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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Un moi malade et agressif qui se transfigure.

 

- L'obscurité effrayante des profondeurs de la maladie. Lorsqu'un homme s'enfonce dans les épreuves terribles de la maladie, sa pensée morcelée, privée de repères, d'horizon ou d'ouverture, souffre de sa perte de force. Elle se dilue peu à peu dans un huis clos invisible. Elle s'y sent vaine, épuisée, desséchée. Son contact avec une réalité inaccessible et sans fondement est alors pour elle comme une noyade qui aurait oublié son commencement et qui n'aura sans doute jamais de fin. En tout cas la chute de la pensée dans la souffrance inhérente à des tensions contradictoires ne cesse de se prolonger en défiant le néant qui interromprait ses douleurs. Dès lors, une amertume indescriptible et des sensations nauséabondes en découlent ; et elles peuvent devenir effrayantes, source de panique ou de désespoir, lorsque l'absence d'issue s'impose comme la seule règle d'un violent et tragique chaos. Or, c'est précisément ce malheureux état de souffrance, inhérent à sa propre maladie, que Nietzsche a décidé d'expérimenter, d'assumer, puis de transfigurer. Cependant, plus précisément, de quelle maladie s'agit-il ? Pour commencer, le philosophe pense que ses souffrances sont héréditaires : son père est en effet mort à trente cinq ans d'un ramollissement du cerveau. (1)En tout cas, Nietzsche a souffert de céphalalgies, de violents mouvements d'humeur, de hausses et de chutes d'intensité de son énergie, ainsi que d'impulsions alogiques et incontrôlables. Et, plus globalement, il a ainsi interprété son état : "Mon existence est un effrayant fardeau." (2) En fait, cette pesanteur existentielle, qui était d'abord pour lui l'expression variable de différents degrés entre sa maladie et sa santé, s'est aggravée. Car, selon Möbius, le philosophe a été frappé d'une progressive paralysie cérébrale provoquée, dès 1866, par deux infections d'origine syphilitique (3). Dans ces conditions, avec la fierté qui caractérise un homme qui se croyait exception­nel, Nietzsche a dû vouloir affronter courageusement sa maladie en lui donnant un sens. Pour cela, comment pouvait-il aller de ses propres symptômes vers une véritable thérapie ? Et ne devait-il pas, avant d'être le "médecin philosophe" (4) de son propre état, vouloir soigner également le profond malaise qui caractérisait son époque ?

 

- L'enchevêtrement des symptômes et les oscillations de l'agressivité de Nietzsche.  Dans son rapport aux autres et à la société de son temps, le philosophe assume d'abord les contradictions qui accompagnent les relations entre la puissance de l'infini (de la Nature) et les forces dérisoires, voire effrayantes, du monde fini habité par les hommes. Ainsi Nietzsche retrouve-t-il les mêmes contradictions dans son rapport aux autres qu'au sein de lui-même ! Son propre corps (pluriel, écartelé), inconsciemment soumis au chaos de ses pulsions, n'est-il pas, en effet, mû par la "rencontre fortuite d'impulsions contradictoires, temporairement réconciliées" ? (5) Ou bien est-il surtout animé par des forces brutalement asservies, hiérarchisées et organisées par un instinct grégaire ? Ne séparant pas ces deux facettes, Nietzsche pense que l'agressivité des hommes et du monde est fort naturelle et simple : "L’état normal est la guerre : nous ne con­cluons la paix que pour des époques déterminées." (6) Mais comment interpréter cette affirmation ? D'un point de vue seulement singulier, certes à la croisée des chemins avec les autres hommes, cette agressivité est-elle vraiment une fin permanente et inéluctable ? Ce n'est pas certain car Nietzsche hésite. D'abord il écrit en 1883 : "Pendant un an on m'a excité à des sentiments que je m'étais interdits de toute ma volonté, et desquels, dans leur forme grossière, je me croyais véritablement affranchi : je veux dire le désir de la vengeance et la rancune." (7) Puis, deux jours plus tard il s'avoue presque vaincu :  "Je suis victime d'un inéxorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châtiment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie." (8) Les oscillations des états psychiques du philosophe, entre des forces et des faiblesses bien distinctes, ne l'empêchent d'ailleurs pas, à la même époque, d'être plus généreux dans ses jugements à l'égard de lui-même : "Non, je ne suis pas fait pour l'inimitié et pour la haine (…) Que je sois entré dans cette rubrique d'hostilités humaines et avec une si pauvre engeance, cela rabaisse en moi tous les sentiments qui aspirent à monter ! Jusqu'alors je n'ai haï personne, même pas Wagner dont les perfidies dépassaient de beaucoup les actes de Lou. Ce n'est que maintenant que je me sens humilié."(9) De bons et de mauvais instincts se rassemblent ainsi pour lui sans exclure le triomphe provisoire des uns ou des autres. Et, si à chaque instant s'instaurent bien de nouveaux conflits entre des affects (les uns dominants et les autres dominés), seuls les violences sociales semblent relever d'une inexorable fatalité pour Nietzsche, sans doute parce qu'il veut moins être un porte-parole irresponsable (ou un mystérieux prophète qui a certes beaucoup souffert), qu'un guerroyeur tenace capable de créer une catastrophe ou un désastre dont il ne donne pas le nom : "Je vous jure que d'ici deux ans nous aurons la terre entière en convulsions. Je suis une fatalité ! " (10) Quoi qu'il en soit de ses rodomontades et de ses prémonitions instinctives, la réflexion généalogique de Nietzsche voit bien que les symptômes de la maladie de son époque dessinent un vaste constat nihiliste. Et il s'agit, plus précisément, d'un épuisement violent de toutes les valeurs de la société, dans et par une globale "anémie de la volonté", notamment lorsque chacun déploie des certitudes fanatiques qui n'excluent d'ailleurs pas quelque "foi dans l'incroyance". (11) Où se trouve alors l'esprit libre qui parviendra à transfigurer ses certitudes en transportant toutes les maladies individuelles ou collectives au bord des abîmes, pour danser ou pour rire ?

 

- La transfiguration des souffrances. Parfois, les forces destructrices du monde terrestre créent des souffrances qui peuvent être surmontées, notamment lorsque ces dernières parviennent à se rapporter aux infinies forces créatrices de la volonté de puissance, et même si cette relation n'est que fictive, chimérique. Ce qui ne tue pas peut-il alors rendre "plus fort" comme certains l'ânonnent ? (12) La réponse à cette question dépend pour Nietzsche de l'intensité des souffrances. Car si la douleur n'empêche pas  les espèces vivantes de se conserver, les souffrances extrêmes pourraient bien supprimer tout désir de vivre. Nietzsche s'interroge d'ailleurs dans ce sens : "Jusqu'où aller au-devant de la souffrance ? " La réponse du philosophe dépend bien sûr des rapports de force. D'où cette possible alternative : soit  la force des instincts n'est pas trop affaiblie par ses conflits pour qu'un excès maîtrisable des forces créatrices subsiste, soit "le poison qui tue les natures faibles est un fortifiant pour les fortes." (13) Quoi qu'il en soit, et même si cette discrimination entre les faibles et les forts me semble très contestable, la transfiguration des souffrances reste toujours possible dès lors qu'elle est relative au rapport du fini (des forces du monde) avec l'infini (la puissance de la Nature). Ensuite, pour chaque singularité, il en découle forcément une volonté double, c'est-à-dire une tension au cœur des contradictions qui pourra précipiter chacun soit vers une chute tragique (romantique, pessimiste, atroce), soit vers la lumière homérique d'un amour par surabondance (dionysiaque pour Nietzsche) ou par bienveillance (pour Goethe). (14) Malheureusement pour sa propre cohérence, Nietzsche ne choisit pas toujours entre une sagesse joyeuse et une folie tragique. Il semble en effet très souvent vouloir, non un double jeu, mais une suspension provisoire de la catastrophe. Il semble alors aimer le rendez-vous (15) des fous et des sages, au bord des abîmes. Il écrit dans ce sens : " Ceci, ceci est ma pente et mon danger que mon regard se préci­pite vers le sommet, tandis que ma main voudrait s’accrocher et se soutenir dans les profon­deurs. C’est à l’homme que je cram­ponne ma vo­lonté, je me lie à l’homme par des chaînes, puisque je suis attiré vers le Sur­homme ; car c’est là que veut aller mon au­tre volonté." (16) Mais, lorsqu'il n'a pas vraiment le choix, lorsqu'il ne s'agit plus de la simple loi du flux et du reflux, lorsque le feu ardent de son amour ne cherche plus une union par des affinités ou par des coordinations, lorsque ses faiblesses ne le rendent plus doux et humain, c'est-à-dire lorsqu'il est profondément blessé, Nietzsche semble prêt à supporter l'extrême : "Je sais mieux la vie que vous parce que, si souvent, j'ai été sur le point de la perdre : voilà pourquoi j'ai plus d'elle que vous tous. " (17) Dans ce cas, le philosophe veut vivre héroïquement au cœur de l'explosion des contradictions, un peu comme le crucifié, mais uniquement pour lui-même, pour sa propre gloire (comme Dionysos). Pour cela, il lui suffit "d'aller en même temps au-devant de sa plus grande douleur et de son plus grand espoir". (18) Ensuite, il lui faut créer des évaluations et une cohérence qui ne seront pas dominées par une conscience marginale et superficielle, mais par l'épreuve sensible et complexe d'un jeu innocent de l'utile avec le nuisible, du plaisir avec la souffrance (ou avec le déplaisir), en assumant douloureusement toutes les tensions extrêmes afin de faire surgir des valeurs nouvelles et fermes, du reste les seules qui pourront être aimées avec passion sans se fuir soi-même. Il s'agit alors des plus fortes valeurs, parce que ces dernières auront été enfantées dans la douleur, et parce qu'elles auront réussi à transformer en flamme la vie singulière du philosophe : "La douleur seule, la grande douleur, cette longue et lente douleur qui prend son temps et nous fait cuire comme au bois vert, nous oblige, nous philosophes, à descendre au dernier repli de nos profondeurs..." (19) En conséquence, il faudrait savoir comment l'énergie qui a sombré dans l'abîme de souffrances fidèles et tenaces pourrait encore être capable de se retourner vers la lumière des altitudes les plus ardentes, sans se laisser ensuite séduire par "le culte du bien-être". (20) La réponse sera sans doute contenue pour Nietzsche dans l'expression de la musicale "tristesse du plus profond bonheur". (21)

 

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1. Selon  E.F. Podach, L'Effondrement de Nietzsche, Gallimard, NRF, 1931, p. 158.
2. Nietzsche, Lettre au Docteur O. Eiser de janvier 1880.
3. Selon  E.F. Podach, L'Effondrement de Nietzsche, op.cit., p. 147.
4. Nietzsche, Le Gai savoir, op.cit., p. 11.

5. Klossowski (Pierre), Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1978, p. 54.

6. Nietzsche, Le Livre du philosophe, § 56 et 74.
7. Nietzsche, Lettre à Peter Gast du 26. 8. 1883.
8. Nietzsche, Lettre à Overbeck du 28. 8. 1883.
9. Nietzsche, Lettre à sa Sœur, été 1883.
10. Nietzsche, Lettre à Brandes du 4. 11. 1888. Voir aussi Le Gai savoir, § 324.
11. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 347.
12. Nietzsche, La Volonté de puissance, t. II, liv. IV, § 489, p. 354.
13. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 19.,
14. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 370.,
15. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 11, p. 20.
16. Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra, De la sagesse des hommes, p. 167.

17. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 303.

18. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 268.
19. Nietzsche,  Le Gai savoir, Avant-propos de la deuxième édition, III, p. 12.

20. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 338.
21. Nietzsche,  Le Gai savoir, § 183.

 

Un moi malade et agressif qui se transfigure.
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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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