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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Giraudoux, la non-violence et l'ironie du destin

Joseph Rossi, Les joies du dimanche.

Joseph Rossi, Les joies du dimanche.

 

 « Il y a une philosophie que j’ai toujours appréciée : c’est la philosophie stoïcienne. »[1]

   Nous croyons que la réalité se joue de nous parce que nous ignorons ce qui la détermine. Fixe-t-elle les règles et la fonction du langage qui la désigne ? Au cœur des variations de l’éphémère, et de ses ambiguïtés, nous ne savons pas tou­jours si ce sont les mots ou les choses qui nous guident. L’écrivain doit-il alors renfor­cer les contradictions ou les atténuer ? Giraudoux nous offre une voie originale : il af­firme la nécessité d’un ordre du monde et sa possible néga­tion par l’activité humaine. De ce conflit naissent la tragédie et la comé­die.

   Tout se passe en fait comme s’il y avait deux des­tins : celui d’une impénétrable nécessité cosmique et celui d’une dérisoire fatalité historique. L’ironie surgit de ce dé­calage entre tout ce qui nous est offert et tout ce que nous voudrions vainement rendre possible. Plus précisément l’ironie est attribuée par Giraudoux au des­tin du monde à cause d’un jeu possible, pour nous, entre sa présence et son éloignement.

   Sous une forme imagée, le destin cosmique est par lui repré­senté concrètement par « un tigre qui dort », et, sous une structure abstraite, par une « forme accélé­rée du temps ». [2] L’ironie du destin réside dans le rapport fugitif entre une forme anima­lisée, donc déjà ironique, de la nécessité universelle, et une structure déformée de notre présence au monde. Ce jeu se moque de l’homme, raille ses prétentions, mais sans permettre une autre solution que son acceptation.

   L’ironie du destin naît donc de la manière giraldu­cienne, aisée et ailée, de critiquer l’intervalle vide de nos illusions. Dans tous les cas, l’homme est joué par ses propres limites au sein de l’univers ; et il précipite sa chute tragique en croyant pouvoir la dévier. Parce qu’il a toujours apprécié la philosophie stoïcienne, tout en rejetant les systèmes philo­sophiques, Giraudoux interprète le destin en ironisant sur sa propre ironie, c'est-à-dire en esqui­vant les solutions abstraites et fi­gées. Nos destinées sont déri­soires, certes, mais l’esprit peut et doit les dominer sans les mé­priser totalement.

   Lorsque l’homme se libère de ses propres vani­tés en acceptant l’énigme du destin, les mots deviennent les maîtres du jeu. L’ironie se fait vertu. Elle maintient la luci­dité, les distances entre les désirs, et permet à la moquerie de rester sérieuse et per­tinente. De plus, l’ironie affirme la nuance et les limites du pou­voir de la raison. Elle donne du jeu aux certitudes et à la force « vertigineuse » [3] des mots abstraits. Le poids des mots ainsi restauré, puis évalué, agit sur les choses. Il crée les sensations agréables de l’écoute, et diminue les égarements de la pensée. Enfin, sans l’ironie qui souligne les écarts, il n’y aurait pas de mesure possible des contradictions.

   Afin de permettre cette vertu ironique du détache­ment, aucun personnage ne représente effecti­vement le destin dans l’œuvre de Giraudoux, fût-il Ju­piter ! L’auteur d’Amphitryon 38 ne voit d'ailleurs dans le maître des dieux qu’une sorte de délégué fictif de nos propres croyances, qu’un mythique agent d’exécution de l’ordre nécessaire. Mais, en dépit de cette distance prise à l’égard du stoïcisme (ce dernier identifiant le monde, Dieu, les dieux, le destin et la providence), Gi­raudoux conserve cependant l’esprit des philosophes du Portique. Les mots sont des corps, des voix faites de lettres, qui déterminent l’action. Ils guident parfois la parole en modifiant les tensions psychiques, et se nouent à l’expérience de nécessaires auditeurs pour exister davantage.

   Certes, Giraudoux fait varier les actions fatales sans que l’on puisse repérer dans son œuvre une évolu­tion conti­nue et sans re­pentir. Anecdotique dans Sieg­fried, le destin devient central en 1929 dans Amphitryon 38, puis dans Judith en 1932. Aussi, à des moments différents, après des dispari­tions du thème ou des ajour­nements, Giraudoux nous laisse supposer que l’ironie du destin se situe en même temps au cœur de sa représen­tation et au cœur de la conscience que nous devrions en avoir si nous ne voulons pas croire à nos propres folies.

   Plus précisément et synchroniquement, comme à travers la len­tille à double foyer d’un art qui s’interroge sur lui-même, nous voyons le destin confronter les for­ces iné­luctables de l’univers à nos rêves de pureté et de perfection. Lorsque nos illusions et nos croyances su­perstitieuses défient le réel, les tensions accélèrent la conscience de la durée et transforment rapidement nos héroïsmes tragiques en vaude­villes, nos espérances en stupidités. Enfin, lorsque le destin n’impose plus qu’une obéissance silencieuse, nous ne savons plus ce qu’il veut. A-t-il d'ailleurs précisément voulu quelque chose pour nous ? Ironiquement nos propres images se mo­quent de nous ! Comme celles des trois Parques, dont le sens étymologiquement signifie peut-être épargner, elles prati­quent l’antiphrase et n’épargnent personne.

 

A. L’INNOCENCE DU TIGRE QUI DORT

 

   Désigné par la « métaphore » d’un tigre qui dort, le destin appa­raît ainsi comme une énigme ironique où se trou­vent condensées deux significations renvoyant à une réalité simple et particulière. Ni juxtaposés ni su­perposés, ces deux sens dérisoires par rapport à ce qu’ils désignent forment la représentation allégée, ni vio­lente, ni séduisante, d’un terrible animal endormi. L’énigme n’est pas contenue dans la repré­sentation elle-même, ni dans les éven­tuelles métamorphoses que cette dernière aurait pu entraîner. Elle surgit du rapport entre une image particulière et le sens qui la dé­passe. Le plus sou­vent dans la littérature, la métaphore est une création énigmatique qui ouvre sur le monde et le concrétise en le révélant en même temps que son auteur. Ici le trans­port est plutôt de l’ordre de la causalité symbolique, et Giraudoux feint de prendre au sérieux sa propre inven­tion. Au reste, il aime les ana­logies simples qui relient les détails entre eux. La métaphore par­faite est en effet pour lui le nom lui-même, c’est-à-dire le sym­bole qui désigne une réalité concrète parti­culière. Le nom d’un individu le concentre, est à la fois « sa formule et sa métaphore suprême». [4]

   Par ce nominalisme, Giraudoux retrouve la criti­que stoïcienne des archétypes : ces vains incorporels ne désignent que des ma­nières d’être et des relations. Ils n’agissent pas sur les sens, car, privés de matière, ils ne sont que des prédicats de la pensée. Au lieu de générali­ser et de signifier par des mots symboliques, ils déréali­sent les corps. Parce qu’il oublie qu’une rue de Mont­martre, immobile et précise, peut pro­duire de belles sen­sations, tout en évoquant d’autres rues et d’autres per­ceptions, Sartre [5] ne voit dans un fragment de vie qu’une forme séparée et idéale, privée de toute singula­rité. Or, si un homme unique croit illusoi­rement donner à l’univers « sa véritable échelle » [6], sa présence n’en est pas moins enracinée dans une situation sociale ainsi que dans l’environnement naturel qui lui a donné vie. L’abstraction symbolique fonde un signe tangible qui permet aux sensa­tions les plus épurées de trouver leur place. Chaque généralisa­tion comparative exprime un événement sur le mode d’un mot (contenant une im­pression sensorielle) qui affine ainsi ses con­tours et ses nuances spécifiques. Chaque signe conserve son bruit, sa cohérence propre et son ordre singulier. Au reste, pour Hélène, seules se réaliseront les scènes colorées de ses chromos divina­toires. D’une autre manière, Ulysse croit qu’une couleur d’orage impose « le relief de l’avenir » [7], le relief voulu par le sort.

   Plus discrètement, la matérialité de l’image d’un tigre endormi trouve sa forme particulière dans la ten­sion même de la parole qui exprime un lien nécessaire et causal entre un tigre, son som­meil et une représentation ironique du destin. Ainsi l’image s’élargit-elle, non à un universel abstrait, mais à un corps. Il y a non seulement comparaison, mais aussi connexion symbolique entre une représentation et ce qu’elle désigne concrètement sous l’apparence d’une volonté impé­nétrable, indiffé­rente à l’humanité.

   En conséquence, les mots de l’art giralducien produi­sent des sensations puis des actions. Nul ne sau­vera la paix s’il ne s’interdit de prononcer tel ou tel mot ! En renonçant au mot « volupté » [8] et non à la volupté, Hector pressent peut-être cette nécessaire cau­salité entre la parole et les événe­ments. L’organisation cohérente du monde a sans nul doute noué toutes les voluptés, mais la parole peut s’opposer aux tensions naturelles du corps du destin. Car l’expression d’un mot abstrait rend pos­sibles des erreurs et des passions en atté­nuant la tension propre de l’âme, et en affaiblissant les sen­sations qui la rattachent au monde. En revanche, l’image d’un tigre endormi ne provoque aucune modifi­cation de l’ordre cosmique.

   Eu égard aux représentations de l’inéluctable néces­sité des stoïciens, l’esthétique de Giraudoux est parfaitement cohérente. Elle ne sépare pas les mots qui désignent la glo­balité vivante du destin, et les fragments symboliques qui, en tant que signes parti­culiers de la nature, sont aussi, des évé­nements de la vie psy­chique. Empreinte imagée bien ressen­tie, mais détournée par l’ironie de Giraudoux, le symbole du tigre endormi per­sonnifie notre dépendance sans désigner l’essence du destin.

   Le ton est donné. Chaque individu est différem­ment commandé par l’ordre impénétrable de la néces­sité, par les signes de la na­ture et par les paroles. Cha­cun a trouvé sa nature en prenant une forme singulière et tangible dont il pourra d’ailleurs se moquer : « Tu es mon hêtre… Et toi mon bouleau ! ». [9] Privés d’essence, c’est-à-dire d’immuable perfection, certains personnages oublient certes les lois de la causalité mé­taphysique. Ils croient que l’univers peut se tromper dans ses plans ou que l’erreur est uni­verselle.[10] Par leurs fautes, plus que par leurs crimes, ils se mettent alors en situation fausse avec leur destin ou le prennent à rebours. [11] Leur bêtise réside en fait dans le dépas­sement du rai­sonnable et dans la croyance à la divaga­tion des éléments.[12]

   Il serait certes contraire à la représentation du tigre endormi de supposer que le destin n’est pas inno­cent et indif­férent. Proche de la nature, guidée par ses instincts, Hélène sait que l’univers pense à sa place et mieux qu’elle.[13] Dans Amphitryon 38, Alcmène est restée fidèle à son mari et à l’ordre du monde, quelles que fu­ssent les ruses et les victoi­res de Jupiter. Chacun peut en effet vaincre ses vanités et prouver, par l’acceptation de la nécessité, sa propre liberté. Alors s’anéantira l’illusion d’une fatalité hostile qui voudrait nous surprendre le jour où nous en serions indignes.[14]

   Car le mal est nécessaire dès lors qu’il produit un bien. Toute­fois, l’homme néglige trop souvent de voir l’ensemble. Par ses peurs de l’exil ou par sa volonté orgueil­leuse de séparation, il fausse sa nature, ainsi que la nature de ses relations avec l’ordre cosmique. En se croyant séparé, il crée le mal, la réalité de l’événement du mal. La perte de l’innocence naît donc du rem­place­ment des connexions né­cessaires du réel par d’éventuelles forces surnaturelles re­doutables.

   Or, bien que limité au sein de l’immense corps de l’univers, l’individu ne serait pas un être dérisoire s’il ne croyait pas que des causes sournoises et insensées guident son sort. Par l’espoir d’un devoir être impossi­ble, il pense à tort qu’une volonté mo­queuse le méprise, qu’une force supé­rieure veut, a voulu et vou­dra son ignorance. De plus, lorsqu’il désire se purifier, il se rap­proche des forces suppo­sées primitives du monde, mais il s’éloigne ainsi des liens qui le rattachent aux autres hommes et aux éléments. Il y gagne le sentiment de quelque supério­rité sans se ren­dre compte que sa sérénité s’établit dans un monde déper­sonnalisé et abstrait, où deux biens ironiquement le rédui­sent : « la chaleur et le ciel ».[15]

   Car son âme, en tant que force directrice, veut la vie, sentir et connaître. Les animaux et les plantes lui montrent d'ailleurs qu’une communion est possible avec l’âme du monde. Chacun devrait donc reconnaître ses limites, faire corps avec tous les corps, sans morceler la nécessité en s’isolant, et sans dissoudre, dans quelque fusion illusoire, les tensions internes constitutives de sa manière personnelle d’être. La modestie impose alors à l’homme de suivre le mo­dèle des animaux qui ne récla­ment pas plus de vie et plus d’âme que n’en demande leur définition. [16] Par ailleurs, la vie primitive conte­nue dans l’image du tigre n’ouvre pas sur un inhabitable macrocosme. Elle donne la mesure du possible limité au nécessaire. Trop souvent, les corps, bien que cons­cients, ne tiennent pas compte de l’humeur du monde lorsqu’ils veulent réaliser leurs rêves d’harmonie. Ils se di­vertis­sent dans le mouvement au lieu de développer leurs qualités pri­mitives dans le sport, ou au lieu de concréti­ser leurs énergies comme le font les arbres, ces frères immobiles des hommes, au contact de l’univers : « Nulle part les âmes ne se trouvent mieux qu’à l’intérieur des arbres. L’écorce les protège. Le feuillage les ombrage. Le vent les berce.» [17]

   Quitter la surface épaisse du monde où circulent des mouve­ments infinis[18], crée en réalité une fugue dans un temps im­possible, puisque sans intervalles. Per­sonne n’habite le paradis perdu ! Qui pourrait retrouver l’innocence ludique de la bête ou de l’enfant ? Nulle nécessité de recourir à l’archétype de la jeune fille et d’imaginer de fausses promes­ses du destin. Déterminée par la nature à transformer son corps, la jeune fille est, chez Gi­raudoux, une matière sans qualité, c’est-à-dire une forme passa­gère des tensions concrètes de l’univers. Plus proche des élé­ments, elle n’en est pas moins vulné­rable. Ouverte sur le monde, elle trouvera sa nature en devenant femme.[19]

   Il n’y a donc pas de saison possible hors de l’humanité. L’évasion pure, féérique, dans un Éden tout fait, ne produit que des formes sans âme. La finalité du destin cosmique ignore nos vaines nostalgies, ces lents et doulou­reux retours illusoires à la vie sauvage ou à l’innocence pri­mitive. En tout cas, nos images des for­ces de la nature ne coïncident pas avec celles de nos désirs de perfection et de surnaturel. Giraudoux souligne ainsi la vanité de toute « croisade sans croix vers l’inaccessible».[20] Un ordre rythmé d’alternances, précis et harmonieux, semble se mo­quer de nos certitu­des anthropocentristes. Car nul ne peut être, même un seul instant, le pivot de l’univers !

   Ainsi Giraudoux s’amuse-t-il des jeux que nos illu­sions rendent possibles ! Et l’image du tigre rappelle que la balance ne pen­chera pas du côté de l’évasion. Constamment des détails infimes soulignent que le des­tin a distribué des rôles différents à chaque individu sur la scène du théâtre du monde où, selon Plutarque, cha­que goutte de vin jetée dans la mer s’étend à tout l’univers. De plus, les détails ont pour fonction de ruiner les significations universelles qui ignore­raient le poids des choses et leur spécifi­cité. Mais comment les inter­préter ? Ne faut-il pas aussi les con­sidérer comme de fausses preuves de l’intervention du destin au cœur de nos destinées ? En réalité, dans de multiples perspecti­ves et ré­seaux de forces coordonnées, la nécessité nous laisse enten­dre tout ce que nous voulons. La fatalité existe d'ailleurs avec et sans notre veulerie. Au reste, nous ne possédons pas de points de re­père certains pour juger. Le vrai prend le visage du faux, et inver­sement. Les exigences semblent égales, l’affrontement et l’oscillation éternels. Judith tue par amour et par haine, elle n’a voulu ni l’un ni l’autre. Elle n’est pas le jouet du destin, car une telle interprétation conduirait à une ré­duction anthropomorphique qui, d’une part déréaliserait les corps, et d’autre part humaniserait une abstraction. En fait, l’ordre universel est l’interférence sans faille des forces cos­miques et humaines. Cet ordre crée de néces­saires équilibres, contrepoids et compensations entre l’harmonie et ses ruptu­res, l’innocence et les fau­tes, le rêve et la lucidité, les corps et le corps du monde.

   Aussi, comme les stoïciens, Giraudoux ne s’étonne de rien et s’amuse de notre sens de l’inéluctable, né de la découverte des plus subtiles coïn­cidences : « Depuis des milliers d’années, la course entre mon destin et celui de cette mangue avait été ré­glée à la seconde.» [21] Comment ad­mettre qu’une puissance surna­turelle ait voulu rattacher le sort de cha­cun à de petits détails ? Pâris aurait-il mal enlevé Hé­lène, Hector trop aimé le raki et les olives ? Peut-on dé­plaire au tigre endormi par d’imperceptibles impolites­ses, ou par certaines façons d’éternuer et d’éculer ses talons ? [22] Nul ne réglera ses pas sur le véritable ho­raire du monde ! Seule l’ironie de Giraudoux permet de souligner les dé­tails où le destin paraît nous indiquer la signification de quelques événements. Car aucune correspondance entre les forces ne nous apparaît claire­ment. Mais l’homme invente les symé­tries, les compen­sations, les contrepoids et les équilibres de l’univers. Or l’âme du monde rapproche sans doute d’autres corps que ceux que nous découvrons. Tout près, un cheval tournant sa meule veut tourner autour du soleil. Là-bas, la fleur de rosier, à peine éclose, croit se fermer pour toujours. Plus loin, on ignore si c’est un chariot qui grince ou la lune qui broie une autre voie lactée. [23]

   Dans le rapport entre les antécédents et les consé­quents, le des­tin de l’univers n’admet sans doute ni hasard ni indétermination. Aussi est-il impossible à l’homme de modi­fier la connexion des corps vivants et de l’interpréter ! Entre l’affirmation stoïcienne d’un ordre providentiel et nos images de la destinée, l’ironie de Giraudoux se joue ainsi de sa pro­pre liberté et de son amour de l’éphémère.

 

 

B. L’ÉPOUVANTABLE FORME ACCÉLÉRÉE DU TEMPS

 

 

   Dans cet art qui s’interroge sur lui-même et qui re­fuse toute description, l’esthétique giralducienne re­quiert une intériorisation pudique des expériences hu­maines. Tout se joue certes sur le mode de la représen­tation, c’est-à-dire de la re-création, au cœur d’un uni­vers symbolique, d’expériences antérieures confrontées aux problèmes de l’actuel. Pour cela, la parole se donne le pou­voir d’occuper, sans le moindre silence possible, toutes les scènes où les mots figurent nos destins et le destin. Giraudoux ne refuse pas le monde, il en cherche le langage.[24] Et, dans cet esprit, les mots inter­pellent les choses, les intériorisent, les confrontent et les spé­cifient. Ainsi les choses graves peuvent-elles paraître fantai­sistes, les choses imprévisibles nécessaires, et les choses ternes brillantes ! L’absence d’événements de­vient l’événement de l’absence, et les personnages commentent l’action en la vi­vant.

   On comprend pourquoi Giraudoux ironise sur nos croyances en l’ironie du sort. L’intériorisation préalable du réel permet de dominer l’expérience et de souligner les distances entre les impressions premières et les rêves d’inaccessible. De plus, l'intériorisation fonde la mise entre parenthèses de tout ce qui ne saurait être signifié dans une image symbolique particu­lière. Deux extrêmes s’effondrent alors : l’idéal et le sordide. Comment symboliser le refus de la vulgarité ou de la violence, sans devenir soi-même vulgaire et violent pour trouver les mots pertinents ? L’art de la litote, ainsi que la volonté de transformer les pas­sions en spectacle, co­mique ou tragique, témoignent de la permanence d’un esprit critique, voire éthique. Chaque per­son­nage, dès lors que les réalités psychologiques propres sont intério­risées et figurées par des symboles concrets, se fait l’interprète des intentions de l’auteur qui, en refusant la vile in­trospection de quelques pensées narcissiques, se dé­tourne de lui-même pour mettre en scène des « centres » provisoires de rela­tions (et non des marion­nettes) entre toutes les représentations.

   Certes, le langage d’une époque et le genre litté­raire adopté commandent l’expression. Mais, en intério­risant son vécu, l’imaginaire de Giraudoux donne au pouvoir des mots une di­mension imprévisible que cer­tains critiques ont eu le tort de lui reprocher. Car ne de­vait-il pas ironiser sur nos représentations mythiques en accentuant la démesure de ces preuves de l’errance de nos illusions ? Les figures du destin, y compris les sien­nes, pè­sent bien peu. En reconnaissant ses limites, l’activité symbolique sait rendre visibles ses codes afin de ne pas prétendre créer un faux double du réel. Et lors­que les mots se jouent des contradic­tions en les sim­plifiant, c’est moins par coquetterie que par vic­toire de l’humour.

   En fait, le regard critique de Giraudoux, tout en reje­tant le réalisme vulgaire de nos perceptions anthropo­morphes et banales, s’interroge sur le pouvoir de ses propres symboles en les con­frontant à des événements historiques très précis. La Guerre de Troie n’aura pas lieu, par exemple, pose la question cruciale en 1935 d’une menace de guerre mondiale concrétisée par l’ignoble triomphe de Hitler en Allemagne, et par l’agression des fascistes italiens en Éthiopie. Le texte rappelle alors l’impossibilité de sé­parer l’histoire et la lé­gende, car, d’une part les hommes vivent plus de my­thes que de réalités, et d’autre part les connexions évé­nementielles sont trop complexes pour nous permettre de modi­fier le poids des faits avec des mots nouveaux. Nul ne pourra da­vantage révéler le sens de l’histoire passée ou présente, même si An­dromaque pressent que la Guerre de Troie sera réduite par les siècles futurs au rapt d’Hélène et à une fausse histoire d’amour, c’est-à-dire à quelques anecdotes légendaires.

   En conséquence, Giraudoux ne crée pas une nou­velle mytholo­gie, plus belle ou plus originale, mais il montre qu’une distance critique est possible au cœur des mythes, c’est-à-dire au cœur de ces songes définitive­ment fixés dans la mémoire collective de l’humanité sous la forme de stéréo­types et de clichés rigides. Fruits de nos crédulités, ces lé­gendes justifient l’ironie. Leurs trajectoires ne prouvent pas que l’ordre du monde a voulu ces re­présentations insensées ou superstitieuses. La parole reviendra à Homère après que Giraudoux aura à la fois exercé sa désinvolte contestation en multipliant les anachronismes, et modifié les si­gnifications premiè­res en faisant intervenir les circonstances so­ciales et économiques : Troie a été prise par les Grecs qui con­voitaient ses richesses. Plus que la forme romanes­que, celle du conte ou du théâtre permet de donner la parole aux enfants illégi­ti­mes de nos rêves. Et ces écarts ludiques sont nécessaires pour confronter les événe­ments historiques aux poétisations de nos erreurs réali­sées dans nos images mentales, anthropomor­phes. Ainsi Giraudoux parvient-il à mettre « le réel dans l’irréel » ! [25] 

   Dès lors, pourquoi la guerre est-elle possible ? Est-elle inéluc­table ? En attendant, la paix, mendiante attentive cachée derrière les portes de la guerre, n’est pas un événe­ment. Elle assiste im­puissante à la tragédie lorsque les condi­tions sociales et écono­miques, l’enchaînement de circonstan­ces inconnues, la paresse, les malentendus, les mensonges et la bêtise des hommes le per­mettent. Certes, Hector méprise la guerre et la dissocie de la perte de l’honneur. Car elle res­semble à un vulgaire cul de singe. Tout se mêle en elle confusé­ment. Aussi, pourquoi mettre en jeu son bonheur et s’entraîner à un examen où l’on ne sera pas reçu ? A-t-on besoin de justifier la vie en la méprisant et en antici­pant par des chants, cette égalisation des êtres humains ? Giraudoux se moque d'ailleurs de ces questions disper­sées. Comment admettre que le sort ait non seulement préparé et lustré ceux qui doivent se battre, mais aussi prévu de remplacer les morts en faisant naître plus de garçons que de filles après les guer­res [26] ?

   Pour créer son propre destin, l’homme devrait se séparer des causes événementielles qui le déterminent et qui le font exister. Il oublierait son immédiate pré­sence au monde et s’inventerait des intervalles peuplés par des possi­bles non contenus dans la né­cessité : des images des dieux qui, ignorant l’architecture de l’ordre cosmique, n’existeront donc jamais. Giraudoux ironise sur ces divinités incapables de personnifier ou d’exprimer la réalité sans cassure des re­lations entre les corps. Aussi dorés que des lé­gumes,[27] les dieux ont en effet été créés par nos désirs anthro­pocentristes d’échapper à l’entrelacement des causes. De plus, ils sont nés de nos terreurs, voire des sentiments de culpa­bilité où nous inventons nos propres prisons.

   Les conventions de l’histoire rendent pourtant possi­bles ces symboles sans vie, ces symboles produits par nos crédulités, nos sottises et nos exigences les plus grandioses, donc les plus sus­pectes. Étrangers, indiffé­rents, tyranniques, cruels, hostiles, dan­gereux, maléfi­ques, les dieux se contredi­sent. Zeus veut que l’on sé­pare Hélène et Pâris, tout en ne les séparant pas.[28] L’affirmation se joue de la négation ; les discours contradictoires se juxtaposent et se mélangent. La mo­querie de Giraudoux à leur égard possède la fulgurance de la caricature : ces pantins ridi­cules, ces taches de paradis, ces héros d’opérette ne disent pas ce qu’ils veulent ; ils infectent notre univers et nous empêchent d’aimer innocemment la vie et le monde. Ils s’abstiennent de parler dans les cas difficiles et ne sa­vent pas fermer leurs portes.[29] Imbéciles, irrespon­sables, leur pouvoir se limite à exprimer nos craintes et nos faiblesses en croyant les diriger et les exploi­ter. Ar­tistes d’une fatalité conventionnelle et dérisoire, leur jus­tice équili­bre une belle lueur sur un incendie, ou un beau gazon sur un champ de bataille.[30]

   Plus précisément, Hector ignore, ou ne veut pas sa­voir, que le destin s’accomplit sur deux scènes insépa­rables et contempo­raines : celle des agents qui accom­plissent la nécessité physique, et celle des patients qui croient subir, dans l’angoisse de leurs veines, une fatale brutalité tragique. L’erreur d’Hector est en réa­lité de croire qu’il peut ruser contre le sort. Il s’invente pour cela une autre finalité que celle de l’inéluctable. Or le spectateur en sait plus que lui. Le titre ironiquement lui rappelle un fait histo­rique du XIIe siè­cle avant notre ère, et non le fait que la Guerre de Troie peut ne pas avoir lieu, que l’antérieur peut ne pas précé­der le pos­térieur. Car comment d’autres faits pourraient-ils être possi­bles dans un passé nécessairement accompli, donc immua­ble ?

   Pour admettre cette absurdité, il faudrait effec­tuer trois néga­tions ; et l’on sait que le destin ne s’intéresse pas aux phrases né­gatives.[31] D’abord, la conscience devrait se nier en tant qu’événement psychi­que inséparable des faits dont elle est cons­ciente. Cette ruse dévaloriserait son propre pouvoir d’intérioriser le réel. Ensuite, elle devrait oublier que les événements ne se préparent pas toujours dans le lieu où l’on se trouve, mais parfois dans quelques clameurs lointai­nes. Enfin, il faudrait refuser d’admettre que les possibles ne sont que des contingences inca­pables d’être dites vraies ou faus­ses. Or ces trois négations ne produisent pas d’autres possibilités que celles de l’illusion ou du mensonge.

   Parce qu’il n’agit pas sur les événements, le temps stoïcien reste un incorporel. Le présent d’Hector ne peut donc rien modi­fier à la présence éternelle du destin. Mais sa ruse consiste à né­gliger la nécessité, c'est-à-dire à nier l’une des deux causes fondamen­tales de l’action historique : celle des connexions inéluctables entre tous les faits. Il lui reste la simple cause de sa pro­pre vo­lonté rusée, assurément impuis­sante. Quoi qu’il en soit, pour le spectateur le destin se trouve ironique­ment renforcé par cette vaine négation. Supposer que l’ultérieur est encore dans l’ordre du possible précipite le présent dans le vide en le séparant de ses propres pos­sibles. Le temps qui s’accélère n’est d'ailleurs que celui d’une cons­cience borgne. Car l’ultérieur est déjà là, il n’a pas cessé d’être là, au titre de possible inéluctable. La Guerre de Troie a eu lieu ; ce qui devait être vérifié a déjà été vérifié. La ré­pétition théâtrale de l’encore prouve une fois de plus l’éternité du nécessaire.

   Instantanément, l’avenir est contenu dans le pré­sent éternel. Il suffit de voir ce qui est et d’attendre les fruits. Mais l’homme croit en l’existence de petits si­gnes du destin en faisant comme si une parole lui était personnellement adressée. Or il ne découvre qu’un « travail en gros », n[32]ullement ajusté. Et la peste punit à la fois les innocents et les coupables. La guerre dévore les justes et sauve les plus lâches. Ironie du sort ! Alcmène abuse son mari sans le vou­loir, en croyant li­vrer Léda à Jupiter. Certes, la nécessité n’a pas voulu ces jeux d’alcôve pour nous ridiculiser. Ne l’interprétons donc pas à partir de ce qui nous semble le plus im­por­tant à certains moments. L’oubli de quelques faits, en vue de créer le mythe cohérent d’une destinée, n'accé­lère le temps que de ceux qui ne voient pas tous les évé­nements qui déterminent leur présent.

   Pour cela, l’homme a le tort de prendre des initiati­ves. Cette erreur ne réside d’ailleurs que dans la manière d’affirmer, car le fait d’affirmer est le propre du destin. En se laissant gifler par Ajax, Hector n’agit pas contre le sort, mais inutilement contre lui-même. Déri­soire obstination contre mythique obstination, la lutte est héroïque, perdue d’avance. Dans toutes ses victoires, Hector piétine. L’enjeu de chacun de ses combats ga­gnés s’envole. Pâris, Priam, Hélène lui ont cédé pour rien. L’acharnement précipite le temps en engen­drant le malheur. L’entêtement de Troie est voué à l’échec. Ce n'est qu'une vaine surproduction verbale : « Tu parles trop ! le destin s’agite. » [33]   L’homme seul est donc responsable de ces égare­ments. Du reste, les animaux possèdent tous nos péchés ca­pitaux, sauf l'or­gueil qui nous donne l’idée du péché, la fierté de nous séparer du monde. N’inventons-nous pas nos dieux pour pouvoir leur déso­béir ? Mais, pour rester stoïcien, Gi­raudoux pense plutôt à un fait qu’à un péché ou qu’à une faute, c’est-à-dire au fait de l'ina­daptation, de la volonté à créer un destin singulier au lieu de jouer le rôle qui nous est assigné : « Tout humain qui n’est pas doublé à l’intérieur par un sourd-muet est la trappe par laquelle le mal inonde le monde.» [34]

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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