Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
6 Juillet 2012
« Il y a une philosophie que j’ai toujours appréciée : c’est la philosophie stoïcienne. »[1]
Nous croyons que la réalité se joue de nous parce que nous ignorons ce qui la détermine. Fixe-t-elle les règles et la fonction du langage qui la désigne ? Au cœur des variations de l’éphémère, et de ses ambiguïtés, nous ne savons pas toujours si ce sont les mots ou les choses qui nous guident. L’écrivain doit-il alors renforcer les contradictions ou les atténuer ? Giraudoux nous offre une voie originale : il affirme la nécessité d’un ordre du monde et sa possible négation par l’activité humaine. De ce conflit naissent la tragédie et la comédie.
Tout se passe en fait comme s’il y avait deux destins : celui d’une impénétrable nécessité cosmique et celui d’une dérisoire fatalité historique. L’ironie surgit de ce décalage entre tout ce qui nous est offert et tout ce que nous voudrions vainement rendre possible. Plus précisément l’ironie est attribuée par Giraudoux au destin du monde à cause d’un jeu possible, pour nous, entre sa présence et son éloignement.
Sous une forme imagée, le destin cosmique est par lui représenté concrètement par « un tigre qui dort », et, sous une structure abstraite, par une « forme accélérée du temps ». [2] L’ironie du destin réside dans le rapport fugitif entre une forme animalisée, donc déjà ironique, de la nécessité universelle, et une structure déformée de notre présence au monde. Ce jeu se moque de l’homme, raille ses prétentions, mais sans permettre une autre solution que son acceptation.
L’ironie du destin naît donc de la manière giralducienne, aisée et ailée, de critiquer l’intervalle vide de nos illusions. Dans tous les cas, l’homme est joué par ses propres limites au sein de l’univers ; et il précipite sa chute tragique en croyant pouvoir la dévier. Parce qu’il a toujours apprécié la philosophie stoïcienne, tout en rejetant les systèmes philosophiques, Giraudoux interprète le destin en ironisant sur sa propre ironie, c'est-à-dire en esquivant les solutions abstraites et figées. Nos destinées sont dérisoires, certes, mais l’esprit peut et doit les dominer sans les mépriser totalement.
Lorsque l’homme se libère de ses propres vanités en acceptant l’énigme du destin, les mots deviennent les maîtres du jeu. L’ironie se fait vertu. Elle maintient la lucidité, les distances entre les désirs, et permet à la moquerie de rester sérieuse et pertinente. De plus, l’ironie affirme la nuance et les limites du pouvoir de la raison. Elle donne du jeu aux certitudes et à la force « vertigineuse » [3] des mots abstraits. Le poids des mots ainsi restauré, puis évalué, agit sur les choses. Il crée les sensations agréables de l’écoute, et diminue les égarements de la pensée. Enfin, sans l’ironie qui souligne les écarts, il n’y aurait pas de mesure possible des contradictions.
Afin de permettre cette vertu ironique du détachement, aucun personnage ne représente effectivement le destin dans l’œuvre de Giraudoux, fût-il Jupiter ! L’auteur d’Amphitryon 38 ne voit d'ailleurs dans le maître des dieux qu’une sorte de délégué fictif de nos propres croyances, qu’un mythique agent d’exécution de l’ordre nécessaire. Mais, en dépit de cette distance prise à l’égard du stoïcisme (ce dernier identifiant le monde, Dieu, les dieux, le destin et la providence), Giraudoux conserve cependant l’esprit des philosophes du Portique. Les mots sont des corps, des voix faites de lettres, qui déterminent l’action. Ils guident parfois la parole en modifiant les tensions psychiques, et se nouent à l’expérience de nécessaires auditeurs pour exister davantage.
Certes, Giraudoux fait varier les actions fatales sans que l’on puisse repérer dans son œuvre une évolution continue et sans repentir. Anecdotique dans Siegfried, le destin devient central en 1929 dans Amphitryon 38, puis dans Judith en 1932. Aussi, à des moments différents, après des disparitions du thème ou des ajournements, Giraudoux nous laisse supposer que l’ironie du destin se situe en même temps au cœur de sa représentation et au cœur de la conscience que nous devrions en avoir si nous ne voulons pas croire à nos propres folies.
Plus précisément et synchroniquement, comme à travers la lentille à double foyer d’un art qui s’interroge sur lui-même, nous voyons le destin confronter les forces inéluctables de l’univers à nos rêves de pureté et de perfection. Lorsque nos illusions et nos croyances superstitieuses défient le réel, les tensions accélèrent la conscience de la durée et transforment rapidement nos héroïsmes tragiques en vaudevilles, nos espérances en stupidités. Enfin, lorsque le destin n’impose plus qu’une obéissance silencieuse, nous ne savons plus ce qu’il veut. A-t-il d'ailleurs précisément voulu quelque chose pour nous ? Ironiquement nos propres images se moquent de nous ! Comme celles des trois Parques, dont le sens étymologiquement signifie peut-être épargner, elles pratiquent l’antiphrase et n’épargnent personne.
A. L’INNOCENCE DU TIGRE QUI DORT
Désigné par la « métaphore » d’un tigre qui dort, le destin apparaît ainsi comme une énigme ironique où se trouvent condensées deux significations renvoyant à une réalité simple et particulière. Ni juxtaposés ni superposés, ces deux sens dérisoires par rapport à ce qu’ils désignent forment la représentation allégée, ni violente, ni séduisante, d’un terrible animal endormi. L’énigme n’est pas contenue dans la représentation elle-même, ni dans les éventuelles métamorphoses que cette dernière aurait pu entraîner. Elle surgit du rapport entre une image particulière et le sens qui la dépasse. Le plus souvent dans la littérature, la métaphore est une création énigmatique qui ouvre sur le monde et le concrétise en le révélant en même temps que son auteur. Ici le transport est plutôt de l’ordre de la causalité symbolique, et Giraudoux feint de prendre au sérieux sa propre invention. Au reste, il aime les analogies simples qui relient les détails entre eux. La métaphore parfaite est en effet pour lui le nom lui-même, c’est-à-dire le symbole qui désigne une réalité concrète particulière. Le nom d’un individu le concentre, est à la fois « sa formule et sa métaphore suprême». [4]
Par ce nominalisme, Giraudoux retrouve la critique stoïcienne des archétypes : ces vains incorporels ne désignent que des manières d’être et des relations. Ils n’agissent pas sur les sens, car, privés de matière, ils ne sont que des prédicats de la pensée. Au lieu de généraliser et de signifier par des mots symboliques, ils déréalisent les corps. Parce qu’il oublie qu’une rue de Montmartre, immobile et précise, peut produire de belles sensations, tout en évoquant d’autres rues et d’autres perceptions, Sartre [5] ne voit dans un fragment de vie qu’une forme séparée et idéale, privée de toute singularité. Or, si un homme unique croit illusoirement donner à l’univers « sa véritable échelle » [6], sa présence n’en est pas moins enracinée dans une situation sociale ainsi que dans l’environnement naturel qui lui a donné vie. L’abstraction symbolique fonde un signe tangible qui permet aux sensations les plus épurées de trouver leur place. Chaque généralisation comparative exprime un événement sur le mode d’un mot (contenant une impression sensorielle) qui affine ainsi ses contours et ses nuances spécifiques. Chaque signe conserve son bruit, sa cohérence propre et son ordre singulier. Au reste, pour Hélène, seules se réaliseront les scènes colorées de ses chromos divinatoires. D’une autre manière, Ulysse croit qu’une couleur d’orage impose « le relief de l’avenir » [7], le relief voulu par le sort.
Plus discrètement, la matérialité de l’image d’un tigre endormi trouve sa forme particulière dans la tension même de la parole qui exprime un lien nécessaire et causal entre un tigre, son sommeil et une représentation ironique du destin. Ainsi l’image s’élargit-elle, non à un universel abstrait, mais à un corps. Il y a non seulement comparaison, mais aussi connexion symbolique entre une représentation et ce qu’elle désigne concrètement sous l’apparence d’une volonté impénétrable, indifférente à l’humanité.
En conséquence, les mots de l’art giralducien produisent des sensations puis des actions. Nul ne sauvera la paix s’il ne s’interdit de prononcer tel ou tel mot ! En renonçant au mot « volupté » [8] et non à la volupté, Hector pressent peut-être cette nécessaire causalité entre la parole et les événements. L’organisation cohérente du monde a sans nul doute noué toutes les voluptés, mais la parole peut s’opposer aux tensions naturelles du corps du destin. Car l’expression d’un mot abstrait rend possibles des erreurs et des passions en atténuant la tension propre de l’âme, et en affaiblissant les sensations qui la rattachent au monde. En revanche, l’image d’un tigre endormi ne provoque aucune modification de l’ordre cosmique.
Eu égard aux représentations de l’inéluctable nécessité des stoïciens, l’esthétique de Giraudoux est parfaitement cohérente. Elle ne sépare pas les mots qui désignent la globalité vivante du destin, et les fragments symboliques qui, en tant que signes particuliers de la nature, sont aussi, des événements de la vie psychique. Empreinte imagée bien ressentie, mais détournée par l’ironie de Giraudoux, le symbole du tigre endormi personnifie notre dépendance sans désigner l’essence du destin.
Le ton est donné. Chaque individu est différemment commandé par l’ordre impénétrable de la nécessité, par les signes de la nature et par les paroles. Chacun a trouvé sa nature en prenant une forme singulière et tangible dont il pourra d’ailleurs se moquer : « Tu es mon hêtre… Et toi mon bouleau ! ». [9] Privés d’essence, c’est-à-dire d’immuable perfection, certains personnages oublient certes les lois de la causalité métaphysique. Ils croient que l’univers peut se tromper dans ses plans ou que l’erreur est universelle.[10] Par leurs fautes, plus que par leurs crimes, ils se mettent alors en situation fausse avec leur destin ou le prennent à rebours. [11] Leur bêtise réside en fait dans le dépassement du raisonnable et dans la croyance à la divagation des éléments.[12]
Il serait certes contraire à la représentation du tigre endormi de supposer que le destin n’est pas innocent et indifférent. Proche de la nature, guidée par ses instincts, Hélène sait que l’univers pense à sa place et mieux qu’elle.[13] Dans Amphitryon 38, Alcmène est restée fidèle à son mari et à l’ordre du monde, quelles que fussent les ruses et les victoires de Jupiter. Chacun peut en effet vaincre ses vanités et prouver, par l’acceptation de la nécessité, sa propre liberté. Alors s’anéantira l’illusion d’une fatalité hostile qui voudrait nous surprendre le jour où nous en serions indignes.[14]
Car le mal est nécessaire dès lors qu’il produit un bien. Toutefois, l’homme néglige trop souvent de voir l’ensemble. Par ses peurs de l’exil ou par sa volonté orgueilleuse de séparation, il fausse sa nature, ainsi que la nature de ses relations avec l’ordre cosmique. En se croyant séparé, il crée le mal, la réalité de l’événement du mal. La perte de l’innocence naît donc du remplacement des connexions nécessaires du réel par d’éventuelles forces surnaturelles redoutables.
Or, bien que limité au sein de l’immense corps de l’univers, l’individu ne serait pas un être dérisoire s’il ne croyait pas que des causes sournoises et insensées guident son sort. Par l’espoir d’un devoir être impossible, il pense à tort qu’une volonté moqueuse le méprise, qu’une force supérieure veut, a voulu et voudra son ignorance. De plus, lorsqu’il désire se purifier, il se rapproche des forces supposées primitives du monde, mais il s’éloigne ainsi des liens qui le rattachent aux autres hommes et aux éléments. Il y gagne le sentiment de quelque supériorité sans se rendre compte que sa sérénité s’établit dans un monde dépersonnalisé et abstrait, où deux biens ironiquement le réduisent : « la chaleur et le ciel ».[15]
Car son âme, en tant que force directrice, veut la vie, sentir et connaître. Les animaux et les plantes lui montrent d'ailleurs qu’une communion est possible avec l’âme du monde. Chacun devrait donc reconnaître ses limites, faire corps avec tous les corps, sans morceler la nécessité en s’isolant, et sans dissoudre, dans quelque fusion illusoire, les tensions internes constitutives de sa manière personnelle d’être. La modestie impose alors à l’homme de suivre le modèle des animaux qui ne réclament pas plus de vie et plus d’âme que n’en demande leur définition. [16] Par ailleurs, la vie primitive contenue dans l’image du tigre n’ouvre pas sur un inhabitable macrocosme. Elle donne la mesure du possible limité au nécessaire. Trop souvent, les corps, bien que conscients, ne tiennent pas compte de l’humeur du monde lorsqu’ils veulent réaliser leurs rêves d’harmonie. Ils se divertissent dans le mouvement au lieu de développer leurs qualités primitives dans le sport, ou au lieu de concrétiser leurs énergies comme le font les arbres, ces frères immobiles des hommes, au contact de l’univers : « Nulle part les âmes ne se trouvent mieux qu’à l’intérieur des arbres. L’écorce les protège. Le feuillage les ombrage. Le vent les berce.» [17]
Quitter la surface épaisse du monde où circulent des mouvements infinis[18], crée en réalité une fugue dans un temps impossible, puisque sans intervalles. Personne n’habite le paradis perdu ! Qui pourrait retrouver l’innocence ludique de la bête ou de l’enfant ? Nulle nécessité de recourir à l’archétype de la jeune fille et d’imaginer de fausses promesses du destin. Déterminée par la nature à transformer son corps, la jeune fille est, chez Giraudoux, une matière sans qualité, c’est-à-dire une forme passagère des tensions concrètes de l’univers. Plus proche des éléments, elle n’en est pas moins vulnérable. Ouverte sur le monde, elle trouvera sa nature en devenant femme.[19]
Il n’y a donc pas de saison possible hors de l’humanité. L’évasion pure, féérique, dans un Éden tout fait, ne produit que des formes sans âme. La finalité du destin cosmique ignore nos vaines nostalgies, ces lents et douloureux retours illusoires à la vie sauvage ou à l’innocence primitive. En tout cas, nos images des forces de la nature ne coïncident pas avec celles de nos désirs de perfection et de surnaturel. Giraudoux souligne ainsi la vanité de toute « croisade sans croix vers l’inaccessible».[20] Un ordre rythmé d’alternances, précis et harmonieux, semble se moquer de nos certitudes anthropocentristes. Car nul ne peut être, même un seul instant, le pivot de l’univers !
Ainsi Giraudoux s’amuse-t-il des jeux que nos illusions rendent possibles ! Et l’image du tigre rappelle que la balance ne penchera pas du côté de l’évasion. Constamment des détails infimes soulignent que le destin a distribué des rôles différents à chaque individu sur la scène du théâtre du monde où, selon Plutarque, chaque goutte de vin jetée dans la mer s’étend à tout l’univers. De plus, les détails ont pour fonction de ruiner les significations universelles qui ignoreraient le poids des choses et leur spécificité. Mais comment les interpréter ? Ne faut-il pas aussi les considérer comme de fausses preuves de l’intervention du destin au cœur de nos destinées ? En réalité, dans de multiples perspectives et réseaux de forces coordonnées, la nécessité nous laisse entendre tout ce que nous voulons. La fatalité existe d'ailleurs avec et sans notre veulerie. Au reste, nous ne possédons pas de points de repère certains pour juger. Le vrai prend le visage du faux, et inversement. Les exigences semblent égales, l’affrontement et l’oscillation éternels. Judith tue par amour et par haine, elle n’a voulu ni l’un ni l’autre. Elle n’est pas le jouet du destin, car une telle interprétation conduirait à une réduction anthropomorphique qui, d’une part déréaliserait les corps, et d’autre part humaniserait une abstraction. En fait, l’ordre universel est l’interférence sans faille des forces cosmiques et humaines. Cet ordre crée de nécessaires équilibres, contrepoids et compensations entre l’harmonie et ses ruptures, l’innocence et les fautes, le rêve et la lucidité, les corps et le corps du monde.
Aussi, comme les stoïciens, Giraudoux ne s’étonne de rien et s’amuse de notre sens de l’inéluctable, né de la découverte des plus subtiles coïncidences : « Depuis des milliers d’années, la course entre mon destin et celui de cette mangue avait été réglée à la seconde.» [21] Comment admettre qu’une puissance surnaturelle ait voulu rattacher le sort de chacun à de petits détails ? Pâris aurait-il mal enlevé Hélène, Hector trop aimé le raki et les olives ? Peut-on déplaire au tigre endormi par d’imperceptibles impolitesses, ou par certaines façons d’éternuer et d’éculer ses talons ? [22] Nul ne réglera ses pas sur le véritable horaire du monde ! Seule l’ironie de Giraudoux permet de souligner les détails où le destin paraît nous indiquer la signification de quelques événements. Car aucune correspondance entre les forces ne nous apparaît clairement. Mais l’homme invente les symétries, les compensations, les contrepoids et les équilibres de l’univers. Or l’âme du monde rapproche sans doute d’autres corps que ceux que nous découvrons. Tout près, un cheval tournant sa meule veut tourner autour du soleil. Là-bas, la fleur de rosier, à peine éclose, croit se fermer pour toujours. Plus loin, on ignore si c’est un chariot qui grince ou la lune qui broie une autre voie lactée. [23]
Dans le rapport entre les antécédents et les conséquents, le destin de l’univers n’admet sans doute ni hasard ni indétermination. Aussi est-il impossible à l’homme de modifier la connexion des corps vivants et de l’interpréter ! Entre l’affirmation stoïcienne d’un ordre providentiel et nos images de la destinée, l’ironie de Giraudoux se joue ainsi de sa propre liberté et de son amour de l’éphémère.
B. L’ÉPOUVANTABLE FORME ACCÉLÉRÉE DU TEMPS
Dans cet art qui s’interroge sur lui-même et qui refuse toute description, l’esthétique giralducienne requiert une intériorisation pudique des expériences humaines. Tout se joue certes sur le mode de la représentation, c’est-à-dire de la re-création, au cœur d’un univers symbolique, d’expériences antérieures confrontées aux problèmes de l’actuel. Pour cela, la parole se donne le pouvoir d’occuper, sans le moindre silence possible, toutes les scènes où les mots figurent nos destins et le destin. Giraudoux ne refuse pas le monde, il en cherche le langage.[24] Et, dans cet esprit, les mots interpellent les choses, les intériorisent, les confrontent et les spécifient. Ainsi les choses graves peuvent-elles paraître fantaisistes, les choses imprévisibles nécessaires, et les choses ternes brillantes ! L’absence d’événements devient l’événement de l’absence, et les personnages commentent l’action en la vivant.
On comprend pourquoi Giraudoux ironise sur nos croyances en l’ironie du sort. L’intériorisation préalable du réel permet de dominer l’expérience et de souligner les distances entre les impressions premières et les rêves d’inaccessible. De plus, l'intériorisation fonde la mise entre parenthèses de tout ce qui ne saurait être signifié dans une image symbolique particulière. Deux extrêmes s’effondrent alors : l’idéal et le sordide. Comment symboliser le refus de la vulgarité ou de la violence, sans devenir soi-même vulgaire et violent pour trouver les mots pertinents ? L’art de la litote, ainsi que la volonté de transformer les passions en spectacle, comique ou tragique, témoignent de la permanence d’un esprit critique, voire éthique. Chaque personnage, dès lors que les réalités psychologiques propres sont intériorisées et figurées par des symboles concrets, se fait l’interprète des intentions de l’auteur qui, en refusant la vile introspection de quelques pensées narcissiques, se détourne de lui-même pour mettre en scène des « centres » provisoires de relations (et non des marionnettes) entre toutes les représentations.
Certes, le langage d’une époque et le genre littéraire adopté commandent l’expression. Mais, en intériorisant son vécu, l’imaginaire de Giraudoux donne au pouvoir des mots une dimension imprévisible que certains critiques ont eu le tort de lui reprocher. Car ne devait-il pas ironiser sur nos représentations mythiques en accentuant la démesure de ces preuves de l’errance de nos illusions ? Les figures du destin, y compris les siennes, pèsent bien peu. En reconnaissant ses limites, l’activité symbolique sait rendre visibles ses codes afin de ne pas prétendre créer un faux double du réel. Et lorsque les mots se jouent des contradictions en les simplifiant, c’est moins par coquetterie que par victoire de l’humour.
En fait, le regard critique de Giraudoux, tout en rejetant le réalisme vulgaire de nos perceptions anthropomorphes et banales, s’interroge sur le pouvoir de ses propres symboles en les confrontant à des événements historiques très précis. La Guerre de Troie n’aura pas lieu, par exemple, pose la question cruciale en 1935 d’une menace de guerre mondiale concrétisée par l’ignoble triomphe de Hitler en Allemagne, et par l’agression des fascistes italiens en Éthiopie. Le texte rappelle alors l’impossibilité de séparer l’histoire et la légende, car, d’une part les hommes vivent plus de mythes que de réalités, et d’autre part les connexions événementielles sont trop complexes pour nous permettre de modifier le poids des faits avec des mots nouveaux. Nul ne pourra davantage révéler le sens de l’histoire passée ou présente, même si Andromaque pressent que la Guerre de Troie sera réduite par les siècles futurs au rapt d’Hélène et à une fausse histoire d’amour, c’est-à-dire à quelques anecdotes légendaires.
En conséquence, Giraudoux ne crée pas une nouvelle mythologie, plus belle ou plus originale, mais il montre qu’une distance critique est possible au cœur des mythes, c’est-à-dire au cœur de ces songes définitivement fixés dans la mémoire collective de l’humanité sous la forme de stéréotypes et de clichés rigides. Fruits de nos crédulités, ces légendes justifient l’ironie. Leurs trajectoires ne prouvent pas que l’ordre du monde a voulu ces représentations insensées ou superstitieuses. La parole reviendra à Homère après que Giraudoux aura à la fois exercé sa désinvolte contestation en multipliant les anachronismes, et modifié les significations premières en faisant intervenir les circonstances sociales et économiques : Troie a été prise par les Grecs qui convoitaient ses richesses. Plus que la forme romanesque, celle du conte ou du théâtre permet de donner la parole aux enfants illégitimes de nos rêves. Et ces écarts ludiques sont nécessaires pour confronter les événements historiques aux poétisations de nos erreurs réalisées dans nos images mentales, anthropomorphes. Ainsi Giraudoux parvient-il à mettre « le réel dans l’irréel » ! [25]
Dès lors, pourquoi la guerre est-elle possible ? Est-elle inéluctable ? En attendant, la paix, mendiante attentive cachée derrière les portes de la guerre, n’est pas un événement. Elle assiste impuissante à la tragédie lorsque les conditions sociales et économiques, l’enchaînement de circonstances inconnues, la paresse, les malentendus, les mensonges et la bêtise des hommes le permettent. Certes, Hector méprise la guerre et la dissocie de la perte de l’honneur. Car elle ressemble à un vulgaire cul de singe. Tout se mêle en elle confusément. Aussi, pourquoi mettre en jeu son bonheur et s’entraîner à un examen où l’on ne sera pas reçu ? A-t-on besoin de justifier la vie en la méprisant et en anticipant par des chants, cette égalisation des êtres humains ? Giraudoux se moque d'ailleurs de ces questions dispersées. Comment admettre que le sort ait non seulement préparé et lustré ceux qui doivent se battre, mais aussi prévu de remplacer les morts en faisant naître plus de garçons que de filles après les guerres [26] ?
Pour créer son propre destin, l’homme devrait se séparer des causes événementielles qui le déterminent et qui le font exister. Il oublierait son immédiate présence au monde et s’inventerait des intervalles peuplés par des possibles non contenus dans la nécessité : des images des dieux qui, ignorant l’architecture de l’ordre cosmique, n’existeront donc jamais. Giraudoux ironise sur ces divinités incapables de personnifier ou d’exprimer la réalité sans cassure des relations entre les corps. Aussi dorés que des légumes,[27] les dieux ont en effet été créés par nos désirs anthropocentristes d’échapper à l’entrelacement des causes. De plus, ils sont nés de nos terreurs, voire des sentiments de culpabilité où nous inventons nos propres prisons.
Les conventions de l’histoire rendent pourtant possibles ces symboles sans vie, ces symboles produits par nos crédulités, nos sottises et nos exigences les plus grandioses, donc les plus suspectes. Étrangers, indifférents, tyranniques, cruels, hostiles, dangereux, maléfiques, les dieux se contredisent. Zeus veut que l’on sépare Hélène et Pâris, tout en ne les séparant pas.[28] L’affirmation se joue de la négation ; les discours contradictoires se juxtaposent et se mélangent. La moquerie de Giraudoux à leur égard possède la fulgurance de la caricature : ces pantins ridicules, ces taches de paradis, ces héros d’opérette ne disent pas ce qu’ils veulent ; ils infectent notre univers et nous empêchent d’aimer innocemment la vie et le monde. Ils s’abstiennent de parler dans les cas difficiles et ne savent pas fermer leurs portes.[29] Imbéciles, irresponsables, leur pouvoir se limite à exprimer nos craintes et nos faiblesses en croyant les diriger et les exploiter. Artistes d’une fatalité conventionnelle et dérisoire, leur justice équilibre une belle lueur sur un incendie, ou un beau gazon sur un champ de bataille.[30]
Plus précisément, Hector ignore, ou ne veut pas savoir, que le destin s’accomplit sur deux scènes inséparables et contemporaines : celle des agents qui accomplissent la nécessité physique, et celle des patients qui croient subir, dans l’angoisse de leurs veines, une fatale brutalité tragique. L’erreur d’Hector est en réalité de croire qu’il peut ruser contre le sort. Il s’invente pour cela une autre finalité que celle de l’inéluctable. Or le spectateur en sait plus que lui. Le titre ironiquement lui rappelle un fait historique du XIIe siècle avant notre ère, et non le fait que la Guerre de Troie peut ne pas avoir lieu, que l’antérieur peut ne pas précéder le postérieur. Car comment d’autres faits pourraient-ils être possibles dans un passé nécessairement accompli, donc immuable ?
Pour admettre cette absurdité, il faudrait effectuer trois négations ; et l’on sait que le destin ne s’intéresse pas aux phrases négatives.[31] D’abord, la conscience devrait se nier en tant qu’événement psychique inséparable des faits dont elle est consciente. Cette ruse dévaloriserait son propre pouvoir d’intérioriser le réel. Ensuite, elle devrait oublier que les événements ne se préparent pas toujours dans le lieu où l’on se trouve, mais parfois dans quelques clameurs lointaines. Enfin, il faudrait refuser d’admettre que les possibles ne sont que des contingences incapables d’être dites vraies ou fausses. Or ces trois négations ne produisent pas d’autres possibilités que celles de l’illusion ou du mensonge.
Parce qu’il n’agit pas sur les événements, le temps stoïcien reste un incorporel. Le présent d’Hector ne peut donc rien modifier à la présence éternelle du destin. Mais sa ruse consiste à négliger la nécessité, c'est-à-dire à nier l’une des deux causes fondamentales de l’action historique : celle des connexions inéluctables entre tous les faits. Il lui reste la simple cause de sa propre volonté rusée, assurément impuissante. Quoi qu’il en soit, pour le spectateur le destin se trouve ironiquement renforcé par cette vaine négation. Supposer que l’ultérieur est encore dans l’ordre du possible précipite le présent dans le vide en le séparant de ses propres possibles. Le temps qui s’accélère n’est d'ailleurs que celui d’une conscience borgne. Car l’ultérieur est déjà là, il n’a pas cessé d’être là, au titre de possible inéluctable. La Guerre de Troie a eu lieu ; ce qui devait être vérifié a déjà été vérifié. La répétition théâtrale de l’encore prouve une fois de plus l’éternité du nécessaire.
Instantanément, l’avenir est contenu dans le présent éternel. Il suffit de voir ce qui est et d’attendre les fruits. Mais l’homme croit en l’existence de petits signes du destin en faisant comme si une parole lui était personnellement adressée. Or il ne découvre qu’un « travail en gros », n[32]ullement ajusté. Et la peste punit à la fois les innocents et les coupables. La guerre dévore les justes et sauve les plus lâches. Ironie du sort ! Alcmène abuse son mari sans le vouloir, en croyant livrer Léda à Jupiter. Certes, la nécessité n’a pas voulu ces jeux d’alcôve pour nous ridiculiser. Ne l’interprétons donc pas à partir de ce qui nous semble le plus important à certains moments. L’oubli de quelques faits, en vue de créer le mythe cohérent d’une destinée, n'accélère le temps que de ceux qui ne voient pas tous les événements qui déterminent leur présent.
Pour cela, l’homme a le tort de prendre des initiatives. Cette erreur ne réside d’ailleurs que dans la manière d’affirmer, car le fait d’affirmer est le propre du destin. En se laissant gifler par Ajax, Hector n’agit pas contre le sort, mais inutilement contre lui-même. Dérisoire obstination contre mythique obstination, la lutte est héroïque, perdue d’avance. Dans toutes ses victoires, Hector piétine. L’enjeu de chacun de ses combats gagnés s’envole. Pâris, Priam, Hélène lui ont cédé pour rien. L’acharnement précipite le temps en engendrant le malheur. L’entêtement de Troie est voué à l’échec. Ce n'est qu'une vaine surproduction verbale : « Tu parles trop ! le destin s’agite. » [33] L’homme seul est donc responsable de ces égarements. Du reste, les animaux possèdent tous nos péchés capitaux, sauf l'orgueil qui nous donne l’idée du péché, la fierté de nous séparer du monde. N’inventons-nous pas nos dieux pour pouvoir leur désobéir ? Mais, pour rester stoïcien, Giraudoux pense plutôt à un fait qu’à un péché ou qu’à une faute, c’est-à-dire au fait de l'inadaptation, de la volonté à créer un destin singulier au lieu de jouer le rôle qui nous est assigné : « Tout humain qui n’est pas doublé à l’intérieur par un sourd-muet est la trappe par laquelle le mal inonde le monde.» [34]
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Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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