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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La gaieté de Beaumarchais

 

 

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LA GAIETÉ DE BEAUMARCHAIS

 

 

 

Fulgurances

 

 

   Parfois un créateur fait surgir sa joie d’exister, une gaieté vive comme l’éclair. C'est ce qui se produit dans les œuvres de Beau­mar­chais. Exaltés, les instants deviennent plus intenses et secouent brusquement la durée d'une existence. Ardente comme le feu, l'énergie créatrice veut alors triom­pher des contraintes. Une extra­ordinaire liberté se moque de ses excès. La gaieté de l'artiste est presque dionysiaque. Elle éparpille les émotions, contraint à pen­ser dans la fulgurance, bouscule les lourdeurs en place. Aucun ordre social établi ne saurait dominer cette démesure.

   En faisant triompher le plaisir, l’art de divertir du théâtre ne dissimule pourtant pas toujours ce qu'il refuse. L'allé­gresse devient subversive lorsqu'elle détourne le souffle puissant des situations mal­heureuses. Dans cet esprit, les intrigues de Beau­marchais, ri­ches en fuites et dérobades, émiettent toute fatale continuité. Le spectateur, comme le créateur, peut et doit commencer autre chose. Dès lors, le théâtre n’est plus seulement le lieu où la no­blesse se donne en spectacle à elle-même en continuant à jouer son propre rôle. Car l’humour mordant de Beaumarchais se fait plus fort que les masques, les déguisements, les rires et les jeux d’une société superficielle et chamarrée qui aime ses décors, ses jardins et sa musique.

   En réalité, une autre scène recouvre la première : le specta­cle amusant et changeant d’une classe sociale dominée par le goût du plaisir parvient à « instruire » (1) sur la fragi­lité des amours faci­les. Il est certes banal d'ajouter que toutes les conquêtes amou­reuses, que toutes les occupations nar­cissiques manquent de géné­rosité. Elles périront d'ailleurs de leur stérile insouciance. Mais, au-delà du banal, face aux dérisoires arabesques des plaisirs, un personnage original ou­vre une autre voie en faisant éclater sa ra­dieuse jubilation. Il s'agit du beau, gai et aimable Figaro "jamais fâché ; toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux ! généreux… » (2).

 

 

 

Dispersions

 

 

   En réalité, la claire et joyeuse certitude de Figaro crée un fier espoir ; l’éclat lucide de sa joie veut surmonter toute possible tra­gédie. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, se reconnaît sans doute dans Figaro (dont le nom vient peut-être de fils-Caron), car, comme lui, il a délibéré­ment éparpillé ses talents afin d'exalter les forces multiples de la vie. En tout cas, jamais les diverses facettes de son moi ne se figent dans l’unité factice de quelque masque privilégié ! Son portrait s’ouvre en effet sur toutes les scènes de la vie : « Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur co­mique, homme de plaisir, homme de cœur, homme d’affaires, fi­nancier, manufacturier, éditeur, armateur, four­nisseur, agent se­cret, négociateur, publiciste, tribun par occa­sion, homme de paix par goût, e cependant plaideur éternel » (3).

   La création de ses divers personnages multiplie en­core les possi­bilités d’exister de l'auteur qui cherche ainsi à se différencier, à se nuan­cer et à se libérer. Sa mystérieuse joie de créer, de renaître différemment à tout instant, semble inépuisable. Insaisissable, fou­droyante, elle se multiplie comme le sel de la plaisanterie. Du reste, Beau­marchais aime tous les hasards qui, comme pour Fi­garo, projettent inlassablement son moi au-delà de lui-même : « Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirais sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la for­tune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais pares­seux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par dé­lasse­ment, mu­sicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé » (4). Qui pourrait alors entraver la libé­ration d’un valet aussi multiple et pourtant présent pour agir dans l’histoire ? Les mul­tiples couleurs de son vécu ne le trans­portent-elles pas dans de vaines métamorphoses ? Figaro, enfin, est-il aussi dégourdi que Beaumar­chais l’affirme ? Certes, il est remarquablement doué pour renverser les projets de ses adversai­res. Il inquiète, sème le trouble, épie. Selon sa fiancée Suzanne, il aime l’intrigue et l’argent (5). Valet, il se dit gentilhomme puisque le Ciel n’a pas voulu qu’il soit fils d’un prince. En­fant volé, comme dans tous les bons mélo­drames, il a dû, pour subsister, déployer plus de science et de cal­culs que la plupart. Il a donc appris la chimie, la pharmacie, la chirurgie, le théâtre…

   En accord avec l’idéologie de la bourgeoisie mon­tante, Figaro est aussi, et surtout, pragmatique. Il a vite découvert que le savoir-faire vaut mieux que le savoir, car il a tous les traits de Beaumar­chais : « Pierre-Augustin Caron sait bien qu’il ne de­viendra ja­mais Grand d’Espagne ni roi d’Ormus. Un fils de bour­geois comme lui peut devenir riche, et même très riche, il peut accéder aux premiers échelons de la noblesse, dont le prestige est d’ailleurs mince, mais il n’ira pas plus haut : on le lui fit bien voir en lui refusant la charge de grand-maître des eaux et forêts » (6). Du reste, les revenus du rasoir étant préférables aux vains hon­neurs de la littéra­ture, Figaro sourit de sa misère en faisant la barbe à tout le monde. L’argent n'est-il pas plutôt un instrument de libé­ration que de pouvoir ?  Il ne s’agit donc pas de perdre la tête et d’oublier de demander, dans le Barbier de Séville, la quit­tance de ses écus !

   Fidèle en amour, comme à l’égard de ses maîtres, Figaro, cette espèce de factorum, ne manque pas d’arrogance et de dissimula­tion. En tout cas, dans l’adversité ou dans l’échec, il n’abandonne jamais la partie. Intrigant, il agit, car il croit à l’action, à la feinte et aux fruits bienveillants du ha­sard, ce dieu méconnu qui régit tout, ce maître des naissan­ces et de la fortune. À coup sûr les cho­ses finiront bien par trou­ver leur place : « Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on ar­range d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre : et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la Terre, jusqu’au paisi­ble aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l’autre aveugle avec son entourage » (7).

   Dès lors, né pour être courtisan, Figaro préfère modi­fier un peu les mécanismes en place. Son assurance en inspire d'ailleurs aux autres, car il maîtrise souverainement l’art de parler : « En dispu­tant, il prend son avantage, il vous serre, vous enve­loppe » (8). Et toujours il monte ses intrigues, comme Beaumarchais les siennes, avec une totale allégresse. En fait, il nous paraît surtout moderne par son sens de la liberté, in­conscient pourtant de vivre dans une période pré-révolution­naire. Bien qu’il accepte sa domesticité, il invective, se mo­que des faiblesses de ses maîtres. Aussi proche de Rousseau que de Voltaire, il ironise et parle comme il sent (9), avec son cœur pourtant généreux.

   Car les mots et la pensée ne s’articulent pas sans subir l’influence de sa sensibilité, cette chair palpitante et vibrante qui anime et ravive les formes abstraites du langage. Aussi, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, Beaumar­chais prône-t-il un style vif, pressé, coupé et tumultueux ! Seule une pensée refroidie ou mourante connaîtrait une ligne continue et lente. Mais, au-delà de toute sage froideur, les mots sont par lui éprouvés comme des forces vivantes. Le 30 août 1777, Beaumarchais écrit dans ce sens à sa maîtresse, Mme de Godeville, : « J’ai le style un tant soit peu spermatique ». Amis ou ennemis, violents ou vifs, tou­jours agiles, haletants, énergiques et pressés, les mots provo­quent ou stimulent donc sa pensée. Ils s’agitent et se démènent comme Figaro lui-même. Dans un mouvement toujours inachevé, preste et sans temps morts, le style de Beaumarchais trace ainsi des reliefs im­prévisibles. Il extériorise, objective ses humeurs sans se laisser lui-même saisir. Car il crée une aventureuse passerelle, entre les mots et les choses, qui exprime des rythmes incertains, des vibrations secrètes et des sentiments intenses.

 

 

Disconvenances  et éclats de rire

 

 

   Mais comment un créateur peut-il lutter contre les malheurs qui naissent de « la disconvenance sociale » (10) ? D'abord, Beaumar­chais n’est ni un conservateur passif ni un violent révolution­naire. La situation de l'époque est d'ailleurs complexe puisque la monar­chie, en mainte­nant des rangs intermédiaires, empêche sa perver­sion dans le despotisme. La leçon de Montes­quieu était-elle dans l'air du temps ? En tout cas il est impossible d'admettre les pri­vilèges abusifs des puissants qui oublient leurs propres principes. Par exemple, le Comte Almaviva commande à tout sauf à lui-même, les magistrats sont indulgents pour les grands, durs pour les petits. Et le bon ton des manières ne saurait excuser les vices. Le ta­bleau historique est donc insaisissable : ici les masques fragiles de l’honneur, là des bourgeois vaniteux, ailleurs s'agitent un peu­ple, des gens niais et ridi­cules, des valets insolents ou effrontés auxquels on demande d’être soumis, honnêtes et braves (11).

   La liberté étant alors bafouée ou ignorée, Beaumarchais propose un autre jeu que celui de la galanterie ou du liberti­nage dont  les excès sont trop passivement naturels. La volupté sensuelle et égoïste qui cherche à posséder, puis à faire varier ses objets, est donc critiquée, car, rabaissé, l’homme n’a plus de cœur, ni d’esprit. Beaumarchais recherche en fait, et très curieusement, un « hermaphrodisme moral » (12) qui as­socierait Voltaire et Rous­seau, une tête froide, virile, pleine d’esprit, et le cœur généreux d’une femme. Or Figaro possède ces deux qualités. La gaieté de son esprit, unie à sa générosité, devrait donc fonder un juste refus des discordances de la société.

   En tant que fait social, la légèreté du libertinage était certes un signe de distinction, d’élégance et de victoire sur la grossièreté. Et les belles apparences épargnaient bien à autrui les af­fres de l’ennui. Mais cette étrange dignité ne faisait que masquer ses fai­bles­ses dès lors que l’honneur n’est plus qu’un lointain idéal ! En deçà du liber­tinage, Beaumarchais préfère alors le franc badinage, sans être trop sérieux et sans quitter le cadre de la décence. Il suffit d'effleu­rer les objets convoités, comme Chérubin qui s’approprie le ruban de nuit de la Comtesse. Tous ces jeux folâtres restent ainsi très inno­cents.

   Mais, pour que naisse le vif entrain de la gaieté, il est aussi né­cessaire de briser le mécanisme des passions et d’exclure le pathé­tique. Beaumarchais ne suivra certes pas toujours cette voie. Dans La Mère coupable le sang et le deuil sont associés comme en un bouquet noir et rouge. Mais, en 1792, les pleurs espéraient sans doute faire pardonner les vices d’une société encore à la recherche de son iden­tité. En tout cas, le gai caractère de l’auteur du Barbier de Séville s'épanouit plus dans la comédie que dans le drame. Et Figaro préfère toujours rire du malheur, de peur d’être obligé d’en pleurer. 

   Dès lors, même s'il est parfois désabusé ou furieux, Figaro ne reste pas long­temps accablé. Il aime la lutte, convaincre, et, comme Beaumarchais, il veut « corriger sans blesser » (13). Aussi, dans ses maximes percutantes il conserve, le plus souvent, quelque interroga­tion : « Votre Excel­lence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » (14). En fait, l’art de la répartie réside dans le mordant de répliques qui ne veulent pas écraser l'autre. Bartholo ne cède jamais à un fat, Figaro lui cède toujours ! La forme humoristique per­met ainsi de dire l’impossibilité de cerner de trop cruelles vérités. Et le rire commu­nicatif n’humilie pas la victime qui accepte d'y participer. Ces petites vérités, ces aphorismes ballotés par un océan d’incertitudes, s’imposent donc très peu. On peut vite les oublier. Leur excès même en affaiblit la portée : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus » (15). Ces coups de griffe font ainsi rire de bon cœur.

   Au reste, Figaro se moque aussi de lui-même. Il crée donc des distances, même s'il ne sait pas contrôler sa physionomie lorsqu'il ment ; son front fertilisé amuse Suzanne car, pendant qu’il pré­serve la vertu de son maître, ce der­nier peut séduire sa future femme. Avoir de l’esprit n’empêche donc pas d’être un peu ridi­cule. Et pourtant, cet enjouement réussit à modi­fier quelques si­tuations. La distance, ainsi libère, rend plus audacieux et léger : « N’ayant guère à choi­sir qu’entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir ; et vive la joie ! Qui sait si le monde durera en­core trois semaines ? » (16).

   La santé du rire connaît ainsi ses limites. Le mot d’esprit est comme un cataplasme mis sur les yeux d’une mule qui ne rend peut-être pas la vue, mais qui n’empêche pas de voir. Il fait un peu triompher l’intelligence.

 

 

Libertés

 

 

   En définitive, le style de Beaumarchais élargit le cadre des pos­sibles en repoussant les contraintes. Et les instants heureux de son théâtre densifient les forces vitales. Comme dans une danse, la musique mystérieuse de son œuvre crée de la gaieté. Et pourtant, il s’agit d’une esthétique moderne, avec ses erran­ces et ses lucidités. C'est une gaieté au bord d'un gouffre en quelque sorte. En tout cas, les plaisirs de l'art de Beaumarchais demeurent inno­cents, sans lenteurs et sans répétitions, car sa gaieté fait varier les mouve­ments du corps « à l’infini » (17), en créant de nou­veaux équili­bres, en créant les mouvements de toujours nouvelles li­bertés. Allégé, le corps de Figaro ressemble alors à un soleil tour­nant.

   Pour surmonter les troubles d'une époque, il devient ainsi im­possible de ne pas aimer ce théâtre. Car quelle sérénité lorsque, quittant le bourdonnement des images malheureuses qui assom­brissent une existence, chacun se trouve entraîné par cette énergie créatrice. Ainsi les métamorphoses du réel n’entravent-elles plus le devenir de l’esprit, moqueur et sé­rieux, tou­jours source de li­berté. Dans les fêtes turbulentes de l'époque de Beaumarchais, dans les intrigues de l’apparence et de l'artifice, il fallait la géné­rosité de Figaro, cette légè­reté et cette l’audace, ces jeux, ce sé­rieux, cette aventure, et surtout cette innocente gaieté.

 

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1. Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.

2. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte I, scène 4.

3. Louis Jouvet, Beaumarchais vu par un comédien, Revue Universelle, 1936, p.529.

4 . Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte V, scène 3.

5.  Ibid., Acte I, scène 1.

6.  Jacques Scherer, La dramaturgie de Beaumarchais, Nizet, 1980, p.231.

7. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte IV, scène 1.

8.  Ibid., Acte III, scène 8.

9.  Ibid., Acte IV, scène 15.

10.  Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.

11. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte I, scène 10.

12. Beaumarchais, Un mot sur la Mère coupable.

13. Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.

14. Beaumarchais, Le barbier de Séville, Acte I, scène 2.

15. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte V, scène 3.

16. Beaumarchais, Le barbier de Séville, Acte III, scène 5.

17. Beaumarchais, Lettre sur Le Barbier de Séville.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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