Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
14 Avril 2018
Dans l'ouvert de l'homme sur la Nature, Bachelard pensait surtout le monde vivant des forces actives qui s'opposent en lui tout en provoquant des réactions : "Je comprends le monde parce que je le surprends avec mes forces incisives, avec mes forces dirigées, dans la juste hiérarchie de mes offenses, comme des réalisations de ma joyeuse colère, de ma colère toujours victorieuse, toujours conquérante. En tant que source d'énergie, l'être est une colère a priori." [1] Ne serait-il pas alors exagéré d'attribuer une fonction importante au concept de l'amour dans ce contexte où les propositions polémiques paraissent fondamentales ? Sans doute si l'on oublie que, pour Bachelard, la complexité du réel n'est pas seulement fondée sur un conflit objectif entre des forces naturelles, mais aussi sur la prime valeur qui les considère avant de chercher de possibles accords entre elles. Cela signifie que la connaissance de ces forces requiert d'abord, et avant tout, de les aimer : "Ce n'est pas la connaissance du réel qui nous fait aimer passionnément le réel. C'est le sentiment qui est la valeur fondamentale et première. La nature, on commence par l'aimer sans la connaître, sans la bien voir, en réalisant dans les choses un amour qui se fonde ailleurs. Ensuite, on la cherche en détail parce qu'on l'aime en gros, sans savoir pourquoi." [2]
Ainsi, pour mieux comprendre le réel, un amour global de ce monde, de cette terre (comme chez Nietzsche avant lui), est requis, peut-être parce que cet amour du réel rend possible toute co-naissance, toute naissance avec l'autre, notamment si l'on entend par connaissance, comme l'a affirmé Bachelard, une lumière imprévisible, à peine claire, différée et limitée, "qui projette toujours quelque part des ombres." [3] À partir de ces ombres émergent alors des dérives, des polémiques et d'indispensables rectifications. Demeurent néanmoins la primauté d'un sentiment joyeux qui peut unir ce qui divise, surtout si, comme l'a souligné Bachelard, "connaître ne peut qu'éveiller un seul désir : connaître davantage, connaître mieux." [4] Dans cette perspective ouverte sur la complexité du réel (de ce monde), l'amour rend effectivement possible la co-naissance de l'un avec l'autre, à partir de la force des actes naissants de leur sentiment qui, notamment dans chaque rapport avec autrui, valorise l'un et l'autre dans et par la reconnaissance réciproque de l'un par l'autre, a fortiori dans et par la rencontre de l'autre : "Que m'importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer ! Il faut être deux – ou, du moins, hélas ! Il faut avoir été deux – pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore !" [5]
Certes, la relation asymétrique entre autrui et soi-même n'est pas la raison véritable de l'amour. Car c'est plutôt dans la rencontre surprenante de l'autre que l'amour semble vibrer au point même où toutes les différences pourront être assumées. Dans ce cas, le Je ne naît jamais totalement pour l'autre, mais plutôt pour l'amour de l'un et de l'autre dans le mouvement où chacun naîtra en même temps à lui-même et avec l'autre, dans et par leur rencontre. Cela signifie que le mystère de cette rencontre exprime alors le don qui précède, voire qui ignore d'abord, tout sentiment de réciprocité. Car cette rencontre apparaît comme le fruit d'un don imprévisible qui fait rayonner chaque finitude au-delà d'elle-même dans un commun acte instantané d'ouverture de chacun sur l'autre, vécu par l'un et par l'autre comme une surprise dépourvue de toute intention extérieure à eux : "Pour être heureux, il faut penser au bonheur d'un autre." [6] De plus, la surprise inhérente à cette rencontre implique que le hasard qui la détermine pourra néanmoins ouvrir ensuite sur une nécessité spirituelle difficile à réaliser : "Ne pas pouvoir réaliser un amour idéal est certes une souffrance. Ne pas pouvoir idéaliser un amour réalisé en est une autre." [7]
En fait, la rencontre de l'autre n'agit bien que lorsqu'elle écarte tout désir de coïncidence (de fusion) parce qu'elle crée une véritable co-naissance de l'un et de l'autre, réciproquement de l'un par l'autre dans et par l'acte naissant de cette rencontre qui rassemble quelques craintes et d'imprévisibles joies : "Enivrante joie du rendez-vous ! Il suffit d'aimer assez, de craindre tout, d'attendre dans la plus folle des inquiétudes pour celle qui tarde apparaisse soudain plus belle, plus certaine, plus aimante. L'attente en creusant le temps rend l'amour plus profond. Elle place l'amour le plus constant dans la dialectique des instants et des intervalles. Elle rend à un amour fidèle le charme de la nouveauté." [8] Certes, mais la vérité de l'amour ne se trouve ni dans cette crainte et ni dans cette joie, car elle ignore les caprices inhérents à chaque subjectivité forcément aliénée par les désirs vains de son éphémère présence dérisoire : "Quand nous nous tournons vers nous-mêmes, nous nous détournons de la vérité." [9]
Dès lors, cette heureuse naissance d'une lumière commune entre l'autre et soi-même implique que chacun ait su renoncer, au préalable, à la fois à la tentation narcissique qui aurait figé le devenir de son propre Je dans la répétition du même, ainsi qu'à la fascination des choses qui l'aurait détourné vers un monde impersonnel. Ensuite, lorsque cette co-naissance est possible, Bachelard pourra justement affirmer que "la rencontre nous crée : nous n'étions rien – ou rien que des choses – avant d'être réunis." [10]
Dans ces conditions positives, la vérité de l'amour ne réside ni dans un je, ni dans un tu, ni dans un il, ni dans un nous, car cette vérité se trouve plutôt au cœur du devenir des multiples relations que chacun instaure avec l'autre (et avec les autres), soit sous le mode d'une subjectivité attentive et responsable de sa relation avec la communauté de tous les hommes (sans se croire à l'origine de soi ou du monde), soit, sous le mode d'une dévalorisation positive (par un don bienveillant), soit, au pire, par une fusion brutale avec le feu de la sexualité [11] (dont la mystérieuse libido dure, s'épuise et renaît [12]) ou avec la grisaille terne du collectif.
Dans la perspective qui semble la plus fructueuse, en des moments remarquables et rares, l'autre peut être véritablement rencontré, sans fusion ni englobement possibles, lorsque chacun a le sentiment d'être emporté par une rencontre qui réalise l'accueil de l'autre dans le rayonnement étonnant de la pensée intuitive et volontaire d'un commun et durable projet d'harmonie et de sympathie renforcé par l'action de la raison, donc de l'éthique : "Un amour profond est une coordination de toutes les possibilités de l'être, car il est essentiellement une référence à l'être, un idéal d'harmonie temporelle où le présent est sans cesse occupé à préparer l'avenir. C'est à la fois une durée, une habitude et un progrès. Pour fortifier un cœur, il faut doubler la passion par la morale, il faut trouver les raisons générales d'aimer. C'est alors qu'on comprend la portée métaphysique des thèses qui vont chercher dans la sympathie, dans le souci, la force même de la coordination temporelle. C'est parce qu'on aime qu'on souffre que le temps se prolonge en nous et qu'il dure." [13] Cependant, ce n'est pas seulement dans la mesure où la rencontre de l'autre est renforcée par des valeurs éthiques, et surtout par celle de la générosité, que les sentiments pourront être dits vrais, car la pensée de Bachelard demeure dialectique. Il n'y a pas de lumière de la connaissance sans ombres (sans erreurs) ni d'affirmations sans négations. L'amour lui inspire ainsi plutôt des images dévorantes (de feu) que paisibles (l'eau) : "La vérité est fille de la discussion, non pas fille de la sympathie." [14] Comme Héraclite et Nietzsche, Bachelard aime les fragments joyeux, mais souvent polémiques [15] : "La connaissance n'est-elle pas, dans son essence, une polémique ? " [16]
Par ailleurs, nul n'est jamais le je constant de sa propre singularité, et la métaphore de son moi change d'heure en heure. Néanmoins, la rencontre de l'autre peut nous réconcilier avec le monde qui nous contredit, a fortiori, comme l'a écrit Bachelard, lorsque notre amour véritable pour l'autre donne des couleurs et des tonalités aux choses sans se perdre dans une satisfaction intime qui en resterait au désir de traduire des états d'âme en images. [17] Car l'amour fait co-naître les relations du moi avec autrui et avec le monde dans l'instant où la vive émergence des images, à l'origine de l'être parlant, est "un produit direct du cœur, de l'âme, de l'être de l'homme saisi dans son actualité", [18] tout en étant aussi créatrice que l'amour qui demeure, pour Bachelard, "une connaissance ouverte et dynamique". [19]
Dès lors, la complexité du devenir des sentiments humains paraît difficilement conceptualisable. Pourtant, Bachelard donne quelques repères qui éclairent les relations possibles entre l'amour à la connaissance. D'abord, l'amour se réalise à partir des épreuves contradictoires du réel que Bachelard veut décolorer avant de les illustrer[20] : "C'est aimer profondément que d'aimer des qualités contradictoires." [21] Ensuite, la co-naissance de l'amour semble être celle de la lumière du réel ; mais cette lumière est à la fois claire, grossière et illusoire, car elle est l'intuition abusivement simplifiée et naïve des épreuves complexes du monde : "C'est donc toujours le même paradoxe : on connaît clairement ce qu'on connaît grossièrement. Si l'on veut connaître distinctement, la connaissance se pluralise, le noyau unitaire du concept de premier examen éclate."[22] Enfin, par-delà toutes les contradictions, Bachelard a pensé une élévation purificatrice de l'amour dans et par une co-naissance capable de libérer toutes les singularités de leurs pesanteurs : "Mais à qui se spiritualise, la purification est d'une étrange douceur et la conscience de la pureté prodigue une étrange lumière. La purification seule peut nous permettre de dialectiser, sans la détruire, la fidélité d'un amour profond. Bien qu'elle abandonne une lourde masse de matière et de feu, la purification a plus de possibilités, et non pas moins, que l'impulsion naturelle. Seul un amour purifié a des trouvailles affectueuses. Il est individualisant. Il permet de passer de l'originalité au caractère." [23]
[1] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, p. 214.
[2] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, p.155.
[3] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.13.
[4] Bachelard, L'Activité rationaliste de la physique contemporaine, PUF, 1951, p. 223.
[5] Bachelard, Préface du livre de Martin Buber intitulé Je et tu. Aubier, 1969, p. 11.
[6] Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, (1949) Idées, 1965, p.216.
[7] Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p.141.
[8] Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p.48.
[9] Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938, Folio/essais n°25, p.17.
[10] Bachelard, Préface du livre de Martin Buber intitulé Je et tu. Aubier, 1969, p. 8-9.
[11] Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, (1949) Idées, 1965, pp.47, 48 et 57.
[12] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, pp. 183 et 185 : "Puisque la libido est mystérieuse, tout ce qui est mystérieux éveille la libido. Aussitôt on aime le mystère, on a besoin du mystère. Bien des cultures s'en trouvent puérilisées ; elles perdent le besoin de comprendre…"
[13] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier- Médiations, 1973, p.92-93.
[14] Bachelard, La Philosophie du non, PUF, 1940-1973, p.134.
[15] Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p.14-15.
[16] Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, 1972, p. 12.
[17] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 239-240.
[18] Bachelard, La Poétique de l'espace, PUF, 1964, pp.1, 2, 7, 10 et 16.
[19] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, pp.14, 18-19.
[20] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p. 78.
[21] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.181.
[22] Bachelard, La Philosophie du non, Quadrige/PUF n°9, p.79.
[23] Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, (1949) Idées, 1965, p.166.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog