Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
20 Mars 2014
Ariane et Dionysos. Détails d'un tableau de Le Nain (musée des Beaux-arts d'Orléans)
Au-delà de sa signification mythique ordinaire, Ariane (Αριάδνη), fille de Minos et de Pasiphaé, est pour Nietzsche une figure symbolique de la femme qui réalise son dépassement vers le surhumain, c'est-à-dire une affirmation qui se répète en supprimant toute négativité : elle étire en effet la flèche de ses désirs de l'humain vers ce qui la dépasse infiniment. Divinisée par l'amour de Dionysos, elle ne perd pas toute humanité, elle la transfigure par son contact avec l'infini. Elle ne se supprime donc pas en tant que femme, elle se réalise plutôt dans une autre forme de féminité : authentique, surhumaine et capable d'amitié avec l'homme, a fortiori avec et dans une commune figure symbolique de l'arborescence divine de la Nature : celle de Dionysos.
À partir de cette forme poétique d'un amour épanoui entre Ariane et Dionysos, Nietzsche ne veut pas nous enseigner une voie ; il se laisse plutôt inspirer par sa propre ivresse créatrice, c'est-à-dire elle-même dionysiaque. Il ne cherche donc pas à découvrir la vérité cachée de l'amour. Il la crée dans l'instant où sa pensée symbolique s'unit à celles d'Ariane et de Dionysos.
Cela signifie que la création de la vérité dépend à la fois pour lui d'un mot avisé d'Ariane et de la parole étincelante de Dionysos :
(Un éclair. Dionysos apparaît dans une beauté d'émeraude.)
Dionysos :
Sois avisée, Ariane !...
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! -
Ne faut-il pas d'abord se haïr, si l'on doit s'aimer ?...
Je suis ton labyrinthe." (1)
Ainsi l'œil et l'oreille renvoient-ils simultanément à une source commune, à celle de l'instinct qui prend un peu la forme des labyrinthes intestinaux et inconscients du ventre de la terre ! Ainsi la création d'un mot avisé s'harmonise-t-elle avec la lumière du désir qui tend de la haine vers l'amour ! Trois perspectives convergent en effet dans la métaphore du labyrinthe. Car, dans le bref moment d'une flamme amoureuse, d'une passion active et prometteuse, s'affirment et se coordonnent simultanément : d'abord une profondeur perçue douloureusement dans les limites des petites oreilles communes à Nietzsche, Ariane et Dionysos, ensuite des forces ennemies condamnées à disparaître comme toute action qui ne sait pas se séparer de ses réactions, et enfin la puissance de la volonté infinie de la Nature naturante qui affirme sa réalité inconditionnelle et éternelle, y compris dans le retour de chaque présent.
Pour le dire autrement, la plainte d'Ariane renvoie d'abord au souvenir de son abandon ; séduite par Thésée, elle a été abandonnée sur l'île de Dia ou de Naxos :
"Parti !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !...
Non !
Reviens !
Avec tous tes supplices !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur --
s'éveille pour toi.
Ô reviens,
mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !..." (2)
La princesse a d'abord mêlé amour et haine, notamment lorsqu'elle se souvenait du combat de Thésée avec le Minotaure. Maintenant elle n'aime plus cet homme supérieur, celui qui avait dominé, qui avait vaincu les monstres, et qui veut peut-être encore et encore dominer. Elle était jadis prisonnière de sa féminité comme l'a écrit Deleuze : "Tant que la femme aime l'homme, tant qu'elle est mère, sœur, épouse de l'homme, serait-ce l'homme supérieur, elle est seulement l'image féminine de l'homme ; la puissance féminine reste enchaînée dans la femme." (3) Ariane peut maintenant, échapper à la résignation, à sa petitesse, et s'élever, s'affirmer avec grâce et légèreté, mieux, affirmer sa propre affirmation. Car cette double affirmation crée la répétition de l'amour dans un devenir surhumain qui accomplit toute la puissance infinie de la Nature en se détournant des actions et des réactions (plaisantes ou douloureuses) d'un amour seulement ressenti. Zarathoustra lui dirait : "Mais que ceci soit votre honneur : d'aimer toujours plus que vous n'êtes aimées, et de n'être jamais la seconde." (4)
En tout cas, Dionysos déjà lui répond :
"Mais tu le sais bien :
ce que tous haïssent,
ce que je suis le seul à aimer,
tu sais bien que tu es éternelle !
que tu es nécessaire !
Mon amour ne s'enflamme
éternellement qu'à la nécessité.
Emblème de la nécessité !
Constellation suprême de l'être !
-- que nul vœu n'atteint,
que nulle négation ne souille,
éternelle affirmation de l'être,
éternellement, je suis ton affirmation :
car je t'aime, ô éternité ! " (5)
Par ces paroles poétiques Nietzsche crée précisément un amour musical et dionysiaque pour la figure symbolique et dynamique d'Ariane (en pensant peut-être aussi à Cosima car il écrit dans un autre texte : "Qui donc sait en dehors de moi, qui est Ariane ! " ). Quoi qu'il en soit, cet amour requiert la transfiguration d'un amour ancien qui avait du reste sombré dans des réactions et dans des amertumes.
Maintenant, Ariane oublie qu'elle a été abandonnée par Thésée, elle s'éveille et quitte le silence de son propre labyrinthe. Elle écoute Dionysos et peut se donner, se réaliser dans un amour ardent qui suit le fil de ses affirmations répétées, dans un amour véritable qui ignore ses haines initiales, c'est-à-dire qui s'affirme sans contenir la moindre négativité. Car cet amour pour Dionysos est sans doute aussi simple et mystérieux que l'infini… Dès lors se manifeste sans doute pour Nietzsche, à l'heure solennelle où Dionysos répond à la plainte d'Ariane, son propre amour des lointains ainsi que de son propre déclin. Et ce destin, cet amour du destin toujours recommencé après achèvement, se répète encore lorsque le devenir, symbolisé par le labyrinthe ou (et) par Dionysos, reconduit au même point de départ.
_____________________________________________
1. Nietzsche (Friedrich), Dithyrambe de Dionysos, 1888, Plainte d'Ariane. Traduit de l'allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste, éd. Bouquins, Robert Laffont, Œuvres **, Paris, 1993.
2. Nietzsche (Friedrich), Dithyrambe de Dionysos, 1888, Plainte d'Ariane.
3. Deleuze (Gilles), Nietzsche et la philosophie, PUF, 1967, p. 213.
4. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des femmes jeunes et vieilles.
5. Nietzsche (Friedrich), Dithyrambe de Dionysos, 1888, Gloire et éternité, 4.
6. Nietzsche (Fiedrich), Ecce Homo - 1888 - Trad. J-C Hémery, Idées/Gallimard n° 390. III, Ainsi parlait Zarathoustra, 8.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog