Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
20 Avril 2014
Dans son livre, intitulé Cherubinischer Wandersmann, Angelus Silesius a écrit : "La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit, N'a souci d'elle même, ne désire être vue." Qu'en penser ?
Dans un texte paru dans "Der Satz vom Gründ" en 1957, et qui fut ensuite publié par les éditions Gallimard sous le titre "Le Principe de raison", le commentaire de Heidegger a été le suivant : "L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’œil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui. Mais, là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer des êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention, la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose". (Tel Gallimard, n° 79, 2013, p.107)
Le commentaire de Heidegger (abusivement comparatif) me paraît également peu compatible avec celui de Silesius, puisque ce dernier ne cherchait pas quelque principe de raison. Son point de vue, sans doute mystique, était en effet inspiré par un amour divin (naturel) qui englobait tout simplement la floraison d'une rose sans chercher la consistance, la souveraineté et la perfection d'un reddere rationem pour l'homme.
En fait, il n'est pas vraiment pertinent de penser une floraison en différenciant les relations entre les réalités humaines et végétales. Cela implique que le sans pourquoi de Silesius n'a pas de sens hors de son propre étonnement pré-philosophique (ou déjà philosophique ?) qui s'inscrit dans le cercle mystérieux du parce que. L'étonnement de ce parce que inexplicable ouvre en effet sur l'infinité des créations de la Nature en exprimant l'inexplicable certitude de l'incertain (le sans pourquoi) donc loin de tout reddere rationem. L'unité du réel, si unité il y a pour Silesius, requiert en fait un mystérieux panthéisme et une fusion de soi avec Dieu (c'est-à-dire avec la Nature) qu'ignorent les catégories de la raison, empiriques ou non, en tout cas incapables de rendre raison d'elle-même.
Du reste, L. Wittgenstein (De la certitude, § 148), va dans le même sens que Silesius lorsqu'il refuse de séparer le végétal, l'animal et l'humain : "Pourquoi ne m'assuré-je pas que j'ai encore deux pieds lorsque je veux me lever de mon siège ? Il n'y a pas de pourquoi. Simplement, je ne le fais pas. C'est ainsi que j'agis."
En conséquence, pourquoi chercher à penser et parler au nom de la rose ? Sa présence (consciente et inconsciente, indivisément) nous échappe. Et il n'y a pas de pourquoi si elle ne sait pas ce qu'elle fait (son action matérielle). Du reste, la certitude étrange de l'acte simple de sa floraison exprime peut-être sa discrète participation aux forces infinies de la Nature. En tout cas, chaque rose peut fleurir simplement dans son propre monde qui nous paraît étrange, différent du nôtre ; et elle peut nous inspirer soit un silence immédiat à son sujet (voire le silence infini d'une contemplation), soit la répétition de quelques jeux du langage, de quelques balbutiements épars qui ne sauraient ni découvrir ni créer leurs fondements.
C'est enfin un peu dans cet esprit de l'affirmation complexe des fragments vivants du réel que Blanchot a écrit : "Je me souviens d'un vers de Gertrud Stein : A rose is a rose is a rose is a rose. Pourquoi nous trouble-t-il ? C'est qu'il est le lieu d'une contradiction perverse. D'un côté, il dit de la rose qu'on ne peut rien dire qu'elle-même et qu'ainsi elle se déclare plus belle que si on la nommait belle ; mais, d'autre part, par l'emphase de la réitération, il lui retire jusqu'à la dignité du nom unique qui prétendait la maintenir dans sa beauté de rose essentielle. La pensée, pensée de rose, résiste bien ici à tout développement…" (L'Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 503) Mais qui pourrait avoir le dernier mot au sujet de toute présence éphémère qui ignore aussi bien le langage que les singularités des hommes ?
Dans un bref essai intitulé Philosophie et mysticisme – La rose de Silesius, j'ai interprété la création poétique en tant qu'expression d'un rapport obscur au réel, notamment à partir de l'abîme des sensations humaines. Plus précisément, chez Silesius, l'acte poétique a refusé les images en les transfigurant et en les purifiant dans une perspective mystique qui a conservé le rapport à l'obscur en cherchant à fusionner avec lui. Les paroles évidentes alors produites ne s'interrogent pas sur elles-mêmes, car elles donnent plus à penser qu'elles n'ont pensé. Elles affirment plutôt avec fulgurance pour faire voir et entendre Dieu, le sans pourquoi de la rose, l'invisible et l'obscur.
En revanche, la pensée philosophique qui veut interpréter ces épreuves instaure un autre cheminement. Elle privilégie les lumières de l'esprit pour recouvrir l'obscur, certes sans y parvenir totalement. Ou bien elle nourrit l'acte poétique et le prolonge en le contrôlant, c'est-à-dire en rassemblant dans une problématique cohérente la constellation de quelques nouveaux concepts déployés sur l'obscur.
En tout cas, d'un point de vue philosophique, la raison humaine prévaut. Elle est l'activité de l'esprit qui crée des rapports ordonnés, clairs et accordés entre des concepts. Dès lors, la rose de Silesius ne serait-elle pas comme Dieu (ou comme la Nature pour Spinoza), ce qui n'est pas sans raison, mais l'action d'une raison inconnaissable, et pourtant bien présente lorsque la pensée saute du sans pourquoi de la rose (l'abîme du sans fondement) dans la raison de sa floraison : la rose fleurit parce qu'elle fleurit ?
5. Conclusion
a) L'intérêt du préphilosophique.
La démarche de Silesius ne manque pas de cohérence et de profondeur. Cependant elle demeure préphilosophique, car elle ne s'interroge pas sur sa possibilité d'être pertinente ou non. Manque en effet le doute philosophique qui permettrait d'élargir clairement les points de vue, sans se perdre dans la totalisation de pensées, certes remarquables, mais qui ignorent aussi bien leurs limites que les principes qui détounereraient des violentes confusions inhérentes aux contradictions du réel.
Pourtant la profondeur préphilosophique de la pensée de Silesius exprime bien quelques exigences philosophiques, et notamment celle de faire monter à la surface les plus obscures profondeurs. De plus, son élan poétique ne se perd pas dans une expression de l'indicible qui ignorerait les limites du dicible. En effet, son élan poétique est inséparable d'une mystique qui trouve pourtant des mots clairs et précis pour dire l'ignorance inhérente à toutes les pensées, philosophiques ou non. Pour cela, comme l'a indiqué Leibniz, les belles métaphores difficiles de Silesius paraissent suffisamment claires pour "incliner presque à l'athéisme." [1] Il ne se contredit pas, car ses affirmations et ses négations, concernant la même chose, ne sont pas simultanées.
Cependant, si un philosophe voulait être en même temps mystique, il ne répondrait plus aux exigences de sa nécessaire recherche de la vérité. Car les deux démarches sont véritablement différentes, voire opposées. La philosophie est la recherche de la vérité à la lumière naturelle de l'intelligence, cette lumière étant donnée à chacun par la Nature (infiniment créatrice), alors que "la mystique est l'entrée par connaturalité d'amour dans les profondeurs de Dieu..." [2]
En tout cas, l'élan poétique de Silesius est indissociable de son élan mystique qui, dans l'abolition de son moi empirique, fusionne avec le moi divin en ignorant tout du processus de cette identification avec le Créateur, avec l'Être, avec le fond infondé qui est inaccessible à la raison humaine.
b) Un devenir prévisible.
Au reste, comment Dieu pourrait-il être ce qu'il n'est pas ? Peut-Il "devenir tout ce qu'Il veut", en voulant aussi autre chose que son esprit éternel ? Cela est possible et immédiatement réalisé si "rien ne devient que ce qui est déjà". [3]
Mais comment penser alors que le néant soit avant l'être pour que du néant puisse naître l'être, sans se perdre dans une absurde contradiction? Car, d'un point de vue logique et empiriquement très probable, rien ne naît de rien puisque "Dieu n'engendre que Dieu."[4] La lumière éternelle ne peut donc être que dans et par son éternelle naissance à partir d'une Nature éternelle et infinie. De plus, une volonté qui nie la vie et enchaîne l'homme ne saurait être confondue avec celle qui affirme librement son rapport à l'éternité. Comment se perdre alors dans une action contingente, et en même temps se perdre en Dieu pour "rester comme Il est, sans forme et sans but"[5], donc totalement pur ? L'accueil des différences externes permet-il ensuite à l'homme de s'accorder avec sa source pure ? En réalité, la distinction établie par Spinoza entre la Nature naturante et la Nature naturée manque chez Silesius pour situer les êtres : Dieu, les anges, les hommes, les bêtes...
Certes, l'amour humain permet d'entrelacer les contradictions. Mais cet amour n'est pas libre puisqu'il "est pesanteur"[6], notamment en dépendant du regard et en n'aimant que ce qui lui est semblable. Il faut donc aimer Dieu et accorder sa volonté à celle de Dieu pour être Dieu. Mais pour que l'amour de Dieu devienne paisible, léger et contemplatif, comment trouver les moyens de vaincre ses propres folies ou dispersions, y compris celle "de mourir pour la splendeur éternelle"[7] ?
De plus, l'amour du Bien ainsi que le savoir de cet amour n'auraient pas dû empêcher de concrétiser l'universel au lieu de le dissoudre ou de le crucifier dans une mystérieuse et dangereuse perte de soi, de sa conscience et de ses responsabilités, notamment en supprimant toutes les différences entre hauteur et profondeur pour "être parfaitement un seul Un avec Dieu." [8]
Par ailleurs, pourquoi chercher à penser et à parler au nom de la rose ? La présence de cette dernière nous échappe. Pour échapper à la confusion d'un sans pourquoi qui englobe toutes les réalités, divines ou non, il serait sans doute préférable de faire prévaloir les distinctions naturelles entre les qualités des divers êtres, sans vouloir les absolutiser secrètement dans l'Être (ou dans le néant) et sans oublier que l'homme peut spiritualiser toutes les différences comme le suggérait Lagneau : "La raison : liberté, spiritualité, perfection. Aucun de ces degrés n'est contenu dans l'inférieur, et c'est même l'inverse qui est le vrai, car le supérieur est dans l'inférieur, mais ignoré."[9] Un pourquoi est alors possible à propos de ces différences, notamment lorsqu'un être ne sait pas tout ce qu'il fait ni tout ce qu'il veut faire (son action matérielle étant bornée et souvent aléatoire).
c) Le silence de la Nature.
Dès lors, la certitude étrange de tout acte simple (y compris de celui d'une éclosion de la pensée humaine) exprime peut-être avant tout une discrète participation de tous les êtres aux forces infinies de la Nature qui crée éternellement de nouveaux êtres. En tout cas, chaque rose peut fleurir simplement dans son propre monde qui nous paraît bien étrange, certes proche du nôtre par sa commune inconscience de toutes ses déterminations, sans empêcher une constante action de la puissance de la Nature qui inspire soit un silence immédiat à son sujet (voire le silence infini d'une contemplation), soit la répétition de quelques jeux du langage ou de quelques balbutiements épars qui ne sauraient ni découvrir ni créer leurs propres fondements. Dès lors, la Nature qui, en elle-même est peut-être sans raison, n'est pas sans le pourquoi de nos interrogations même si l'ouvert de notre raison sur l'universel ne nous permet pas de connaître son infinie présence et éternité.
6. Plan
0. Prologue (page 7)
a) Les images poétiques et la philosophie.
b) L'exemple de Silesius.
c) Des ouvertures philosophiques.
1. La rose est sans pourquoi : un fait mystique (page 17)
a) Contempler ?
b) Le non-être et la mystique de l'image.
c) Un inutile principe de raison.
2. La rose fleurit parce qu'elle fleurit : une causalité tautologique (page 24)
a) Le sans pourquoi n'est pas sans raison.
b) La vision mystique de Silesius.
c) De vagues distinctions.
3. La rose n'a pour elle aucun soin : par absence de conscience de soi (page 31)
a) L'âme de la Nature.
b) Un amour de Dieu dans le don de soi.
c) Un équilibre des contraires.
4. La rose ne demande pas : suis-je regardée ? L'absence de distinction entre le fini et l'infini (page 35)
a) Un amour humain au-delà de la raison.
b) Le non-savoir d'un pur amour.
c) L'oubli des différences.
5. Conclusion (page 39)
a) L'intérêt du préphilosophique.
b) Un devenir prévisible.
c) Le silence de la Nature.
6. Plan (page 43)
[1] Leibniz, Lettre à Paccius du 28 janvier 1695 (Leibnitii opera, Dutens, VI, p. 56.
[2] Gardet (Louis), Études de philosophie et de mystique comparées,Vrin, 1972, p. 271.
[3] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, VI, § 130, p.475.
[4] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, VI, § 134, p.476.
[5] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, V, § 358, p.426.
[6] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, VI, § 118, p.472.
[7] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, VI, § 122, p.473.
[8] Silesius (Angelus), Le Voyageur chérubinique, V, § 321, p.417.
[9] Lagneau (Jules), Célèbres leçons et fragments, P.U.F. 1964, p. 132.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog