue serait en effet à la fois excessive et mythique. Or, lorsque s'instaure une relation entre un donateur et un donataire, rien ne commence absolument, c'est-à-dire d'une manière unique et séparée, notamment parce que cette relation est inséparable de diverses formes d'ouverture possibles sur l'infinité de la Nature qui ne fait alors que s'exprimer partiellement dans chaque échange entre des êtres humains. Rien de plus, rien de moins, donc, mais peut-être toujours la même nécessité naturelle qui manifeste ainsi ses variations plus ou moins partagées au sein de son propre devenir.
[1] Jankélévitch (Vladimir), Quelque part dans l'inachevé, nrf, Gallimard, 1987, p.15.
[2] Jankélévitch (Vladimir), Les Vertus et l'amour, 2, Champs/Flammarion, 1986, p.193.
[3] Bachelard (Gaston), Préface de Je et tu de Martin Buber. Aubier,1969, p. 8.
[4] Badiou (Alain), Éloge de l'amour, Champs essais 2009, p.38.
[5] Badiou (Alain), Éloge de l'amour, op.cit., p.39.
[6] Bachelard, Préface de Je et tu de Martin Buber. Ibidem, p.8-9.
[7] Bachelard évoque un mouvement commun et nuancé "de confiance et d'étonnement." Préface du livre de Martin Buber : Je et tu. Aubier, 1969, p. 8.
[8] Badiou (Alain), Éloge de l'amour, op.cit., p.26.
[9] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.181.
[10] Du mot latin religare lorsqu'il signifie relier.
[11] Bachelard (Gaston), Préface du livre de M. Buber : Je et tu. op.cit., p.11.
[12] Lévinas (Emmanuel), En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1974, p.125.
[13] Comme pour Wittgenstein : "Nous ne pouvons nous imaginer l'infinité que dans nos pensées", Le Cahier brun, Tel Gallimard, 1996, p.156.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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