Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
14 Avril 2014
Détail d'une photographie de Nietzsche prise par Held en 1873 et reproduite dans l'ouvrage de Geneviève Bianquis, Reider, Paris, 1933, p. 24.
Un amour bien distinct entre l'ombre et la lumière inspire à Nietzsche un clair repli sur soi. Pourquoi ? Peut-être parce que sa vision surhumaine d'un "homme total" exclut d'abord toute fusion possible avec un autre que soi, puis fait désirer d'être fidèle à soi-même, "de se suivre fidèlement", [1] et de toujours s'accepter : "Car il faut bien s'aimer quand on ne peut se fuir." [2] Le philosophe reproche d'ailleurs à Herbert Spencer son désir de réconcilier l'égoïsme avec l'altruisme ; ce mélange le dégoûte.[3] L'amour de soi, plutôt égotiste qu'égoïste dans la mesure où il donne sans vouloir prendre ni voler, est du reste pour Nietzsche requis afin d'affronter dignement l'épreuve cruelle de la solitude. C'est d'ailleurs dans ce sens que des hommes "intrépides et souverains", que des "bâtisseurs" et des "conquérants", ont su aimer les cruautés de la vie en dépassant leurs propres limites, c'est-à-dire en imposant la distance de leur supériorité à leurs voisins. [4] Cette cruelle domination, parfois prédatrice, était alors le fruit d'une somptueuse soif de butin qui exprimait pour Nietzsche l'ardeur de splendides égoïsmes. Du reste, pour philosopher, ne faut-il pas, d'abord, faire l'expérience de soi-même avec une rigueur quasi scientifique ? Ne faut-il pas surtout aller heure par heure, jour par jour, au cœur de soi-même, afin d'être le cobaye de sa propre expérience [5] ? Pour cela, Nietzsche semble avoir décidé de fonder ses pensées sur ses épreuves personnelles et sensibles, c'est-à-dire sur les rapports entre les forces multiples de son propre corps, et non sur une spéculation abstraite qui le séparerait de lui-même. Du reste, ce projet paraît aisé à réaliser puisqu'il pense que chaque subjectivité s'attire et se repousse constamment, et puisque lui-même possède suffisamment de clairvoyance et de liberté pour ne pas rougir de soi,[6] voire pour ne pas sombrer dans l'idiotie du narcissisme ou dans un "misérable contentement de soi"[7]. Mais quels sont les effets grandioses de cette fière solitude volontaire qui fuit les petitesses humaines et qui vise un dépassement surhumain de la matière brute qui concrétise chacun ? Ces effets grandioses sont d'abord inséparables d'un rêve d'oiseau,[8]c'est-à-dire d'un rêve d'élévation qui accompagne tout grand amour de soi qui veut davantage qu'aimer,[9]qui veut davantage que d'être aimé, qui veut surtout être sain, bien portant et aussi savoir danser sur une terre plus légère : "Ce n'est pas la graisse qu'un bon danseur veut obtenir de son alimentation, c'est le maximum de la souplesse et de la force… et je ne sais rien qu'un philosophe souhaite plus être qu'un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art aussi, sa seule piété enfin, son culte…" [10] Pour cela, le philosophe vit sa propre solitude au grand air, en marchant, en gravissant les montagnes.[11] Ses pensées épousent alors le rythme des mots qui le libèrent des pesanteurs de son corps en le faisant monter par des chants : "Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés." [12] Le fait de vivre caché, loin des autres, dans des montagnes solitaires, certes différemment des épicuriens, donne d'ailleurs à Nietzsche des rythmes singuliers à ses douleurs ainsi qu'à sa propre misère intérieure.[13] Pourquoi ? Sans doute parce que sa vie isolée renforce ainsi la valeur authentique de son existence incomparable, voire exceptionnelle : "Vis caché, afin de pouvoir vivre pour toi. Vis ignorant de ce qui paraît le plus important à ton époque. Mets l'épaisseur d'au moins trois siècles entre elle et toi." [14] Dès lors, le philosophe solitaire échappe à toute honte possible dès qu'il se met au cœur de ses propres valeurs, tout en planant ou en dansant au-dessus de la morale traditionnelle.[15] Et lorsqu'il se compare néanmoins à d'autres, c'est, à partir du nid d'oiseau qu'il habite afin d'affronter les dangers de l'altitude. Et surtout le nid qui l'abrite lui permet de développer complètement son germe moral (ou immoral) [16] loin de l'esprit du troupeau des hommes, ces derniers ne recherchant que leur propre intérêt borné. Ainsi, l'épreuve de la solitude met-elle le philosophe au bord d'un abîme redoutable, car, et c'est le plus important, il s'agit toujours pour lui de penser sagement seul, en ignorant ce qu'il est vraiment puisque, comme chaque homme, il ne peut demeurer identique à lui-même. Mais, tout en étant étranger au monde des autres et peu familier à son propre moi, il aime l'ignorance de son propre avenir solitaire ! [17] C'est ainsi qu'il accepte de se perdre provisoirement[18] afin de rendre possible sa liberté dansante, chantante, incandescente et sauvage, [19]certes parfois folle, mais qui sait attiser l'originalité de son œuvre :
"Tu t'enfonces éternellement en toi-même,
T'envoles éternellement hors de toi -
Tu es le vertige de toutes les hauteurs,
La lumière de tous les abîmes…" [20]
Ainsi les chants solitaires de Nietzsche ouvrent-ils de nouvelles voies pour devenir soi-même ! Et, comme lui, de nombreux philosophes pourront désormais créer, du fond de leur plus fière solitude, la philosophie de leur propre personne en associant lacunes et richesses [21] : "J'ai peu à peu découvert que toute grande philosophie jusqu'à ce jour a été la confession de son auteur, et (qu'il l'ait ou non voulu ou remarqué) constitue ses Mémoires." [22] Une difficulté demeure cependant. Sachant qu'il n'est pas toujours aisé de déduire un auteur de son œuvre[23], et que cette dernière, bien qu'elle soit louée ou blâmée, est souvent loin d'être comprise par tous, [24] une philosophie n'est pas toujours condamnée à se refermer solitairement sur elle-même. Et Nietzsche le prouve lorsqu'il préconise dans sa vie quotidienne (Primum vivere !) une joyeuse communion, fort restreinte et conditionnée par son propre égotisme, avec quelques amis : "Tu voudras secourir toi aussi : mais que ce soit seulement ceux dont tu comprends entièrement la misère parce qu'ils n'ont avec toi qu'une même joie, qu'un même espoir... que ce soient tes amis ; et seulement de la façon dont tu te viens en aide à toi-même ; rends les plus vaillants, plus endurants, plus simples, plus joyeux ! " [25] Dès lors, si l'on veut aimer, il faudra bien consentir à la distance, voire vouloir la distance, car l'amour ne peut créer le meilleur pour chacun que dans et par l'enlacement du proche avec les plus beaux éloignements. Pour cela, Nietzsche a donc dû déplacer l'amour pour le prochain, souvent grossier et lourd, vers un amour créateur, par delà toutes les destructions, qui s'ouvre sur des lointains grandioses et légers en nourrissant de joyeuses et mystérieuses espérances : "Votre cœur ne déborde-t-il pas de joie, vous qui espérez ?" [26]
[1] Nietzsche, Le Gai savoir, § 7, p. 18.
[2] Nietzsche, Poèmes, La sorcière, p. 182.
[3] Nietzsche, Ibidem, § 373.
[4] Nietzsche, Ibidem, § 291.
[5] Nietzsche, Le Gai savoir, § 319.
[6] Nietzsche, Le Gai savoir, § 275.
[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, 3, De l'homme supérieur, p. 328.
[8] Nietzsche, Ibidem, De l'esprit de lourdeur, 2, p. 222.
[9] Nietzsche, Ibidem, IV, 3, De l'homme supérieur, p. 335.
[10] Nietzsche, Le Gai savoir, § 381.
[11] Nietzsche, Ibidem, § 366.
[12] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent, p. 251.
[13] Nietzsche, Le Gai savoir, § 325.
[14] Nietzsche, Ibidem, § 338.
[15] Nietzsche, Ibidem § 107.
[16] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 6.
[17] Nietzsche, Le Gai savoir, § 287.
[18] Nietzsche, Ibidem, § 305.
[19] Nietzsche, Ibidem, § 290.
[20] Nietzsche, Poèmes, À Hafiz, p. 99.
[21] Nietzsche, Le Gai savoir, Avant-propos de la deuxième édition, II, p. 9.
[22] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 6.
[23] Nietzsche, Le Gai savoir, § 370, p.343.
[24] Nietzsche, Ibidem, § 264 et § 381.
[25] Nietzsche, Ibidem, § 338.
[26] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 177.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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