Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
10 Juin 2012
LA GAIETÉ DE BEAUMARCHAIS
Fulgurances
Parfois un créateur fait surgir sa joie d’exister, une gaieté vive comme l’éclair. C'est ce qui se produit dans les œuvres de Beaumarchais. Exaltés, les instants deviennent plus intenses et secouent brusquement la durée d'une existence. Ardente comme le feu, l'énergie créatrice veut alors triompher des contraintes. Une extraordinaire liberté se moque de ses excès. La gaieté de l'artiste est presque dionysiaque. Elle éparpille les émotions, contraint à penser dans la fulgurance, bouscule les lourdeurs en place. Aucun ordre social établi ne saurait dominer cette démesure.
En faisant triompher le plaisir, l’art de divertir du théâtre ne dissimule pourtant pas toujours ce qu'il refuse. L'allégresse devient subversive lorsqu'elle détourne le souffle puissant des situations malheureuses. Dans cet esprit, les intrigues de Beaumarchais, riches en fuites et dérobades, émiettent toute fatale continuité. Le spectateur, comme le créateur, peut et doit commencer autre chose. Dès lors, le théâtre n’est plus seulement le lieu où la noblesse se donne en spectacle à elle-même en continuant à jouer son propre rôle. Car l’humour mordant de Beaumarchais se fait plus fort que les masques, les déguisements, les rires et les jeux d’une société superficielle et chamarrée qui aime ses décors, ses jardins et sa musique.
En réalité, une autre scène recouvre la première : le spectacle amusant et changeant d’une classe sociale dominée par le goût du plaisir parvient à « instruire » (1) sur la fragilité des amours faciles. Il est certes banal d'ajouter que toutes les conquêtes amoureuses, que toutes les occupations narcissiques manquent de générosité. Elles périront d'ailleurs de leur stérile insouciance. Mais, au-delà du banal, face aux dérisoires arabesques des plaisirs, un personnage original ouvre une autre voie en faisant éclater sa radieuse jubilation. Il s'agit du beau, gai et aimable Figaro "jamais fâché ; toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux ! généreux… » (2).
Dispersions
En réalité, la claire et joyeuse certitude de Figaro crée un fier espoir ; l’éclat lucide de sa joie veut surmonter toute possible tragédie. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, se reconnaît sans doute dans Figaro (dont le nom vient peut-être de fils-Caron), car, comme lui, il a délibérément éparpillé ses talents afin d'exalter les forces multiples de la vie. En tout cas, jamais les diverses facettes de son moi ne se figent dans l’unité factice de quelque masque privilégié ! Son portrait s’ouvre en effet sur toutes les scènes de la vie : « Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur comique, homme de plaisir, homme de cœur, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, homme de paix par goût, e cependant plaideur éternel » (3).
La création de ses divers personnages multiplie encore les possibilités d’exister de l'auteur qui cherche ainsi à se différencier, à se nuancer et à se libérer. Sa mystérieuse joie de créer, de renaître différemment à tout instant, semble inépuisable. Insaisissable, foudroyante, elle se multiplie comme le sel de la plaisanterie. Du reste, Beaumarchais aime tous les hasards qui, comme pour Figaro, projettent inlassablement son moi au-delà de lui-même : « Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirais sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé » (4). Qui pourrait alors entraver la libération d’un valet aussi multiple et pourtant présent pour agir dans l’histoire ? Les multiples couleurs de son vécu ne le transportent-elles pas dans de vaines métamorphoses ? Figaro, enfin, est-il aussi dégourdi que Beaumarchais l’affirme ? Certes, il est remarquablement doué pour renverser les projets de ses adversaires. Il inquiète, sème le trouble, épie. Selon sa fiancée Suzanne, il aime l’intrigue et l’argent (5). Valet, il se dit gentilhomme puisque le Ciel n’a pas voulu qu’il soit fils d’un prince. Enfant volé, comme dans tous les bons mélodrames, il a dû, pour subsister, déployer plus de science et de calculs que la plupart. Il a donc appris la chimie, la pharmacie, la chirurgie, le théâtre…
En accord avec l’idéologie de la bourgeoisie montante, Figaro est aussi, et surtout, pragmatique. Il a vite découvert que le savoir-faire vaut mieux que le savoir, car il a tous les traits de Beaumarchais : « Pierre-Augustin Caron sait bien qu’il ne deviendra jamais Grand d’Espagne ni roi d’Ormus. Un fils de bourgeois comme lui peut devenir riche, et même très riche, il peut accéder aux premiers échelons de la noblesse, dont le prestige est d’ailleurs mince, mais il n’ira pas plus haut : on le lui fit bien voir en lui refusant la charge de grand-maître des eaux et forêts » (6). Du reste, les revenus du rasoir étant préférables aux vains honneurs de la littérature, Figaro sourit de sa misère en faisant la barbe à tout le monde. L’argent n'est-il pas plutôt un instrument de libération que de pouvoir ? Il ne s’agit donc pas de perdre la tête et d’oublier de demander, dans le Barbier de Séville, la quittance de ses écus !
Fidèle en amour, comme à l’égard de ses maîtres, Figaro, cette espèce de factorum, ne manque pas d’arrogance et de dissimulation. En tout cas, dans l’adversité ou dans l’échec, il n’abandonne jamais la partie. Intrigant, il agit, car il croit à l’action, à la feinte et aux fruits bienveillants du hasard, ce dieu méconnu qui régit tout, ce maître des naissances et de la fortune. À coup sûr les choses finiront bien par trouver leur place : « Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre : et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la Terre, jusqu’au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l’autre aveugle avec son entourage » (7).
Dès lors, né pour être courtisan, Figaro préfère modifier un peu les mécanismes en place. Son assurance en inspire d'ailleurs aux autres, car il maîtrise souverainement l’art de parler : « En disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe » (8). Et toujours il monte ses intrigues, comme Beaumarchais les siennes, avec une totale allégresse. En fait, il nous paraît surtout moderne par son sens de la liberté, inconscient pourtant de vivre dans une période pré-révolutionnaire. Bien qu’il accepte sa domesticité, il invective, se moque des faiblesses de ses maîtres. Aussi proche de Rousseau que de Voltaire, il ironise et parle comme il sent (9), avec son cœur pourtant généreux.
Car les mots et la pensée ne s’articulent pas sans subir l’influence de sa sensibilité, cette chair palpitante et vibrante qui anime et ravive les formes abstraites du langage. Aussi, dans son Essai sur le genre dramatique sérieux, Beaumarchais prône-t-il un style vif, pressé, coupé et tumultueux ! Seule une pensée refroidie ou mourante connaîtrait une ligne continue et lente. Mais, au-delà de toute sage froideur, les mots sont par lui éprouvés comme des forces vivantes. Le 30 août 1777, Beaumarchais écrit dans ce sens à sa maîtresse, Mme de Godeville, : « J’ai le style un tant soit peu spermatique ». Amis ou ennemis, violents ou vifs, toujours agiles, haletants, énergiques et pressés, les mots provoquent ou stimulent donc sa pensée. Ils s’agitent et se démènent comme Figaro lui-même. Dans un mouvement toujours inachevé, preste et sans temps morts, le style de Beaumarchais trace ainsi des reliefs imprévisibles. Il extériorise, objective ses humeurs sans se laisser lui-même saisir. Car il crée une aventureuse passerelle, entre les mots et les choses, qui exprime des rythmes incertains, des vibrations secrètes et des sentiments intenses.
Disconvenances et éclats de rire
Mais comment un créateur peut-il lutter contre les malheurs qui naissent de « la disconvenance sociale » (10) ? D'abord, Beaumarchais n’est ni un conservateur passif ni un violent révolutionnaire. La situation de l'époque est d'ailleurs complexe puisque la monarchie, en maintenant des rangs intermédiaires, empêche sa perversion dans le despotisme. La leçon de Montesquieu était-elle dans l'air du temps ? En tout cas il est impossible d'admettre les privilèges abusifs des puissants qui oublient leurs propres principes. Par exemple, le Comte Almaviva commande à tout sauf à lui-même, les magistrats sont indulgents pour les grands, durs pour les petits. Et le bon ton des manières ne saurait excuser les vices. Le tableau historique est donc insaisissable : ici les masques fragiles de l’honneur, là des bourgeois vaniteux, ailleurs s'agitent un peuple, des gens niais et ridicules, des valets insolents ou effrontés auxquels on demande d’être soumis, honnêtes et braves (11).
La liberté étant alors bafouée ou ignorée, Beaumarchais propose un autre jeu que celui de la galanterie ou du libertinage dont les excès sont trop passivement naturels. La volupté sensuelle et égoïste qui cherche à posséder, puis à faire varier ses objets, est donc critiquée, car, rabaissé, l’homme n’a plus de cœur, ni d’esprit. Beaumarchais recherche en fait, et très curieusement, un « hermaphrodisme moral » (12) qui associerait Voltaire et Rousseau, une tête froide, virile, pleine d’esprit, et le cœur généreux d’une femme. Or Figaro possède ces deux qualités. La gaieté de son esprit, unie à sa générosité, devrait donc fonder un juste refus des discordances de la société.
En tant que fait social, la légèreté du libertinage était certes un signe de distinction, d’élégance et de victoire sur la grossièreté. Et les belles apparences épargnaient bien à autrui les affres de l’ennui. Mais cette étrange dignité ne faisait que masquer ses faiblesses dès lors que l’honneur n’est plus qu’un lointain idéal ! En deçà du libertinage, Beaumarchais préfère alors le franc badinage, sans être trop sérieux et sans quitter le cadre de la décence. Il suffit d'effleurer les objets convoités, comme Chérubin qui s’approprie le ruban de nuit de la Comtesse. Tous ces jeux folâtres restent ainsi très innocents.
Mais, pour que naisse le vif entrain de la gaieté, il est aussi nécessaire de briser le mécanisme des passions et d’exclure le pathétique. Beaumarchais ne suivra certes pas toujours cette voie. Dans La Mère coupable le sang et le deuil sont associés comme en un bouquet noir et rouge. Mais, en 1792, les pleurs espéraient sans doute faire pardonner les vices d’une société encore à la recherche de son identité. En tout cas, le gai caractère de l’auteur du Barbier de Séville s'épanouit plus dans la comédie que dans le drame. Et Figaro préfère toujours rire du malheur, de peur d’être obligé d’en pleurer.
Dès lors, même s'il est parfois désabusé ou furieux, Figaro ne reste pas longtemps accablé. Il aime la lutte, convaincre, et, comme Beaumarchais, il veut « corriger sans blesser » (13). Aussi, dans ses maximes percutantes il conserve, le plus souvent, quelque interrogation : « Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d’être valets ? » (14). En fait, l’art de la répartie réside dans le mordant de répliques qui ne veulent pas écraser l'autre. Bartholo ne cède jamais à un fat, Figaro lui cède toujours ! La forme humoristique permet ainsi de dire l’impossibilité de cerner de trop cruelles vérités. Et le rire communicatif n’humilie pas la victime qui accepte d'y participer. Ces petites vérités, ces aphorismes ballotés par un océan d’incertitudes, s’imposent donc très peu. On peut vite les oublier. Leur excès même en affaiblit la portée : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ! vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus » (15). Ces coups de griffe font ainsi rire de bon cœur.
Au reste, Figaro se moque aussi de lui-même. Il crée donc des distances, même s'il ne sait pas contrôler sa physionomie lorsqu'il ment ; son front fertilisé amuse Suzanne car, pendant qu’il préserve la vertu de son maître, ce dernier peut séduire sa future femme. Avoir de l’esprit n’empêche donc pas d’être un peu ridicule. Et pourtant, cet enjouement réussit à modifier quelques situations. La distance, ainsi libère, rend plus audacieux et léger : « N’ayant guère à choisir qu’entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit, je veux au moins du plaisir ; et vive la joie ! Qui sait si le monde durera encore trois semaines ? » (16).
La santé du rire connaît ainsi ses limites. Le mot d’esprit est comme un cataplasme mis sur les yeux d’une mule qui ne rend peut-être pas la vue, mais qui n’empêche pas de voir. Il fait un peu triompher l’intelligence.
Libertés
En définitive, le style de Beaumarchais élargit le cadre des possibles en repoussant les contraintes. Et les instants heureux de son théâtre densifient les forces vitales. Comme dans une danse, la musique mystérieuse de son œuvre crée de la gaieté. Et pourtant, il s’agit d’une esthétique moderne, avec ses errances et ses lucidités. C'est une gaieté au bord d'un gouffre en quelque sorte. En tout cas, les plaisirs de l'art de Beaumarchais demeurent innocents, sans lenteurs et sans répétitions, car sa gaieté fait varier les mouvements du corps « à l’infini » (17), en créant de nouveaux équilibres, en créant les mouvements de toujours nouvelles libertés. Allégé, le corps de Figaro ressemble alors à un soleil tournant.
Pour surmonter les troubles d'une époque, il devient ainsi impossible de ne pas aimer ce théâtre. Car quelle sérénité lorsque, quittant le bourdonnement des images malheureuses qui assombrissent une existence, chacun se trouve entraîné par cette énergie créatrice. Ainsi les métamorphoses du réel n’entravent-elles plus le devenir de l’esprit, moqueur et sérieux, toujours source de liberté. Dans les fêtes turbulentes de l'époque de Beaumarchais, dans les intrigues de l’apparence et de l'artifice, il fallait la générosité de Figaro, cette légèreté et cette l’audace, ces jeux, ce sérieux, cette aventure, et surtout cette innocente gaieté.
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1. Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.
2. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte I, scène 4.
3. Louis Jouvet, Beaumarchais vu par un comédien, Revue Universelle, 1936, p.529.
4 . Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte V, scène 3.
5. Ibid., Acte I, scène 1.
6. Jacques Scherer, La dramaturgie de Beaumarchais, Nizet, 1980, p.231.
7. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte IV, scène 1.
8. Ibid., Acte III, scène 8.
9. Ibid., Acte IV, scène 15.
10. Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.
11. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte I, scène 10.
12. Beaumarchais, Un mot sur la Mère coupable.
13. Beaumarchais, Préface du Mariage de Figaro.
14. Beaumarchais, Le barbier de Séville, Acte I, scène 2.
15. Beaumarchais, Le mariage de Figaro, Acte V, scène 3.
16. Beaumarchais, Le barbier de Séville, Acte III, scène 5.
17. Beaumarchais, Lettre sur Le Barbier de Séville.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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