Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
24 Avril 2014
Détail de photographies de Nietzsche prises par Held en 1873 et reproduites dans l'ouvrage de Geneviève Bianquis, Reider, Paris, 1933, p. 24. La troisième photographie est reproduite dans le livre intitulé Iconographie et philosophie, Presses universitaires de Strasbourg, 1994.
Comment devenir soi-même ? Dans le sous-titre de son ouvrage intitulé Ecce Homo (1888), Nietzsche précise comment il interprète le rapport entre son être (sa nature) et le devenir (incertain) de son propre moi. Il résume son point de vue dans cette proposition : "Comment on devient ce que l'on est." ("Wie man wird, was man ist.") Il ne s'agit pas pour le philosophe, comme c'était le cas chez Pindare, de créer un processus où un moi dépasserait ses faiblesses en accédant à une noblesse innée, éternelle donc, qui serait enfin retrouvée. Car il faudrait pour cela répondre à une injonction éthique qui associerait cette vérité à des savoirs établis, et non à une incertaine et souvent fictive recherche de soi-même. Pour Pindare, en effet, chaque moi peut atteindre son essence à partir d'un apprentissage : "Deviens (Puisses-tu devenir) ce que tu es, quand tu l'auras appris" [1] Cette injonction est irrecevable pour Nietzsche car elle suppose qu'une réalité parfaite a été préalablement et définitivement établie comme noble, qu'un apprentissage ne détournerait pas de soi-même, et qu'un acte volontaire ne serait jamais imprévisible. Or, pour Nietzsche, le moi de chacun requiert une création singulière à partir de la synthèse fictive et provisoire d'actes présents, passés et tournés vers l'avenir. Et cette synthèse surgit toujours de manière fortuite et imprévisible : "Une pensée vient quand elle veut, et non quand je veux."[2] De plus, l'apprentissage d'un moi est souvent le reflet d'un groupe social et culturel, donc jamais totalement authentique. L'injonction éthique de Pindare, tout comme celle de Goethe ("Werde der du bist." - Deviens ce que tu es.), est ainsi plutôt illusoire, voire mensongère. Et Nietzsche se moque assurément de cet impératif éthique qui ignore que le dépassement de soi-même ne saurait dépendre du libre arbitre, car aucune synthèse de soi ne peut se constituer à partir des organes faibles, infimes, superficiels et inappropriés, d'une conscience qui banalise tout. Pour savoir comment chacun peut devenir ce qu'il est, Nietzsche distingue alors deux perspectives, l'une fatale qui renvoie à la perfection de la Nature (infiniment et éternellement créatrice), l'autre propre à un moi qui devient en s'inspirant de cette perfection, qui s'en rapproche plus ou moins. Pour le dire autrement, d'une part le devenir fatal et sans but de la Nature se déplie en d'éternelles métamorphoses, du reste incompréhensibles et indifférentes aux êtres vivants, et d'autre part le moi fini de chaque homme oriente son devenir par des actes plus ou moins épanouis. Ainsi l'interprétation du sous-titre de Nietzche requiert-elle un double point de vue (une perspective bifocale), une vision ouverte simultanément sur deux axes. D'abord celui des actions diverses d'un homme qui décide de se dépasser, de se maîtriser, de s'unifier et de se diviser. Ensuite l'axe d'une fatalité naturelle qui a déterminé chacun, inconsciemment et lointainement, en profondeur, en hauteur et en extension. De plus, ce double point de vue, passif et actif, peut être exprimé par une métaphore qui répond à la question du comment en produisant une image dynamique et condensée, c'est-à-dire une image capable de rassembler dans le même processus "le naturel, le juste et le simple". [3] Mais comment ? Peut-être en rapportant ce qui est fatal (les déplis mystérieux du devenir de la Nature) aux plis inhérents à chaque conscience de soi, mieux, aux divers moi fictifs que chaque conscience crée en faisant la somme de ses actes et en interprétant les contenus de sa présence éphémère et fatale. Cela signifie que chaque moi peut être exprimé par la métaphore qui rassemble et superpose deux images, l'une du devenir conscient de la finitude de chaque moi, l'autre du dépli de la Nature dans son infinité. Dans le même temps, chaque moi devient ainsi multiple, y compris dans les synthèses provisoires et cohérentes qu'il effectue de lui-même. En tout cas, il n'y a de possible face à face (prosôpon), ni avec "ce que l'on est", ni avec le fait de devenir ce que l'on pense et désire. Nietzsche ne se reconnaît en effet qu'un bref instant dans l'acte simple d'un pli de sa conscience, tout en étant aussitôt dépassé par d'autres plis, puisque nul ne cesse de changer et de grandir de partout.[4] Il y a alors diverses manières de porter ses nouveaux masques (persona) et d'interpréter les jeux du paraître et du disparaître qui s'imposent à chaque conscience de soi, au fur et à mesure de ses plis refroidis ou incandescents. Car les masques de chacun sont divers et changeants, comme au théâtre, tout en permettant de créer et d'incarner la fiction d'un personnage très relatif, voire pour Nietzsche la Grande raison (la valeur incomparable) d'un corps particulier, paisible et tendu, mais qui a surtout appris à aimer (notamment la musique) et à s'aimer lui-même avec bonne volonté, patience, équité, douceur : "L'amour aussi doit être appris." [5] Eu égard à son propre devenir, le philosophe écrivait déjà, en 1881-82, certes dans un projet très ouvert : "Quant à nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes- les hommes nouveaux, les hommes d'une seule foi, les incomparables, ceux qui se donnent leurs lois à eux-mêmes, ceux qui se créent eux-mêmes." [6] Puis, en 1883, c'est Zarathoustra qui reprit le thème : "Deviens qui tu es ! " [7] Dans toutes ces actions, certes, la création d'un moi n'est jamais complète puisque les fatalités de la Nature prévalent toujours. Chaque moi est en effet toujours commandé par le fatal devenir de ses instincts qui peut et doit, certes, être dominé par un seul. Ainsi se forme sans doute le moi de Nietzsche lorsqu'il se maîtrise en affirmant qu'il "est l'incarnation, le porte-voix et le médium de puissances supérieures." [8] En tout cas il ne s'agit pas pour lui de réaliser la perfection d'un moi absolu, d'une conscience de soi totale, ou d'une essence éternelle, afin de pouvoir dire enfin, comme dans le Livre : "Je suis celui qui suis." [9] Pour l'ami de Dionysos, au contraire, l'Être n'est jamais une réalité substantielle et transcendante : "Il n'y a point d'être derrière l'acte, l'effet et le devenir ; l'acteur n'a été qu'ajouté à l'acte - l'acte est tout." [10] Rien de plus simple, donc. Et il ne s'agit pas davantage de vouloir exister pleinement et intensément au présent, en actualisant toutes ses potentialités, en les faisant éclore définitivement (comme chez Aristote), car "l'existence n'est qu'une succession ininterrompue d'événements passés, une chose qui vit de se nier et de se détruire elle-même, de se contredire sans cesse." [11] Les actes qui caractérisent le moi de Nietzsche, et sa véracité, sont donc inséparables d'une recherche indéfiniment recommencée et modifiée. Cependant, le philosophe ne veut pas pour autant faire triompher le négatif. Il est en effet bien loin du Démon nihiliste de Faust qui, pour Goethe, imposait son refus absolu : "Du bist am Ende - was du bist." (Tu es en fin de compte - ce que tu es.)[12] Face à Faust qui cherchait sa couronne d'humanité (der Mensheit Krone),[13] le Diable était en effet pour Goethe l'esprit qui toujours dit non : "Ich bin der Geist der stets verneint." [14] En tout cas, pour Nietzsche, la formation de soi peut être dérisoire, mais elle est toujours l'acte d'une affirmation qui domine une négation, y compris dans l'humour ou dans l'ironie : "Que l'esprit le plus profond doive être aussi le plus frivole, c'est presque la formule de ma philosophie."[15] Frivole renvoie alors à bouffon de l’éternité[16], à satyre, à pitre… "Je ne veux pas être un saint, plutôt encore un pitre… Peut-être suis-je un pitre." [17] Ailleurs Nietzsche écrit : "Je fais tant de clowneries et j'ai tant d'idées bouffonnes qui me traversent la tête que parfois je ricane, je ne trouve pas d'autre mot, pendant une demi-heure en pleine rue."[18] Une affirmation joyeuse de la vie, inséparable d'un destin mortel, crée ainsi de beaux risques : "Je ne connais pas de lecture plus poignante que celle de Shakespeare : comme il faut qu'un homme ait souffert pour éprouver à ce point le besoin de faire le pitre ! - Comprend-on seulement Hamlet ? Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou… Mais il faut être profond, il faut être abîme, il faut être philosophe pour sentir ainsi… Nous avons tous peur de la vérité…"[19] Par ailleurs, entre frivolité et profondeur, il s'agit souvent pour Nietzsche de faire prévaloir l'instinct de vérité sur les autres instincts : "Que dit ta conscience (Was sagt dein Gewisen) ?" [20] Sa question renvoie alors à la fois aux profondeurs instinctives et fatales que chacun doit accepter librement (s'il le peut) et aux actes de la conscience que nul ne saurait attraper au vol, mais qui libèrent. Par ailleurs, la formule "Tu dois devenir celui que tu es"(Du sollst der werden, der du bist)" est également un conseil intime nécessaire pour développer son moi hors de toutes les cultures livresques et hors de l'esprit du troupeau. Cette formule n'indique donc qu'un impératif familier pour s'accepter égoïstement et joyeusement, un peu comme le faisait Spinoza, c'est-à-dire sans aucune complaisance passive et sans se prendre pour une cause indépendante. De plus, cette exhortation de Nietzsche permet, hors de tout rationalisme dogmatique, de se rendre disponible aux contraintes souterraines de son propre destin, notamment animal et humain, en mêlant santé et maladie, souffrance et ravissement, y compris en se contredisant inconsciemment dans la durée : "Un philosophe qui a passé et qui repasse constamment par de nombreux états de santé passe par autant de philosophies…" [21] Dès lors, aux différents niveaux de la métaphore qui exprime différents états de son propre moi (à la fois un et multiple) s'affirme la raison supérieure que veut son propre corps : "S'accepter soi-même comme un fatum, ne pas se vouloir différent - en de telles circonstances, c'est la raison supérieure." [22] Et si son âme n'est pas éternelle comme le serait une monade, Nietzsche l'éprouve pourtant dans une métaphore, celle d'un "édifice collectif des instincts et des passions." [23] Et cette métaphore demeure pertinente lorsque le moi ne court pas le risque fou de transgresser les limites de sa propre finitude en écoutant "le froid démon de la connaissance". [24] L'injonction de devenir ce que l'on est ne devrait-elle pas, plutôt, mettre chacun au bord de l'infini ? Elle suppose alors que chaque dépassement de soi pourrait demeurer dans le champ labyrinthique des possibles sans transgresser ses limites et sans effectuer un saut dans l'impossible. Le philosophe le savait pourtant : "Mais que votre volonté du vrai consiste à tout transformer en images concevables, visibles et sensibles pour l’homme ! Vous devez pousser votre pensée jusqu’à la limite de vos sens !" [25]
[1] Pindare, "Genoi hoios essi mathôn…"Les Pythiques, 2, 72.
[2] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 17.
[3] Nietzsche, Ecce Homo, III, § 3.
[4] Nietzsche, Le Gai savoir, § 371.
[5] Nietzsche, Ibidem, § 334.
[6] Nietzsche, Ibidem ,§338.
[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, L'Offrande du miel, op.cit., p. 273.
[8] Nietzsche, Ecce Homo, concernant Ainsi parlait Zarathoustra, III, § 3, p. 110.
[9] Exode, 3, 14.
[10] Nietzsche, La Généalogie de la morale, I. § 13, p. 58.
[11] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 77.
[12] Goethe, Faust 1, v. 1806.
[13] Goethe, Ibidem, v. 1803.
[14] Goethe, Ibidem, v. 1338.
[15] Nietzsche, Lettre à Avenarius, citée par E.F. Podach, L'Effondrement de Nietzsche, Gallimard, 1931, p.106.
[16] Selon E.F. Podach, L'Effondrement de Nietzsche, p. 139.
[17] Nietzsche, Ecce Homo, p. 142.
[18] Nietzsche, Lettre à Peter Gast du 26. 2. 1888.
[19] Nietzsche, Ecce Homo, p. 47.
[20] Nietzsche, Le Gai savoir, § 270.
[21] Nietzsche, Ibidem, Préface (III), p. 1
[22] Nietzsche, Ecce Homo, Pourquoi je suis si sage, § 6, p. 29, et Le Voyageur et son ombre, § 61.
[23] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 12.
[24] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 123.
[25] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Sur les îles bienheureuses, p. 101.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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