Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
2 Mai 2018
Détail d'un tableau de Paul Cézanne intitulé Route devant la Montagne Sainte-Victoire. 1898-1900. 78 x 99. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. Cette œuvre a été reproduite p.472 du Dictionnaire universel de la peinture, tome 1, Le Robert, 1975.
En révélant parfois des perspectives charnelles qui n'évoluent pas vers plus de solidité, mais vers plus de clarté, donc de spiritualité, c'est ainsi que Cézanne a pu, sous le grand soleil du midi faire sortir des formes claires de l'informe : "Les grands pays classiques, notre Provence, la Grèce et l'Italie telles que je les imagine, sont ceux où la clarté se spiritualise, où un paysage est un sourire flottant d'intelligence aiguë…" [1] Dans ces conditions, lorsque la lumière unifie les couleurs, cette clarté possède deux fonctions. La première consiste à élargir l'espace, à donner une impression d'immensité, la seconde à effacer les distinctions marquées, donc à lier les choses en les intériorisant et en révélant quelques légères profondeurs, voire en les purifiant : "Au fond, j'en suis sûr, ce sont les dessous, l'âme secrète des dessous, qui, tenant tout lié, donnent cette force et cette légèreté à l'ensemble." [2]
Lorsque Cézanne a isolé les objets qu'il transposait sur sa toile, il a désiré interpréter les choses les plus ordinaires en fonction de leurs relations les plus claires avec la puissance éternelle de la Nature. Dès lors, par exemple dans un tableau intitulé Route devant la Montagne Sainte-Victoire (1898-1900), la distinction du proche et du lointain est atténuée parce qu'une lumière bleue, à peine colorée, franche et tenace, rayonnante plutôt qu'éclatée, plus céleste que terrestre, unifie l'espace pictural en accompagnant le jeu imprévisible des lignes courbes qui, épousant les désirs créatifs du peintre, révèlent que le tableau réalise ainsi un espace qui s'élargit, pendant que les plissements souples de la terre, des feuillages des arbres et du serpentement de la route se dispersent en de multiples axes, et pendant que les plans rigides d'une maison de couleur ocre servent d'axe pour faire rayonner toutes ces apparitions instables et colorées.
Dans cet espace magnifiquement harmonieux et en extension, le peintre participe paisiblement, clairement, mais fermement, aux métamorphoses d'une partie du monde rythmée par ses élans apparents autant que par ses secrètes matières colorées : "Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan, quelle soif impérieuse du soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe… Ces blocs étaient du feu. Il y a du feu encore en eux. L'ombre, le jour, a l'air de reculer en frissonnant, d'avoir peur d'eux ; il y a là-haut la caverne de Platon : remarquez quand de grands nuages passent, l'ombre qui en tombe frémit sur les roches, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu. Longtemps, je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j'imaginais l'ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas, tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre. Au lieu de se tasser, elle s'évapore, se fluidise. Elle participe toute bleutée à la respiration ambiante de l'air. Comme là-bas, à droite, sur le Pilon du Roi, vous voyez au contraire que la clarté se berce, humide, miroitante. C'est la mer… Voilà ce qu'il faut rendre. Voilà ce qu'il faut savoir. Voilà le bain de science, si j'ose dire, où il faut tremper sa plaque sensible. Pour bien peindre un paysage, je dois découvrir d'abord les assises géologiques." [3]
Pour Cézanne, le désir de vérité a ainsi impliqué de rendre ses visions plastiques nécessaires, éternelles, aussi fortes que les primes sensations et visions mystérieuses de son enfance. Ensuite, le peintre a désiré dépasser ses perceptions empiriques et précises des choses, car sa vision plastique devait être synthétique, simple et pourtant singulière, donc supérieure aux menus détails des objets. Enfin, en désirant "réaliser sur la toile (une) image sensible", [4] il a dû savoir comment une vision plastique pouvait être fondée, puis réalisée.
Pour commencer, le peintre a dépassé l'objectivité de ses perceptions afin de ne pas se laisser enfermer dans d'impersonnelles, faibles et complexes figurations. Afin d'échapper à la banale répétition de ses perceptions, il a fait intervenir son désir de rapporter l'objectif au subjectif, c'est-à-dire à ce qui peut constituer une vision simple qui émane, même peu consciemment, à la fois d'obscures sensations du passé et du désir de faire surgir d'autres sensations, notamment celles qu'il jugera capables de donner un sens cohérent à son tableau.
La vision singulière qui s'imposait alors pour donner aux effets d'un tableau une possible harmonie devait être simple, mais sans effectuer pour autant une modification dans l'expression de ses sensations, car il était nécessaire de sortir du chaos de ses primes affects ainsi que de la multiplicité des perceptions du monde afin d'exprimer sa propre vérité "en peinture", notamment celle qui se trouve dans cette petite sensation que Gauguin lui a peut-être volée.
En tout cas, cette vérité ne saurait exclure le processus qui permet de la réaliser. Dans le cas contraire, seule une abstraction intellectuelle, donc une simplification excessive, résoudrait la difficulté sans la comprendre dans sa totalité. En revanche, pour Cézanne, la prime vérité cachée des profondeurs sensibles, notamment dans et par le rayonnement des couleurs, doit être, quel que soit le motif qu'il a dû "fouiller", la source de cette vérité tant désirée. Dès lors, c'est le plus souvent à partir de couleurs claires et aérées, c'est-à-dire aussi fraîches, naissantes et unifiées que dans l'apparition d'une "nappe de neige fraîche", que le peintre a pu fonder son désir de vérité. Et ce désir (voire cette volonté) n'était pas nouveau : «Toute ma jeunesse, disait Cézanne, j’ai voulu peindre ça, cette nappe de neige fraîche... Si je peins «couronnés », je suis foutu, comprenez‑vous ? Et si vraiment j’équilibre et je nuance mes couverts et mes pains comme sur nature, soyez sûrs que les couronnes, la neige et tout le tremblement y seront.»[5]
Ensuite, à partir de son constant désir de nouveauté, c'est-à-dire de son désir d'assister à l'apparition d'imprévisibles visions plastiques, le peintre a dû rendre également possible une errance de son regard sur l'apparition mystérieuse, immédiate, silencieuse et globale des effets inhérents à son tableau. Pour cela, il a réalisé une image sensible proche de ses aspirations les plus secrètes, c'est-à-dire une image en accord avec son plus intime désir de vérité. Par exemple, dans La Rivière au pont des Trois-Sautets, son désir de simplicité l'a conduit à dépasser l'objectivité de ses primes perceptions d'un pont, d'une rivière et d'un arbre pour les unifier en une vision, certes peu soucieuse des détails, qui crée l'effet constitutif de la vérité de ce tableau : "L'effet constitue le tableau, il l'unifie et le concentre."[6] D'autres effets du réel seront certes ensuite combinés dans l'histoire à venir de l'art, mais ce fut la peinture de Cézanne qui a ouvert toutes ces nouvelles voies. [7]
De plus, en dépit de sa simplicité formelle, la structuration de l'espace peint dans La Rivière au pont des Trois-Sautets n'est ni informe ni rigide. Car le style de Cézanne y pratique à merveille la logique aérienne et colorée qui lui a permis de maintenir les sensations colorantes dans toute leur intensité, fluidité et plénitude, notamment parce que cette peinture, comme dans Madame Cézanne en bleu,[8] dépasse son motif initial en le sublimant et en le spiritualisant. Plus attentive que solennelle, plus concentrée et solide que monumentale, Madame Cézanne en bleu semble par ailleurs répondre directement, bien que dans un autre style, au concept néo-classique de Winckelmann qui unissait noblesse et simplicité.
En définitive, à partir de son exigeant désir de vérité, Cézanne a réalisé la pleine expression de ses sensations tout en focalisant sur la source de toutes les vérités possibles du monde pour les hommes et pour la Nature elle-même dans son ensemble, cette dernière nous donnant assurément tant de claires raisons de chercher de simples relations avec elle à partir d'un ton naturel local (le bleu sous les pins qui plaisait au peintre), ou bien à partir d'une petite sensation odorante, voire à partir de l'atmosphère indéfinissable d'un style. Dans cet esprit, concernant son tableau intitulé La Vieille au chapelet, Cézanne a précisément évoqué "un ton à la Flaubert, une atmosphère, quelque chose d'indéfinissable, une couleur bleuâtre et rousse qui se dégage, il me semble, de Madame Bovary." (…) "Ce grand bleu roux me tombait, me chantait dans l'âme. J'y baignais tout entier."[9] Une seule couleur suffit alors pour peindre simplement l'essence d'un morceau du monde, voire son ouvert sur l'infinité de la Nature : "Rappelez-vous Courbet et son histoire de fagots. Il posait son ton, sans savoir que c'était des fagots. Il demanda ce qu'il représentait là. On alla voir. Et c'était des fagots. Ainsi du monde, du vaste monde. Il faut, pour le peindre dans son essence, avoir ces yeux de peintre qui, dans la seule couleur, voient l'objet." [10]
[1] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit, 2011, p.192.
[2] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.227.
[3] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.192.
[4] Cézanne à Émile Bernard : Une conversation avec Cézanne, Mercure de France, 1921.
[5] Cité par Maurice Merleau‑Ponty, Le Doute de Cézanne in Sens et non‑sens, Nagel, 1948, 1966, pp. 22‑23, et Gallimard, 1996.
[6] Cité par Émile Bernard, dans Conversations avec Cézanne, op.cit., 2011, p.77.
[7] Pour Theodore Reff, cet art "débouche sur une interprétation si radicalement abstraite qu'elle préfigure certaines des grandes innovations que l'art connaîtra dans les années à venir."(p.106 du volume 4 de l'Encyclopædia universalis, 1968).
[8] Il s'agit d'Hortense Fiquet, épouse du peintre.
[9] Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, op.cit., p.190.
[10] Cézanne à Joachim Gasquet, Cézanne, Paris, 1921, p.89.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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