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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche : l'amour de soi en une fière solitude.

Détail d'une photographie de Nietzsche prise par Held en 1873 et reproduite dans l'ouvrage de Geneviève Bianquis, Reider, Paris, 1933, p. 24.

Détail d'une photographie de Nietzsche prise par Held en 1873 et reproduite dans l'ouvrage de Geneviève Bianquis, Reider, Paris, 1933, p. 24.

Un amour bien distinct entre l'ombre et la lumière inspire à Nietzsche un clair repli sur soi. Pourquoi ? Peut-être parce que sa vision surhumaine d'un "homme total" exclut d'abord toute fusion possible avec un autre que soi, puis fait désirer d'être fidèle à soi-même, "de se suivre fidèlement", [1] et de toujours s'accepter : "Car il faut bien s'aimer quand on ne peut se fuir." [2] Le philosophe reproche d'ailleurs à Herbert Spencer son désir de réconcilier l'égoïsme avec l'altruisme ; ce mélange le dégoûte.[3] L'amour de soi, plutôt égotiste qu'égoïste dans la mesure où il donne sans vouloir prendre ni voler, est du reste pour Nietzsche requis afin d'affronter dignement l'épreuve cruelle de la solitude. C'est d'ailleurs dans ce sens que des hommes "intrépides et souverains", que des "bâtisseurs" et des "conquérants", ont su aimer les cruautés de la vie en dépassant leurs propres limites, c'est-à-dire en imposant la distance de leur supériorité à leurs voisins. [4] Cette cruelle domination, parfois prédatrice, était alors le fruit d'une somptueuse soif de butin qui exprimait pour Nietzsche l'ardeur de splendides égoïsmes. Du reste, pour philosopher, ne faut-il pas, d'abord, faire l'expérience de soi-même avec une rigueur quasi scientifique ? Ne faut-il pas surtout aller heure par heure, jour par jour, au cœur de soi-même, afin d'être le cobaye de sa propre expérience [5] ? Pour cela, Nietzsche semble avoir décidé de fonder ses pensées sur ses épreuves personnelles et sensibles, c'est-à-dire sur les rapports entre les forces multiples de son propre corps, et non sur une spéculation abstraite qui le séparerait de lui-même. Du reste, ce projet paraît aisé à réaliser puisqu'il pense que chaque subjectivité s'attire et se repousse constamment, et puisque lui-même possède suffisamment de clairvoyance et de liberté pour ne pas rougir de soi,[6] voire pour ne pas sombrer dans l'idiotie du narcissisme ou dans un "misérable contentement de soi"[7]. Mais quels sont les effets grandioses de cette fière solitude volontaire qui fuit les petitesses humaines et qui vise un dépassement surhumain de la matière brute qui concrétise chacun ? Ces effets grandioses sont d'abord inséparables d'un rêve d'oiseau,[8]c'est-à-dire d'un rêve d'élévation qui accompagne tout grand amour de soi qui veut davantage qu'aimer,[9]qui veut davantage que d'être aimé, qui veut surtout être sain, bien portant et aussi savoir danser sur une terre plus légère : "Ce n'est pas la graisse qu'un bon danseur veut obtenir de son alimentation, c'est le maximum de la souplesse et de la force… et je ne sais rien qu'un philosophe souhaite plus être qu'un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art aussi, sa seule piété enfin, son culte…" [10] Pour cela, le philosophe vit sa propre solitude au grand air, en marchant, en gravissant les montagnes.[11] Ses pensées épousent alors le rythme des mots qui le libèrent des pesanteurs de son corps en le faisant monter par des chants : "Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés." [12] Le fait de vivre caché, loin des autres, dans des montagnes solitaires, certes différemment des épicuriens, donne d'ailleurs à Nietzsche des rythmes singuliers à ses douleurs ainsi qu'à sa propre misère intérieure.[13] Pourquoi ? Sans doute parce que sa vie isolée renforce ainsi la valeur authentique de son existence incomparable, voire exceptionnelle : "Vis caché, afin de pouvoir vivre pour toi. Vis ignorant de ce qui paraît le plus important à ton époque. Mets l'épaisseur d'au moins trois siècles entre elle et toi." [14] Dès lors, le philosophe solitaire échappe à toute honte possible dès qu'il se met au cœur de ses propres valeurs, tout en planant ou en dansant au-dessus de la morale traditionnelle.[15] Et lorsqu'il se compare néanmoins à d'autres, c'est, à partir du nid d'oiseau qu'il habite afin d'affronter les dangers de l'altitude. Et surtout le nid qui l'abrite lui permet de développer complètement son germe moral (ou immoral) [16] loin de l'esprit du troupeau des hommes, ces derniers ne recherchant que leur propre intérêt borné. Ainsi, l'épreuve de la solitude met-elle le philosophe au bord d'un abîme redoutable, car, et c'est le plus important, il s'agit toujours pour lui de penser sagement seul, en ignorant ce qu'il est vraiment puisque, comme chaque homme, il ne peut demeurer identique à lui-même. Mais, tout en étant étranger au monde des autres et peu familier à son propre moi, il aime l'ignorance de son propre avenir solitaire ! [17] C'est ainsi qu'il accepte de se perdre provisoirement[18] afin de rendre possible sa liberté dansante, chantante, incandescente et sauvage, [19]certes parfois folle, mais qui sait attiser l'originalité de son œuvre :

 

"Tu t'enfonces éternellement en toi-même,

T'envoles éternellement hors de toi -

Tu es le vertige de toutes les hauteurs,

La lumière de tous les abîmes…" [20]

 

Ainsi les chants solitaires de Nietzsche ouvrent-ils de nouvelles voies pour devenir soi-même ! Et, comme lui, de nombreux philosophes pourront désormais créer, du fond de leur plus fière solitude, la philosophie de leur propre personne en associant lacunes et richesses [21] : "J'ai peu à peu découvert que toute grande philosophie jusqu'à ce jour a été la confession de son auteur, et (qu'il l'ait ou non voulu ou remarqué) constitue ses Mémoires." [22] Une difficulté demeure cependant. Sachant qu'il n'est pas toujours aisé de déduire un auteur de son œuvre[23], et que cette dernière, bien qu'elle soit louée ou blâmée, est souvent loin d'être comprise par tous, [24] une philosophie n'est pas toujours condamnée à se refermer solitairement sur elle-même. Et Nietzsche le prouve lorsqu'il préconise dans sa vie quotidienne (Primum vivere !) une joyeuse communion, fort restreinte et conditionnée par son propre égotisme, avec quelques amis : "Tu voudras secourir toi aussi : mais que ce soit seulement ceux dont tu comprends entièrement la misère parce qu'ils n'ont avec toi qu'une même joie, qu'un même espoir... que ce soient tes amis ; et seulement de la façon dont tu te viens en aide à toi-même ; rends les plus vaillants, plus endurants, plus simples, plus joyeux ! " [25] Dès lors, si l'on veut aimer, il faudra bien consentir à la distance, voire vouloir la distance, car l'amour ne peut créer le meilleur pour chacun que dans et par l'enlacement du proche avec les plus beaux éloignements. Pour cela, Nietzsche a donc dû déplacer l'amour pour le prochain, souvent grossier et lourd, vers un amour créateur, par delà toutes les destructions, qui s'ouvre sur des lointains grandioses et légers en nourrissant de joyeuses et mystérieuses espérances : "Votre cœur ne déborde-t-il pas de joie, vous qui espérez ?" [26]

 


[1]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 7, p. 18.

[2]  Nietzsche, Poèmes, La sorcière, p. 182.

[3]  Nietzsche, Ibidem, § 373.

[4]  Nietzsche, Ibidem, § 291.

[5]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 319.

[6]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 275.

[7]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 3, De l'homme supérieur, p. 328.

[8]  Nietzsche, Ibidem, De l'esprit de lourdeur, 2, p. 222.

[9]  Nietzsche, Ibidem, IV, 3, De l'homme supérieur, p. 335.

[10]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 381.

[11]  Nietzsche, Ibidem, § 366.

[12]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent, p. 251.

[13]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 325.

[14]  Nietzsche, Ibidem, § 338.

[15]  Nietzsche, Ibidem § 107.

[16]  Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 6.

[17]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 287.

[18]  Nietzsche, Ibidem, § 305.

[19]  Nietzsche, Ibidem, § 290.

[20]  Nietzsche, Poèmes, À Hafiz, p. 99.

[21]  Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos de la deuxième édition, II, p. 9.

[22]  Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 6.

[23]  Nietzsche, Le Gai savoir, § 370, p.343.

[24]  Nietzsche, Ibidem, § 264 et § 381.

[25]  Nietzsche, Ibidem, § 338.

[26]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 177.

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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D
Bruno Viard, par ailleurs un auteur de &quot;La Revue de psychologie de la motivation&quot; - école Paul Diel <br /> Lutte des classes et amour-propre<br /> Le Monde.fr | 31.08.2010 à 09h25 • Mis à jour le 31.08.2010 à 10h39 |Par Bruno Viard, professeur de Littérature française à l'Université de Provence<br /> <br /> &quot;Dans Le Monde daté 15 août, Yvon Quiniou affirme qu'il n'y a pas de raison de &quot;récuser Marx au nom des régimes communistes&quot; qui se sont réclamés de lui. Qu'ajouter de nouveau à ce vieux débat&quot; ?<br /> <br /> &quot;Plus qu'à l'absence de démocratie, je réfléchirai à l'échec économique qui a produit l'implosion de l'URSS et de tous les régimes fondés sur une planification générale de la production, ce qui permet d'affirmer l'existence d'une erreur de nature anthropologique dans le projet d'imposer aux hommes une collectivisation complète du travail. Quelle est cette erreur ?<br /> Le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau se laisse lire comme un texte qui montre que l'infrastructure de la lutte des classes, c'est l'amour-propre. &quot;Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé et l'estime publique eut un prix (…). Ce fut le premier pas vers l'inégalité. (…) Si l'on voit une poignée de puissants et de riches au faîte de la grandeur et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés, et sans changer d'état, ils cesseraient d'être heureux, si le peuple cessait d'être misérable.&quot;<br /> L'importance de l'amour-propre, par distinction avec l'amour de soi, avait été abondamment soulignée par les moralistes classiques comme Pascal. Sous le nom de &quot;besoin de reconnaissance&quot;, l'amour-propre sera à la base de la psychologie hégélienne. René Girard ne dit pas autre chose avec son «mimétisme&quot; qui n'est que la concurrence de deux amours-propres. L'accent est donc mis sur une passion humaine fondamentale qui produit sans cesse de la concurrence et de la rivalité.<br /> LES ÉCONOMIES SOCIALISTES SONT TOUTES MORTES PAR ÉTOUFFEMENT<br /> Si l'amour-propre est à l'origine de la rivalité, le raisonnement qui dit que la rivalité est le produit du capitalisme est pris en défaut. C'est plutôt le capitalisme qui résulte de la libération de la rivalité. Mais peut-on éradiquer l’amour-propre ? Le brider partiellement ou le dériver sans doute. L'éradiquer certainement pas. Il faudrait refondre l'homme. Voilà pourquoi les membres de la nomenklatura dans tous les pays socialistes sans exception se sont rapidement laissés corrompre à grande échelle et voilà pourquoi les travailleurs, privés du moteur de l'intérêt individuel, lui-même alimenté par l'énergie de l'amour-propre, se sont mis à traîner les pieds et à saboter le travail. Les économies socialistes sont toutes mortes par étouffement.<br /> L'hypothèse anthropologique que je propose ici consiste à affirmer que les économies entièrement planifiées ont échoué parce qu'elles étaient trop rationnelles et même trop bonnes pour un homme en proie à d'inextinguibles passions. Cela ne signifie pas que les moralistes jansénistes obsédés par le péché originel n'avaient pas chargé la nature humaine du poids d'un fatalisme abusif. Et, surtout, cela ne doit pas aboutir donner carte blanche à l'économie politique. Si l'appétit des biens matériel est chez l'homme constamment stimulé par les rivalités d'amour-propre, il convient d'user de ces dernières avec une extrême délicatesse. Or ni l'économie politique ni le socialisme n'ont pris en compte les effets de l'amour-propre. C'est le même angle mort dans les deux cas. Le socialisme absolu croit étouffer les rivalités, mais c'est, en réalité, le corps social qui se trouve progressivement asphyxié. Le capitalisme débride les rivalités avec des résultats aussi funestes. La rivalité fait échec à la main invisible aussi bien qu'à la planification complète. La politique et l'économie sont des arts subtils, non des sciences.<br /> Cette importance accordée à l'amour-propre et au besoin de reconnaissance a de quoi surprendre car ils sont les grands oubliés de la modernité. Ils constituent pourtant le proprement humain, à côté du besoin sexuel et du besoin matériel que partagent tous les êtres vivants, et ils surdéterminent les deux autres besoins et les dynamisent. Freud ne l'a pas mieux vu que Marx et on pourrait montrer que le contenu vrai de l'inconscient n'est pas de nature sexuelle mais qu'il est constitué par les vicissitudes de l'amour-propre blessé. Reconnaître la centralité anthropologique de l'amour-propre ouvrirait à la sociologie et à la psychologie des possibilités de collaboration inédites alors que l'hégémonie du besoin matériel dans le marxisme et l'hégémonie du besoin sexuel dans le freudisme a rendu impossible leur rapprochement&quot;<br /> <br /> Bruno Viard est aussi membre du comité de rédaction de la Revue du Mauss et de la Revue de psychologie de la motivation<br /> Bruno Viard, professeur de Littérature française à l'Université de Provence
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C
Merci pour votre commentaire qui nourrira mes futures réflexions.