Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
30 Avril 2014
Ordinairement, l'amour est le fruit d'un désir de possession, un sentiment qui exprime une envie, une attirance ou un besoin, c'est-à-dire une tendance d'attachement et d'union à l'égard d'êtres plutôt agréables ou familiers. Ce sentiment qui recherche plutôt du plaisir se manifeste comme un mélange confus de sensations, d'émotions et de représentations. Lorsqu'il est excessif, lorsqu'il est le fruit fantaisiste d'une imagination qui se représente un futur ni naturel ni nécessaire, voire inaccessible, il devient selon Sartre "une conduite d'envoûtement",[1] c'est-à-dire pour Nietzsche un désir passionnel qui est indissociable de la sexualité : "L'amour ardemment désiré ! " [2] Eu égard à cette distinction entre un amour qui exprime la simple persévérance d'un être[3] et une vaine "agitation de l'âme" [4] qui désire aveuglément une réalité fantasmée, donc inaccessible, la pensée de Nietzsche obéit à deux exigences bien distinctes : soit d'élargir les perspectives dans un débordement extravagant, ardent et douloureux qui s'exprime en des paraboles exaltées,[5] soit d'approfondir les oscillations du possible dans quelques très relatives divagations. Comment ? Dans son rapport à la Nature infinie qui détermine toutes les réalités, l'amour du possible se manifeste pour Nietzsche de trois manières : dans un attachement naturel et tragique au devenir de la terre, dans un rapport distant (voire cruel) avec les autres hommes (chacun gravitant comme une comète sur sa propre orbite), et enfin, dans une relation créatrice avec soi-même pour s'aimer intensément tout en cherchant à transfigurer son propre destin. En revanche, lorsqu'il oublie les réalités naturelles et nécessaires, dans un désir souverain et extravagant du plaisir, du savoir et de la domination, comme Platon visant "ce qu'on n'a pas et ce qu'on n'est pas", [6] Nietzsche espère créer des rapports imprévisibles et délirants avec le futur. Il affirme alors glorieusement la puissance de l'illimité, de l'inconditionnel, du surhumain, du retour de toutes choses, en déployant des figures symboliques délirantes qui révèlent des profondeurs inaccessibles, par exemple féminines eu égard au désir d'un "grand amour (qui) refuse vengeances et représailles." [7] Néanmoins, l'amour et le désir devraient parfois se rejoindre en un point rêvé, mystérieux et chaleureux :
"Déjà sur la blancheur des mers s'épand en silence
la pourpre de ton amour,
suprême adieu de ta félicité qui s'attarde encore." [8]
Les tensions entre le possible et l'impossible disparaissent alors pour exprimer le Grand Midi d'un instant qui assure, très simplement, une brève convergence entre des corps qui s'enlacent comme un liseron autour du tronc d'un arbre, même si ces corps demeurent étrangers l'un pour l'autre : " Mon humanité est une victoire constante sur moi-même. - Mais la solitude m'est nécessaire, j'ai besoin de guérir, de revenir à moi, de respirer le grand air léger..." [9] Néanmoins, dans sa plus froide solitude, lorsque Nietzsche évoque un superbe Grand amour, du reste inséparable d'un intense désir de forte santé,[10] ce sentiment fait penser à celui de Zarathoustra ou de Dionysos. Mais de quel Grand amour (ou désir) s'agit-il alors ? En un bref instant, un stimulant sentiment de puissance enchante une destinée tout en réconciliant raison et folie dans son creuset : "Il y a toujours un peu de folie dans l'amour. Mais il y a toujours un peu de raison dans la folie." [11] En cet instant divin qui renforce le sentiment, l'amour-désir accomplit la "circonférence des circonférences", [12] c'est-à-dire rend une âme "plus enveloppante et plus vaste", notamment parce qu'elle ne cherche pas à s'approprier ce qu'elle entoure amoureusement dans une sexuelle, éphémère, exclusive et "sauvage cupidité". [13] Puis la complexité du réel redevient chaotique en s'ouvrant sur quelques imprévisibles profondeurs et en étirant son inlassable devenir en de cruelles contradictions. Car le don de l'amour-désir ne crée pas longtemps l'abondance, la richesse et l'épanouissement qui rassemblent toutes les réalités au sein de l'éternel devenir : "Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, unies par l'amour." [14] Hors de cette brève convergence née d'un amour apaisé de l'éternité, la flèche insatiable et dangereuse des désirs crée d'autres errances des sentiments. Dès lors, chaque affirmation ou chant d'amour se rétracte ensuite dans de la haine ; aucune âme n'étant toujours assez dure pour aimer ses faiblesses, aucune âme n'étant toujours assez haute et sage pour aimer ses folles bassesses. Ainsi, dans le flux et le reflux de chaque existence, aucune stabilité ne caractérisant ses mystérieux attachements, la réalité de l'amour demeure-t-elle instable et incertaine ! Et la "sagesse sauvage" [15]de Nietzsche, c'est-à-dire son gai savoir secret [16] "plus sage que le serpent qui reste trop longtemps couché au même soleil",[17] apparaît à mi-pente, ni dans un creux, ni trop haut. [18] Le philosophe exprime ainsi la fatalité d'un amour qui ne devrait pas se perdre dans les extravagances d'un désir qui chercherait à accomplir un instinct de dominer (ou d'être dominé). Pourtant les liens que le désir tisse avec le devenir éternel de la Nature, et réciproquement, ne sont pas toujours très serrés. Car ils dépendent d'une source infinie qui n'irrigue pas de la même manière toutes les réalités de notre monde fini. Pour reprendre la problématique de Nietzsche, dans sa plus profonde affirmation solitaire, le philosophe hésite souvent entre l'amour des choses terrestres, même tragiques, et le désir de l'impossible qui délaisse les nuances de chaque singularité. Concernant la dimension du possible, son amour n'est rien d'autre, un peu comme chez Spinoza, qu'une acceptation de la nécessité, qu'une participation aux données brutes de cette terre, à de simples besoins faciles à satisfaire :
"Vous ne vous doutez pas combien elles étaient charmantes quand, après avoir dansé, elles s'asseyaient d'un air profond, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix qu'il faut casser après dîner. - diaprées et étranges, en vérité ! Mais sans nuages : telles des énigmes qui se laissent deviner : c'est pour l'amour de ces petites filles qu'alors j'ai inventé mon psaume d'après-dîner. " [19]
Le philosophe se réjouit alors, très simplement, de quelques douces sensations à la fois proches et éloignées du désert de ses sentiments, comme dans une toute petite oasis :
" Précisément en bâillant elle ouvrit
Sa charmante bouche,
La plus odorante de toutes les petites bouches :
Et j'y tombai,
M'y enfonçai, y passai, pour me retrouver - parmi vous,
Vous mes délicieuses amies ! Sebah." [20]
L'attitude la plus fréquente de Nietzsche demeure néanmoins celle d'un sage (même sauvage ou farouche) qui aime la vie et qui ne craint pas la mort afin de réaliser un élan conscient vers ce qui est là et vers ce qui est simplement possible. Il déclare alors : "Je n'ai aucun souvenir d'effort, on ne trouverait pas dans ma vie une seule trace de lutte, je suis le contraire d'une nature héroïque. Mon expérience ignore complètement ce que c'est que «vouloir » quelque chose, y « travailler ambitieusement », viser un «but » ou la réalisation d'un désir. En ce moment même mon avenir - un avenir immense - s'étend à mes yeux comme une mer d'huile : nul désir ne ride ses eaux. Je ne veux pas qu'une seule chose devienne autrement qu'elle n'est ; je ne veux pas changer moi-même... Et j'ai toujours vécu ainsi. Sans désir."[21] Par ailleurs, dans d'autres moments, des désirs s'imposent à Nietzsche. Était-ce après la séparation avec Lou ou en rêvant à Cosima ? En tout cas, d'imprévisibles désirs cherchent à transgresser le champ des possibles pour supprimer un manque, une solitude ou une sécheresse sensuelle : "Quel est en moi cet inapaisé, quel est en moi cet inapaisable qui demande à élever la voix ? Un désir d'amour est en moi qui parle le langage de l'amour. Je suis lumière : ah, que ne suis-je nuit ! Mais c'est ma solitude, qu'être de lumière encerclé (…) Ah ! Que ne suis-je ombre et ténèbres ! Comme je téterais le sein de la lumière ! (…) Il est nuit : comme une source mon désir éclate en moi, - mon désir demande la parole." [22] Et ce désir de l'Impossible, voire du totalement Impossible, ne fait que suivre les poussées délirantes de l'imagination vers l'indicible. Surgit alors un élan irrationnel de l'âme vers des images, vers un rêve de femme, vers un imaginaire très symbolique, soit vers une Impossible fusion avec une autre âme incarnée (la passion), soit, ce qui n'est pas le cas pour Nietzsche, vers une possible-impossible domination des autres ou du monde (le pouvoir). En d'autres termes, afin d'échapper à la triste solitude (plus ou moins consciente d'une âme exilée qui, selon l'étymologie latine, regrette un astre perdu), Nietzsche est bien miné par une contradiction entre la conscience d'un manque réel et la conscience fantasmée d'un manque absolu, posé ou indiqué pour être rêvé, en tout cas impossible, comme l'était l'objet du désir dans l'épreuve du tonneau percé des Danaïdes, comme l'était Augustin lui-même lorsqu'il se disait "dévoré du désir secret de l'amour." [23] Dans ce cas l'amour, par sa folie et par son sens insondable, ouvre sur un mystère insoluble. Il se dément lui-même jusqu'à se perdre dans le vide, car les débordements temporels des désirs sont indignes d'un amour sain et lumineux qui se dépasserait sereinement dans les actes simples qui rendent tout amour non sélectif, donc électif [24](chaque singularité étant non comparable à une autre). Mais ce n'est pas possible pour Nietzsche qui préfère que l'amour soit religieux, construit sur des distances remarquables afin de créer des contacts nouveaux et sélectifs avec l'autre par delà toute morale, voire par delà toutes les réalités : "Plus haut que l'amour du prochain se trouve l'amour du lointain et du futur. Plus haut encore que l'amour de l'homme, je place l'amour des choses et des fantômes." [25]
Le philosophe ne fait donc pas prévaloir les trois principes nécessaires à tout amour épanoui et partagé qui saurait préserver et valoriser le mystère de l'autre hors de toute étrangeté dans la vie ordinaire d'un couple uni : d'abord le principe de la reconnaissance de l'unicité singulière de chacun ; ensuite le principe de réciprocité, et enfin celui de pérennité qui est fondé par l'amour maternel ("essence simple de l'amour" selon M. Conche [26]). Pour commencer, si l'unicité est bien pour Nietzsche, comme l'a écrit P. Granarolo,[27] celle qui caractérise les hommes authentiques, l'amour de l'autre est alors indifférent aux qualités ordinaires, à toutes les petites qualités qui rendent une singularité plus concrète, plus nuancée, plus humaine. Du reste, Nietzsche le dit clairement, il veut honorer l'autre non dans ses "qualités aimables",[28] mais dans ses vertus. L'amour spiritualise donc les instincts et les sensations, mais pas les infimes différences entre les singularités. Car le philosophe n'aime sans doute pas les "qualités empruntées" que fustigeait Pascal. Il ne s'attache qu'à la vertu impersonnelle qui couronne une destinée ouverte sur sa propre éternité. Dès lors, comment Nietzsche aurait-il pu chérir la singularité hypersensible et hypercérébrale de Lou Salomé ? [29] Il désirait plus, au delà et ardemment. Or, dans la vie d'un couple humain, les vertus de chacun ne sont pas suffisantes pour colorer de multiples manières communes la simple grisaille des jours et les terribles angoisses de la nuit. Le principe de réciprocité doit donc s'ajouter à l'amour des qualités et des défauts de chacun, dans la mesure du possible, et sans valoriser le moindre sacrifice de l'un ou de l'autre, pour tenter d'accorder un peu des volontés qui ont décidé de se restreindre mutuellement en faisant la part des choses, sans ignorer que la non-coïncidence entre autrui et soi-même est le fondement de la liberté de chacun, y compris dans ses rapports avec les limites (très ou trop formelles) du principe d'égalité. Et enfin le principe de pérennité devrait permettre de préparer les joyeuses mélodies de l'avenir de l'humanité... Car comme l'écrit M. Conche, "l'amour veut l'enfant (…) l'union avec l'enfant (…) La mort n'est rien si l'on aime ce qui vient après soi." [30]
[1] Sartre (Jean-Paul), L'Être et le néant, 1943, III, 3, 2, Gallimard, p. 463.
[2] Nietzsche, Poèmes, Arthur Schopenhauer, p. 89.
[3] Comme pour Spinoza, Éthique, IV, prop. XVIII, dém.
[4] Descartes (René), Les Passions de l'âme, art. LXXXVI.
[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'enfant et du mariage, p. 85.
[6] Platon, Le Banquet, 200 e.
[7] Nietzsche, Poèmes, L'enchanteur, p. 132.
[8] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, op.cit., Le soleil décline, 2.
[9] Nietzsche, Ecce Homo, 8, p. 32.
[10] Nietzsche, Le Gai savoir, § 382.
[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire, p. 52.
[12] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Du grand désir, p. 257.
[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 14, p. 57.
[14] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant d'ivresse, 10, p. 367.
[15] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant de la danse, p. 127.
[16] Nietzsche, Le Gai savoir, § 377.
[17] Nietzsche, Le Gai savoir, §165 p. 192.
[18] Nietzsche, Le Gai savoir, Plaisanterie, ruse et vengeance, § 6, p. 18.
[19] Nietzsche, Dithyrambes pour Dionysos, (Dionysos-Dithyramben), 1888, traduit de l'allemand par Michel Haar, nrf, Poésie / Gallimard, 2006. Parmi les filles du désert.1. p. 220.
[20] Nietzsche, Dithyrambes pour Dionysos.
[21] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si avisé, 9. p. 57.
[22] Nietzsche, Ecce Homo, concernant Ainsi parlait Zarathoustra, 7, p. 119 et dans Ainsi parlait Zarathoustra, Le chant de la nuit, p. 123.
[23] Augustin (Saint), Les Confessions, III, 1.
[24] Jankélévitch (Vladimir), Quelque part dans l'inachevé, nrf, Gallimard, 1987, p.15.
[25] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'amour du prochain, p. 74.
[26] Conche (Marcel), Orientation philosophique, essai de déconstruction, encre marine, 2011, p. 68.
[27] Dans la préface de ce livre, page 9.
[28] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 49.
[29] Voir M. Conche, Nietzsche et le bouddhisme, encre marine, 2007, p. 25.
[30] Conche (Marcel), Analyse de l'amour et autres sujets, Le livre de poche n° 32287, et PUF, 1997, pp. 16, 18.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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