Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Mai 2018
Ces réflexions, écrites plus de trente ans après le dernier film de Jean Vigo : L’Atalante (1933), m'ont permis d'entrouvrir quelques perspectives pour la compréhension d’un auteur généreux et authentique ? Beaucoup de choses ont été écrites sur ce cinéaste et ces quelques pages ne sont pas une synthèse originale ou exhaustive des jugements pertinents déjà exprimés. Tout au plus soulèvera t-on quelques idées nouvelles. Par ailleurs, ne faut-il pas chercher et découvrir de nouvelles formes de vérité là où elles se trouvent, voir si elles s’y trouvent, sachant qu’elles n'apparaissent pas toujours sans commentaires parallèles ?
Dans cet esprit, il est nécessaire de parler de poésie, surtout de poésie, et pour cela, il faut réfuter quelques propos : "On dit « l’univers poétique » de Vigo, comme si cela voulait dire quelque chose […] Si j’écrivais un jour un dictionnaire du Cinéma, j’y mettrais : Poétique : qui n’est pas analysable ou explicable par un critique de cinéma." [1] Et pourquoi ? Tout grand cinéaste, dès lors qu’il crée des formes dont le lyrisme, les rythmes, les sonorités, sont imprévisibles mais cohérentes pour tout spectateur, ne possède t-il pas, justement, un « univers poétique » ? Cet univers, ou plutôt ce monde, n’est-il pas différent selon le tempérament de chaque créateur ? Et si nous ne pouvons pas prétendre restituer par des mots les apparences que notre sensibilité et notre intuition découvrent, du moins tâcherons-nous d’en analyser quelques éléments.
Tout d'abord, tout créateur emploie les lois et les conventions qui lui sont propres, soit parce qu'elles lui conviennent, soit parce qu'il les crée. Mais il ne faudrait pas, pour cela, classer les artistes d’après les seules règles, formules, qui les caractérisent. N’y a-t-il pas, très souvent, des affinités, des comparaisons possibles et des emprunts conscients ou non ? Or le monde de Jean Vigo étant très singulièrement informe, c’est pour moi l'apparence pour ainsi dire baroque de cet ensemble qui constitue la clé essentielle d'une œuvre ouverte sur des possibilités imprévisibles. Et l'ouverture de ce monde original me donne à penser que le cinéaste est vraiment poète. Du reste, n’a-t-on pas rapproché l’auteur du lumineux et flamboyant Rimbaud ? Ce qui ne manque pas de fondement puisque le poète de la lettre dite du Voyant écrivait le 15 mai 1871 : « Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux mêmes ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. » Au lieu de chercher la vraie vie en créant forme et matière, Vigo observe d'abord. Il fouille des formes préexistantes et recherche les fibres de l’humain : voilà la différence. Mais il lui fallait la même jeunesse, la même fièvre, pour se dresser contre les structures sociales établies, pour espérer, dès son premier film (À propos de Nice, 1929), changer le monde à partir d'un documentaire social, documenté, pris sur le vif, qui engage un homme dans sa volonté lucide de dessiller les yeux des spectateurs.
Il est alors important de savoir comment l’auteur a pu concilier son engagement social, son refus de l'injustice et sa poésie. Certes, tout artiste se projette et se change dans ses œuvres ; il interprète d'abord le monde selon son tempérament, sa propre subjectivité, mais ne doit-il pas, ensuite, laisser ce miroir où il reconnaît ses regards, ne doit-il pas, également, témoigner des malheurs d’une culture, ranimer quelques consciences endormies en les inquiétant, affirmer implicitement que chacun de nous est responsable ? Car Vigo a bien compris que nul ne peut changer la vie sans, simultanément, changer le monde. Aussi n’a-t-il pas cherché, comme André Breton, à constituer une esthétique de la fusion souterraine du réel avec l’imaginaire, ou du communicable avec l’incommunicable. Aussi son action, différemment de celle de nombreux poètes surréalistes, s’est-elle avant tout tournée vers des problèmes plus généraux, voire universels !
*
* *
En 1929, seuls quelques privilégiés, toujours les mêmes, peuvent s’étirer et se vautrer sur quelques plages dorées. Vigo les rencontre à Nice, réalise À propos de Nice. À cette époque, l’ouvrier n’avait pas encore de congés payés. Tous ces promeneurs, pense-t-il, sont donc des bourgeois et il oppose leur oisiveté et leur luxe à quelques usines et aux ruelles sordides du vieux Nice : celui des travailleurs. Afin de fonder sa révolte sur des images authentiques, Vigo s’inspire alors de la fameuse théorie du Kinoglaz (« Ciné-œil ») qu’avait préconisée et utilisée le réalisateur soviétique Dziga Vertov. Il nomme alors ce nouveau genre cinématographique : « point de vue documenté ». D’abord Vigo déclare : « L’appareil de prise de vues sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document et qui sera interprété, au montage, en tant que document. Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur « document » d’un tel cinéma.» [2]
Ainsi, l’impassibilité de la mécanique (la caméra), non intériorisée comme un œil humain, lui prouve l’objectivité toute relative de ses documents pris sur le vif. Objectivité relative car il ne lui est pas possible de saisir (ou de restituer) une durée absolument objective. Il faudrait pouvoir filmer tout ce qui concerne un fait et rattacher ce dernier au tissu complet du devenir des événements, et cette insistance têtue, irait à l’encontre de ce qui est réellement possible. Car tout document impose un choix, ne serait-ce que celui du cadrage.
Du reste, dans une certaine mesure, Vigo évite cette difficulté. Il ne capture, en effet, que des instants uniques, privilégiés, mais caractéristiques et objectifs dans et par leur brièveté. Ce sont des fragments symboliques, des faits déjà interprétés qui devront encore être interprétés. Ainsi un balayeur ramasse t-il prestement dans sa pelle une pièce de monnaie ! De la même façon, Leacock surprendra plus tard les doigts brusquement nerveux de Jacqueline Kennedy (Primary, 1961). Dans cet esprit, Vigo s’affirme donc plutôt comme un témoin impartial d’une vérité seulement humaine et sociale. Et il ne lui est pas, pour cela, nécessaire d'utiliser l’expression artistique qui correspondrait à un moment précis d’une culture, comme le fut le néo-réalisme italien à une autre période. Concernant À propos de Nice, André Bazin pouvait alors pertinemment écrire : « Le résultat était cocasse ou monstrueux, très souvent révélateur d’une réalité humaine à laquelle nous adaptons inconsciemment notre œil ou, plus souvent encore, qui s’y adapte. » [3]
Mais ce « documentaire social » ne s’arrête pas à son seul aspect visuel. En effet, dans quelques plans seulement, l’exigence de Vigo le pousse à prendre parti, à tourner le dos à la poésie en utilisant le langage le plus significatif possible : « Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu’y défend nettement l’auteur. Ce documentaire exige que l’on prenne position car il met les points sur les i.» [4] C’est alors un discours, un pamphlet, une démonstration, une thèse concernant Nice et la bourgeoisie qu’il nous donne à penser. Le montage intervient pour cela, avec la part d’abstraction et d’irréalité (entre les plans) qu’il exprime, afin d'ordonner de l’extérieur les attitudes fugitives, grotesques, monstrueuses ou cocasses de quelques « bourgeois ».
Voulant dégager et souligner des significations précises, Vigo attribue à ses plans la valeur de signe qu’ils n’ont pas dans leur nature première : toute image étant perçue à la fois par l’intellect et la sensibilité du spectateur, donc d'abord ambiguë. L’objet alors devient signe sans avoir la possibilité de redevenir objet. Il y a ensuite collision entre les concepts. Ainsi un défilé de soldats symbolise-t-il la guerre, donc la mort, puisqu’il est suivi de quelques plans d’un cimetière.
La poésie, si l’on peut parler encore de poésie, est, dans ce cas précis, didactique. Chaque signification recouvre une forme artistique extérieure, surajoutée, qui ne constitue pas un tout avec le contenu et ne peut ainsi atténuer sa représentation « abstraite ». Les images perdent à la fois leur puissance émotionnelle, envoûtante, et leur authenticité documentaire. Assemblage de signes, de concepts, assemblage abstrait… il est difficile de suivre et de retenir chaque signification à cause de la précipitation des plans. Leur chaos désamorce en effet notre perception consciente. Un lecteur pourrait s’arrêter sur les mots ou sur les phrases, les reprendre, les retenir, les comparer. Mais, ici, travellings, panoramiques et accélérés se succèdent précipitamment. Le plan d’un enterrement en accéléré indique que la bourgeoisie se débarrasse rapidement des morts dans sa ville de plaisir, et l’on peut certes s’émerveiller de la saveur de ce gag inspiré peut-être par Entracte (1924) de René Clair.
Pourtant, Vigo approfondit ailleurs son art lorsqu’il semble vouloir refléter, tout comme Dziga Vertov, « le monde visible aussi bien que le monde invisible à l’œil nu. » [5] Il ne lui était sans doute pas possible de délimiter autrement les deux engagements de son documentaire. D'une part il voulait que « s’il n’engage pas un artiste, il engage du moins un homme»[6], et d'autre part il devait dépasser l’invisible en « mettant les points sur les i ».
Vigo résume d'ailleurs ainsi son projet : « Et le but sera atteint si l’on parvient à révéler la raison cachée d’un geste, à extraire d’une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l’on parvient à révéler l’esprit d’une collectivité d’après une de ses manifestations purement physiques » [7]Chaque spectateur peut alors se demander si ces poupées, ces masques, ces bourgeois, ne sont pas tous en carton. Ainsi, miroir d'un monde contesté, l’art ne cherche plus qu’à exprimer l’évidence d'une situation, à dépasser l’indicible, à montrer des plaies sociales, à exprimer la révolte authentique d'un auteur ; respectant chaos et contrastes, l’art peut ainsi nous faire ressentir en même temps que comprendre.
Lorsque la passion, l’émotion, la colère, l’indignation de l’auteur transforment la réalité sensible, elles laissent le plus souvent au spectateur la liberté, la possibilité d’un choix, d’un refus. Pour cette raison, dans un tout autre ordre d’idées, les films d'Hitchcock sont aliénants. Ils s’adressent à des spectateurs qui acceptent d'être asservis en subissant la fascination de l'action, de la violence et du suspense. Aucun auteur ne devrait abandonner les exigences éthiques d'un respect des spectateurs. En revanche, nul ne saurait nier la dimension profondément humaine de la révolte exprimée dans À propos de Nice. Ce film ne réalise en effet que le « procès d’un certain monde» [8] où Vigo dénonce toute une communauté peu soucieuse des autres.
Cette violence engage certes le cinéaste sur un chemin qui, selon Camus, pourrait conduire vers une idée abstraite de l'unité, voire de la totalité : « Ce que cherche le conquérant de droite ou de gauche, ce n’est pas l’unité qui est avant tout l’harmonie des contrastes, c’est la totalité, qui est l’écrasement des différences.» [9] En réalité, Vigo vise le contraire : refuser les différences qui écrasent (celles de la richesse) et promouvoir les différences qui libèrent (celles de chaque singularité). Dès lors, il ne vise ni l'unité du Tout ni une totalisation abstraite de toutes les différences. Et aucune révolution ne saurait d'ailleurs succéder à un cri ou à un sentiment de révolte.
En fait, très précisément, un mouvement lyrique, impétueux, anime Vigo lorsqu’il se pose en juge cruel de « grossières réjouissances placées sous le signe du grotesque, de la chair et de la mort, et qui sont les derniers soubresauts d’une société qui s’oublie jusqu’à vous donner la nausée et vous faire le complice d’une solution révolutionnaire.» [10] Le cinéaste aime certes le style caricatural. Il fait donc comme s’il croyait à une corrélation entre l’intérieur et l’extérieur, lorsqu'il met en évidence la laideur physique pour incarner le concept de la bourgeoisie. Bien que cette dernière soit enracinée, factice, stable, il n’enterre pas cette classe sociale dans un trou de sable comme Beckett (Oh ! les beaux jours), il ne la confronte pas à son propre désert moral, il n’enregistre pas sa propre décomposition comme Franju - après François Mauriac - dans Thérèse Desqueyroux (1962), mais il la démasque dans ses mouvements, gestes, et il l’immole dans sa chair inactive et vautrée. Haïssable dans son repos qui est surtout une insulte aux souffrances des travailleurs, des plus faibles, Vigo la fustige.
Au pire, ce ne sont plus des corps, des visages, qu’il nous montre, mais des fragments d’attitudes ridicules, de positions laides, les plus laides. Vigo caricature donc la bourgeoisie « Cet art concret n’en tombe pas moins dans l’abstraction quand il doit fonder ses refus. Ces grosses cuisses, ces seins flasques, ces croupes naufrageantes, ces visages de tortues, ce ne sont pas le corps de l’homme (le nôtre peut-être un jour). Ce sont les vices incarnés, inacceptables de la bourgeoisie. De la même façon, le Moyen Age sépara le monde du divin de celui de l’enfer. » [11]Au mieux, ces caricatures nous touchent parce que leurs flétrissures burinent la chair, le cœur et l’esprit de personnages qui se moquent bien de leur propre dignité.
*
* *
La révolte et le refus prennent, dans le deuxième film de Vigo : Zéro de conduite (1932), la forme encore plus explicite de la caricature. Là encore, l’auteur interroge l’humain en accentuant les apparences de vertigineuses hyperboles qui concernent tous les personnages. Nous voyons à la fois les ficelles qui meuvent les marionnettes que sont les adultes et celles qui ridiculisent les pitreries des enfants. Pourtant, bien que le chemin de l’humain passe par cette totalisation certes dérisoire, d’importantes nuances apparaissent : les caricatures ne constituent pas un monde déshumanisé car elles nous projettent dans une infra humanité, mais une humanité tout de même. Les marionnettes, reflets de nos propres faiblesses, nous concernent donc nous touchent directement…
L’ambiguïté morale en est la preuve. Il n’y a pas, comme chez Dickens, ici les bons (les enfants), là les méchants (certains adultes) : « Le manichéisme est interne. Les gamins qui paressent au réveil, sautent sur les lits, se battent à coups de polochons, sont à la fois d’affreux moutards et des êtres privilégiés. » [12] Ce thème sera repris plus tard dans Jeux interdits (1952) : la moralité de l’enfance n’est qu’une amoralité. Pour les mêmes raisons, le bien n’est pas du côté des faibles, des humbles et des opprimés (les enfants, le surveillant Huguet, la mère « Haricot »), le mal n’est pas seulement le lot des forts, des oppresseurs (les surveillants Pète-sec et Bec-de-gaz, le Principal, le Préfet). La caricature s’applique à tous, elle cherche en effet de nouveaux équilibres. Le Proviseur tout-puissant est un gnome, le sympathique surveillant Huguet a le même âge mental que les enfants ; ces derniers étant aussi grossiers et sournois.
Sans analyse psychologique, sans symbolisme excessif, chaque personnage est là, présent, avec toute l’ambiguïté de sa chair (nanisme, obésité), de son sexe, de son cœur. Chacun est représenté un peu à la manière des personnages d'Hemingway dont nul ne peut suivre l’évolution psychologique souterraine et discontinue. Comprend-on d'ailleurs la décision subite de Tabard ? Sans mot d’auteur, sans introspection, sans dialogue intérieur, Vigo réduit chacun à ses comportements pour qu’il soit bien, dirait Sartre, « en situation », près de l'autre ou avec autrui. L’auteur donne ainsi à juger, à aimer ou non des réactions humaines, ordinaires, banales quelquefois, d’après des faits et gestes selon le style de l’école « behavioriste ».
Camus dénonce certes dans cette école un certain « nivellement des êtres et du monde ». Il semble, ajoute-t-il, « que ce soit la vie intérieure qui prive les actions humaines de l’unité et qui ravisse les êtres les uns aux autres. » [13]Pourtant ce nivellement est absent chez Vigo parce que le souhait d’une unité primitive est remplacé par la diversité de singularités qui ne sont jamais totalement dégradées : « L’Humanité future, il faudrait beaucoup de Jean de Saint Prix pour la dresser dans toute se beauté. Des êtres sains, vrais, uns dans leurs pensées et dans leurs actes. Et de la simplicité ! » [14] Cela est vrai lorsque l'unité abstraite d'un individu est remplacée par la complexe singularité de celui qui crée sa propre mesure, incomparable en tous les cas. Et, dans l'art de Vigo qui mêle l’angoisse à la bouffonnerie, l’unité n’est pas vraiment recherchée puisque les personnages ne sont pas réduits à des comportements stéréotypés, ils sont seulement diversement éclairés par le style hyperbolique de l’auteur.
Plus précisément, le monde de Jean Vigo paraît informe car c'est à une tension perpétuelle entre l’horreur et l’extase de la vie qu’il nous convie. L'informe se trouve en effet sur le seuil de la forme et du difforme, dans l'ouvert des formes sur l'infini qui les dépasse sans doute. Car dans son dessein de représenter l’humain sous toutes ses formes : la faiblesse, la laideur de la création et des créatures, mais aussi la joie passagère, l’amour fugitif et la tendresse, l’auteur de L’Atalante favorisera encore le devenir des apparences sur le triomphe de l’unité. L’informe est donc voulu : « Il y a une relation indissoluble entre les dissonances internes du style et la secrète discordance du monde vu par Vigo.» [15]
Sans dépouillement ni redondance, son style vif et sauvage oscille entre les deux pôles antithétiques de l’homme, l’élévation ou la chute, la bestialité ou l’angélisme. Ainsi Vigo conserve-t-il l’immanence de l’humain entre tout excès possible de transascendance ou de transdescendance. La séquence du dortoir de Zéro de conduite nous rappelle d'ailleurs celle du Kid de Chaplin (1921) où « la plénitude est éphémère, au ciel même. Les anges en viennent bientôt à se battre comme des hommes, éclaboussant l’écran d’une magnifique envolée de plumes blanches. » [16] Chez Vigo, toutefois, les enfants ni anges ni démons sont au monde, ils se réalisent un peu, dans l'informe, sans se préoccuper de l'impossible.
L’informe n’est d'ailleurs pas synonyme de laideur : il exprime la réalité virtuelle de la vie : toujours au bord d'elle-même, voire de son propre infini. Primitif, l'informe est d’abord un peu sauvage, originel, instinctif, embryonnaire. S’il recherche une forme, elle ne sera jamais définitive. Ce concept apporte à l’art de Vigo la possibilité de fondre le comique et l’angoisse de telle façon que nul ne puisse plus les séparer. Ainsi les contemporains ou amis de Vigo n’ont-ils pas eu tort d’insister sur la facette optimiste de l’auteur : « La fantaisie, c’est la seule chose intéressante de la vie. Je voudrais la pousser jusqu’à la loufoquerie » [17]
Mais il ne faudrait pas croire cette paradoxale fantaisie sans revers. Car, dans Zéro de conduite le rire se colore parfois en gris. Implicite ou explicite, il est parfois libérateur parfois caricatural. Il faut, en conséquence, limiter ses prolongements satiriques. Il serait préférable de penser que, dans l’ensemble de l'œuvre, le rire est un refuge immédiat, un alibi éphémère, et qu’il risque de détourner le spectateur de toute portée sociale. La révolte pourrait se dissiper dans la fête qui rendrait inefficaces les critiques que Vigo pointe contre les représentants d’un système répressif. Le problème était identique dans À propos de Nice, car « les hideuses ballerines ne sont pas sans rapport avec celle de Clair, barbue, et dont on fouille les dessous. Quant au prestidigitateur, c’est Vigo lui-même. Voyez-le qui escamote des palmiers et des trains, déshabille et rhabille une fille, change une ville en maquette, des femmes en autruches et chameaux.» [18] Comment oublier ensuite ce carnaval et cette fête qui sont bien loin de tout propos révolutionnaire ? Côtoyant ordures et égouts, il y a ces fleurs, ces têtes en carton, ce feu d’artifice, qui ne déplaisent pas forcément à l’auteur. Nice, c’est aussi la mer, la lumière, le visage d’un homme assoupi au soleil et qui devient noir en un clin d’œil.
Derrière la fantaisie, expression extérieure de sa propre rêverie, Vigo se dérobe sans doute un peu. Veut-il, dans Zéro de conduite, oublier toute l’horreur du monde éducatif d'une époque et retrouver l’insouciance et l’innocence de son enfance ? On aurait tort de le croire. Car l’auteur semble plutôt, tout d’abord, contredire la conclusion de cette pensée de Gide : « Nous trouvons dans toute la littérature française une horreur de l’informe, qui va jusqu’à une certaine gêne devant ce qui n’est pas encore formé. Et c’est ainsi que je m’explique le peu de place que tient l’enfant dans le roman français, comparativement à celle qu’il tient dans le roman français, comparativement à celle qu’il tient dans le roman anglais, et même dans la littérature russe. On ne rencontre presque pas d’enfants dans nos romans, et ceux que nos romanciers, bien rarement, nous présentent, sont le plus souvent conventionnels, gauches, inintéressants.» [19]
Bien que le propre de l’enfance soit d'ignorer les barrières matérielles, de s’imaginer toute conquête possible, de s’évader de la réalité, l’auteur ne se retourne pas avec nostalgie vers son passé, et les enfants qu’il nous montre ne sont pas à l’âge heureux de l’irresponsabilité. Ils paraissent, au contraire, revêtir les responsabilités et les risques qui sont ordinairement le lot des adultes. Il serait donc vain de rapprocher ce film du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier : « Le héros de mon livre est un homme dont l’enfance fut trop belle.» [20] De plus, certains personnages adultes sont, chez Vigo, de grands enfants prolongés, Huguet par exemple. Ce dernier semble préférer le jeu, marcher sur les mains, imiter Charlot, plutôt que de combattre l’injustice qui sévit à l’entour.
Certes, Vigo ne veut pas dénoncer quelques méthodes d’éducation périmées ou draconiennes, et il n’offre d'ailleurs pas d’autre solution que la fuite d’un système par trop injuste. Mais il ne s’arrête pas, comme dans À propos de Nice, à un simple refus. Il nous suggère, en effet, que la révolution, seul aboutissement d’une authentique révolte, devrait être élaborée par tous (et non par une petite communauté comme ce complot des quatre) et surtout pour tous (l’étendard est transmis aux autres enfants qui s’enfuient à leur tour). Ce qui n’est, pour sûr, que symbolique.
Cependant, cette révolte ne concerne pas uniquement Vigo, car elle vise aussi la libération des angoisses intimes et sociales de chaque homme. Voulant changer simultanément la vie et le monde, le cinéaste cherche à délivrer l’homme, dans le même élan exalté, des forces oppressantes qu'il a inconsciemment refoulées en lui et de celles, extérieures, tangibles, qui l’écrasent et qui créent ses troubles. Pour cela, l’auteur se dresse, à la fois, contre sa condition d’homme et contre la situation d’homme exploité.
Zéro de conduite qui est sans doute l’œuvre la plus autobiographique de Vigo, un peu son journal intime, ses confessions, nous offre d'ailleurs la matière de quelques précisions importantes : « Ce film, c’est tellement ma vie de gosse que j’ai hâte de faire autre chose. » [21] Il n’est toutefois pas possible de dresser à partir de ce film, comme en filigrane, un portrait de l’auteur. Ce dernier échappe en effet aux significations faciles, simplistes, et les pages s’accumulent, cherchant à approcher son mystère. D’ailleurs, le meilleur portrait d'un homme n’est-il pas celui qui ignore toutes les ressemblances, celui qui rend possibles (comme chez Rembrandt) de nouveaux portraits ? On ne peut néanmoins, nier quelques faits. Vigo n’a sans doute pas eu la vie qu’il méritait. Il ne méritait pas la mort prématurée de son père, remarquable anarchiste. Il ne méritait pas les absences trop prolongées de sa mère, les murs sombres de l’internat, la mutilation de ses films par la censure et par le mauvais goût de ses producteurs. Il ne méritait pas cette vie trop brève. Mais qui aurait pu mériter tout cela ?
Cependant, la légende de ce martyr de cinéma ne doit pas influer sur notre jugement car, bien que ses souvenirs soient dans Zéro de conduite la source de son inspiration, jamais l’auteur ne se met directement « en scène ». De plus, il ne cherche pas, comme J.-J. Rousseau dans Les Confessions à se justifier : « Et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là… Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais. » [22] Vigo, ne se cherche d'ailleurs pas ; il se donne à son œuvre, à ses personnages. En ceux-ci, on le retrouve un peu sans qu’il soit l’un plus que l’autre et certainement pas tout à fait ce qu’ils sont. Pour exorciser ses souffrances passées, il utilise des images qui, par leur densité, leur intensité, sont peut-être aussi authentiques, vraies et extérieures, que celles qui les ont inspirées. La vérité de ces images paraît pourtant étrange à cause de leur sincérité et de l’émotion dont il a voulu se libérer.
L’absence de liens familiaux a sans doute poussé Vigo à se rapprocher d'autrui, à vouloir exister pour l'autre, en communauté. Le collège serait alors un nouveau cocon, un nouveau foyer protecteur. En fait, il ne l’est pas tellement, et moins que la péniche de L’Atalante. D'ailleurs Vigo le souligne lui-même dans son journal [23] : « Nous voulions paraître gaillards et nous rigolions, mais en vérité, notre cœur tapait un peu fort dans notre poitrine et ça ne nous disait rien d’aller nous enfermer.» [24]
Vigo espère sans doute que de nouveaux liens lui permettront d’oublier ses angoisses. Il déclare en effet : « D’un être, autant que l’on puisse l’aimer et que l’on désire le comprendre, il faut, je crois, renoncer à atteindre jamais sa réalité. Lui-même en prend-il conscience ? […] Quelle angoisse ne ressent-on pas à cette course dans le labyrinthe de glaces, qui ne nous livrent que l’image de notre image, et toujours de notre image ? » [25] En tout cas, la rencontre de l'autre renvoie aussi à soi-même. Et chacun est aussi l'autre de lui-même. Vigo se voit donc forcément en train de regarder ; il conserve la conscience de sa solitude et il cherche, malgré tout, à constituer une « petite comédie humaine » d’êtres différents, pas complètement étrangers. Ici et là se trace donc un destin social, sentimental…
Il est par ailleurs indiscutable que Vigo, fils de l’anarchiste Almereyda, a subi l’influence indirecte de son père. Il suffit, pour l'admettre, de lire son journal d’écolier : « L’un d’eux se mit à raconter ses exploits d’avant-guerre (c’était un agent de la sûreté), il expliquait le système, le passage à tabac, et autres choses aussi lâches ; je ne sais pas si ça tient de famille, mais j’éprouvais un dégoût formidable pour ce vantard.» [26] Mais Vigo n’est pas pour cela lui-même un violent anarchiste. Comment un créateur pourrait-il l’être absolument sans se laisser engloutir par sa propre violence ? « Un anarchiste, au sens historique du mot, se serait arrêté dans Zéro de conduite à l’instant où l’enfant humilié s’est libéré dans un « Monsieur le Directeur, je vous dis merde ». Vigo a continué de tourner jusqu’à l’accomplissement de la révolte. » [27] N’y a-t-il pas, d’ailleurs, une évolution dans son art, évolution qui va de la révolte libertaire (le cri de À propos de Nice) à la révolte pour soi et pour autrui (Zéro de conduite), pour déboucher sur l’espoir de la construction d’un monde social acceptable dans son dernier film (L’Atalante) ? Le regard de l’auteur y caresse aussi le monde en le rencontrant avec beaucoup de tendresse. Certes, le bonheur y est encore fragile, et le gris des jours accable trop souvent, mais il semble que Vigo accepte plutôt le monde tel qu’il advient, avec toutes ses faiblesses. L’écriture se libère d'ailleurs, devient plus sinueuse. Quelques lueurs jaillissent parfois, primitives et sauvages : « L’univers de Vigo, dans L’Atalante, se dédouble : sur terre, c’est le monde ridicule, mécanisé et inhumain de la société bourgeoise ; dans la péniche, l’ébauche d’un monde ouvrier heureux.» [28] Les personnages sont tout simplement des hommes, des hommes qui travaillent, ce qui est si rare dans le cinéma français. Mais tout n’est pas pour le mieux dans ce monde ouvrier. Un marinier se lamente : « Je suis un rien du tout, un rien du tout, c’est pourtant vrai qu’on est des rien du tout.» Tout n’est d'ailleurs pas pour le mieux dans le monde bourgeois comme nous le révèlent ce plan – où la satire est explicite – d’une file de chômeurs piétinant la neige, ou bien cette séquence du lynchage d’un voleur affamé.
Par ailleurs, le style très saccadé des films de Vigo n'est pas une preuve restrictive à leur qualité. C'est tout simplement le style de l'informe. Et ne faut-il pas penser, comme Delacroix, que si l’effet est obtenu, peu importent les négligences, les irrégularités, le spectateur devenant alors « indifférent aux imperfections» ? [29] Car les films de Vigo sont aussi des essais. On ne peut leur reprocher quelques digressions qui permettent d'échapper à des solutions trop hâtives ou systématiques. Il ne faut donc pas chercher dans leur cheminement créatif une construction ou une mise en ordre parfaitement abouties. Du reste, Vigo ne veut pas raconter d’une manière traditionnelle : l’essentiel est dans son style (souvent lyrique) et non dans le récit ni dans la progression dramatique.
*
* *
Il faut encore parler nommément de poésie. En ce qui concerne L’Atalante, plus précisément, les critiques ont trop souvent, à tort selon mon point de vue, prononcé les mots suivants : magie, onirisme, irréalité, évasion, rêve, dépaysement, merveilleux, mythologie du bizarre, mirages, étrangeté, féerie, voire surréalisme, sans ajouter que l’envoûtement parfois vertigineux de ce film éclôt toujours d’un processus qui a les couleurs vivantes du monde. S’il est vrai que la poésie de Vigo « naît de cette collusion entre l’indépendance, la haine, la tendresse et l’humour, vient de cette pulsation singulière due à une constante effusion du rêve dans la vie »[30], son but serait plutôt, dirait Paul Claudel, « de plonger au fond du défini pour trouver de l’inépuisable. » [31] La poésie de Vigo n’a donc pas besoin d’aspirer à une beauté supérieure, idéale, transcendant toute laideur. Elle ne recherche pas quelque plénitude… illusoire, elle est au bord de l'inépuisable.
Plus précisément, les contorsions gymniques du père Jules qui veut « montrer la lutte gréco-romaine » ne sont pas le prétexte d’une libération ou d’un éclatement imaginaire de la prison des corps. Par ses exhibitions burlesques, le père Jules se délivre plutôt de la pesanteur de son corps dégingandé et maladroit. Vigo est ainsi loin des surréalistes et de Alfred Jarry, par exemple, qui voulait entrevoir, au-delà du corps terrestre, un corps astral : « Son corps marchait sous les arbres, matériel et bien articulé ; et il ne savait quoi de fluide volait au-dessus, comme si un nuage eût été de glace, et ce devait être l’astral ; et une autre chose plus ténue se déplaçait plus vers le ciel à trois cents mètres, l’âme peut-être, et un fil perceptible liait les deux cerfs-volants. […] Et mon corps astral, frappant du talon mon terrestre corps, partit pèlerin, laissant en mes nerfs un frémissement de guitare. » [32]
Ouvrons cependant une parenthèse critique. À propos de Nice est considéré par certains interprètes comme un poème surréaliste : « Les images chocs, les rapprochements osés et insolites n’étaient pas faits pour déplaire à Vigo qui avait très manifestement subi l’influence du surréalisme. » [33] En effet, le rapprochement d’un plan de cheminée avec un plan montrant le visage hideux d’une bourgeoise est simultanément un élément comique, un symbole sexuel, la métaphore du canon qui renversera la bourgeoisie, l’opposition entre le travail des uns et le repos des autres. Par ce choc imprévu de deux plans, Vigo nous place dans une sorte de « ballottage originel » ; il dissout notre esprit critique, mêle conscient et inconscient. Notre jugement est dérouté, notre raison perd sa fonction et l’on songe parfois à ces lignes des Illuminations : « Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.» [34]
Néanmoins, Vigo ne s’est pas abandonné à l’écriture automatique chère à quelques poètes surréalistes puisque la forme et le fond de son film n’ont trouvé leur accomplissement qu’a posteriori, au montage. Tout n’y est d'ailleurs pas inconscient puisque sa révolte est également didactique. De plus, ce passage d'Une saison en enfer pourrait également éclairer l’œuvre : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur…»
Or, pour Vigo, l’imaginaire, l’onirisme et le merveilleux ne sont pas séparés du réel. En effet, l’auteur ne s’enfonce pas dans les abîmes du monde pour découvrir la source sacrée du mystère, «voir quelquefois ce que l’homme a cru voir » comme Rimbaud. Le mystère vient à lui ; il baigne le quotidien d’un étrange halo toujours présent. La source ou l'océan de l’au-delà importe donc peu : « On a vu des choses plus extraordinaires que de faire marcher un disque avec un doigt. L’électricité, tu sais ce que c’est, toi, l’électricité ? Et la TSF ? Alors discute pas.»
L’étonnement conserve ainsi, dans l’ensemble, une grande part de lucidité. L’impossible est à la portée de tous dès lors qu'il ne réalise qu'un fantasme : dans l’eau Jean croit voir celle qu’il aime, puis le père Jules crache dans le seau où Jean a d'abord cherché l’image de son épouse. Ainsi, s’agit-il toujours d’une présence de l’irréel et non d’une projection vers l’irréel ! La fièvre de dépaysement et d’ivresse dont témoigne Juliette n’est d'ailleurs qu'un autre fantasme, et non une aspiration impossible vers l’infini, l’idéal, une recherche du « lieu et de la formule ». L'aspiration n'est que le fruit d'une grande tristesse devant l’uniformité des paysages ainsi qu'un désir « d’arriver quelque part » : « Des rives, toujours des rives ». Le lieu désiré est alors pour elle un « ailleurs » réel mais possible : Paris.
Dans Zéro de conduite, tout comme dans L’Atalante, le merveilleux et l’imaginaire sont ainsi inséparables du prolongement humain, voire corporel, des images. En effet, les fréquentes maladies de Vigo l'ont poussé à se dresser contre la prison des corps : « La cuisine, le réfectoire, les urinoirs et les cabinets, les lourds pompiers qui se livraient à des démonstrations gymniques – tous les thèmes liés au corps – dénonçaient le drame fondamental de Vigo : son refus de la chair.» [35]
Une grande partie de la poésie de l’auteur naît en effet de cette horreur de la chair. L’homme parviendra-t-il à oublier qu’il vit toujours à l’état larvaire, parviendra-t-il, plus que Vigo, à se défaire de ces images horribles : main conservée dans un bocal, squelette animé, visage griffé, bras tailladé, ventre tatoué, corps convulsés ? L’ampleur de son refus prend bien vite de très mauvaises couleurs. Et l’incomplet, l’irrégulier, l’asymétrique ou l’instable jalonnent son déroulement. De la même façon, dans Taris (1931), les performances du célèbre nageur ressemblaient aux contorsions d’une grenouille lorsque Vigo les montrait en plan rapproché, sous l’eau, et lorsqu’il nous révélait cette bouche qui, sans cesse grimaçante, cherchait la surface de l’eau pour respirer.
Ces notes, destinées à un projet de film, prouvent l'horreur de la chair éprouvée par Vigo : « Gorge, cou, sein, croupe, ventre, cuisse, bras, cheveux, air, bouche, etc… Chaque fois une main veut saisir, chaque fois un doigt saute (pendant qu’on entend sans cesse une chasse d’eau). Deux petites mains d’enfant saisissent les deux joues de la maman, les mains mutilées de l’homme face au corps nu, deux crochets, cris d’abattoir, femme accrochée au milieu des vieux habits chez un chiffonnier.» [36] Nous ne sommes pas loin de certaines images de Buñuel (Un chien andalou) ou de Franju (Le Sang des bêtes). Pour préciser le rapprochement fait, par plusieurs critiques, avec certains délires de Céline, ces lignes de Nadeau sont explicites : « Plus que des romans, beaucoup de ses livres sont des poèmes : ils transforment une réalité insupportable en une sorte de songe noir et visqueux. Céline sait évoquer […] le climat de l’enfance brimée, incomprise, martyrisée, la nostalgie de l’évasion impossible.» [37] En ce qui concerne l’écriture, Nadeau ajoute : « C’est une langue vivante, imagée, charnelle et qui porte directement l’émotion ou la sensation. Elle se tient tout près de l’exclamation, du cri ou de la plainte.» On peut dire la même chose des dialogues de Vigo. Celui-ci paraît significatif (Zéro de conduite) :
BRUEL. – Monsieur, j’ai mal au ventre… Monsieur !
CAUSSAT. – Monsieur, y’ peut y aller ?
COLIN. – M’sieur, il a mal au ventre !
CAUSSAT. – Il peut y aller… quoi ! Il a mal au ventre… Vas-y, t’occupe pas de cet imbécile-là.
En tout cas, la poésie de Vigo est essentiellement lyrique. L’informe y vibre de l’intérieur au point d’exprimer la douleur par des chants et de provoquer « le surgissement de la densité lyrique du monde » [38] et des êtres. Et L'Atalante est vraiment une mélodie d’amour fou qui, avec quelque pudeur, embrase les éléments naturels en s’accompagnant d’étreintes fougueuses, de pulsations érotiques baignées de sanglots et de cris. L’amour fou ne libère certes pas Jean, mais il le projette hors de lui, faisant jaillir, dans le même mouvement exalté, douleurs et chagrins, joies et peines. Enfin, une pensée de Sartre pourrait convenir pour définir le style du cinéaste : « Nous ne définirions plus, je crois, la beauté par la forme ni même par la matière, mais par la densité d’être. » [39] Sous le regard de Vigo, en effet, la discordante réalité des apparences crée une tension entre le défini et l'inépuisable, le cruel et le tendre, le violent et le serein, le déchiré et le paisible. Et le monde du cinéaste fait surgir quelques vérités et beautés possibles par et dans ses prolongements toujours humains, ainsi que par la densité de son bouillonnement lyrique et des structures mouvantes, souvent informes, de ses films.
1966
[1] Chevassu (François), L’Avant-scène du cinéma, n° 21, déc. 1962.
[2] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C., « Premier Plan », n°19, pp. 45, 67, 68, 6, 76, 51.
[3] Qu’est-ce que le cinéma ? (2) Cerf, coll. « 7e Art », 1959, p. 59.
[4] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[5] Dziga Vertov, Lyon, S.E.R.D.O.C., collection « Premier Plan », n° 35, p.25.
[6] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, n°19, op.cit.
[7] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, n°19, op.cit.
[8] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[9] Cité par Morvan Lebesque, Camus par lui-même (Seuil, coll. « Microcosme – écrivains
de toujours », 1963), p. 42.
[10] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[11] Amengual (Barthélémy), Positif, n°7, mai 1953.
[12] Agel (Henri), Miroirs de l’insolite dans le cinéma français, Cerf, coll. « 7e Art », 1958),
pp. 128, 126, 130, 129.
[13] Camus (Albert), L’Homme révolté, Gallimard, 1951, p. 328.
[14] Cinéma 55, n° 4.
[15] Agel (Henri), Miroirs de l’insolite dans le cinéma français, Cerf, op.cit.
[16] Leprohon (Pierre), Charles Chaplin, Nouvelles éditions Debresse,1957, p. 94.
[17] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[18] Amengual (Barthélémy), Positif, n°7, mai 1953.
[19] Gide (André), Dostoïevski, Gallimard, coll. « Idées », 1964, p. 155.
[20] Cité par Jean Bastaire, Alain-Fournier ou la tentation de l’enfance, Plon, coll.
« La recherche de l’absolu », 1964), p. 11.
[21] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[22] Rousseau (Jean-Jacques), Les Confessions (Garnier, 1952), p. 10.
[23] Ma petite vie au collège de Millau et pendant les vacances, le lundi 7 octobre 1918.
[24] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[25] Cinéma 55, n° 4.
[26] Cité par P.E. Salès Gomès, Jean Vigo, Seuil, coll « Cinémathèque », 1957, p. 48.
[27] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[28] Amengual (Barthélémy), Positif, n°7, mai 1953.
[29] Cité par André Richard, La Critique d’art (Presses universitaires de France, coll. « Que
sais-je », 1964), p. 70.
[30] Agel (Henri), Miroirs de l’insolite dans le cinéma français, Cerf, op. cit.
[31] Claudel (Paul), Réflexions sur la poésie, Gallimard, coll. « Idées », 1963, p. 146.
[32] Jarry (Alfred), L’Amour absolu, Mercure de France, 1964, p. 181.
[33] Kyrou (Ado), Le Surréalisme au cinéma (Le Terrain vague, 1963), p.158.
[34] Rimbaud (Arthur), Poésies complètes (« Le Livre de poche », 1963), pp. 136 et 111.
[35] Amengual (Barthélémy), Positif, n°7, mai 1953.
[36] Jean Vigo, Lyon, S.E.R.D.O.C, op.cit.
[37] Nadeau, Le Roman français depuis la guerre (Gallimard, coll. « Idées », 1963), p. 49.
[38] Agel (Henri), Miroirs de l’insolite dans le cinéma français, Cerf, op. cit.
[39] Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, coll. « Idées », 1964, p.276.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog