Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Juillet 2016
Dessin de Baudelaire intitulé La Fanfarlo. À droite Baudelaire, son amant. Ce dessin est reproduit page 38 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.
Pour Baudelaire, l’art est d'abord métaphysique : « C’est l’infini dans le fini». [1] Et jamais l'homme n’atteint tout à fait l’un ou l’autre, Dieu ou le diable, l'abime de la terre ou les cimes du Ciel, sauf en rêve lorsque l’heure incertaine contenue dans les yeux des chats paraît immobiliser le temps, sauf dans la contemplation de la beauté de la mer : "Pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ? Parce que la mer offre à la fois l'idée de l'immensité et du mouvement. Six ou sept lieues représentent pour l'homme le rayon de l'infini. Voilà un infini diminutif. Qu'importe s'il suffit à suggérer l'idée de l'infini total ? Douze ou quatorze lieues (sur le diamètre), douze ou quatorze de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté qui soit offerte à l'homme sur son habitacle transitoire." [2]
En fait, l’imaginaire de Baudelaire se reconnaît dans les oscillations des Limbes, ce premier titre des Fleurs du mal. Car sa conception de la modernité peut alors triompher de ses tensions en aimant l'inachevé, c'est-à-dire en trouvant au cœur de chaque instant créatif une intense concentration presque musicale de ses angoisses du passé ainsi que de ses peurs de l'avenir : "Glorifier le vagabondage et ce qu'on peut appeler le Bohémianisme, culte de la sensation multipliée, s'exprimant par la musique." [3]
Cette intense concentration de quelques souvenirs et de quelques projets dans des instants imprévisibles détourne un peu l’homme de ses échecs même s'il n’en finit jamais de faire sans finir : « En général, ce qui est fait n’est pas fini, et une chose très finie peut n’être pas faite du tout.» [4] Pour Baudelaire, cette amère conception hésitante de la modernité lui fait pourtant aimer le silence de l’inachevé dans et par une étrange union des contraires qui compose toutes les formes de beauté, surtout dans ses formes les plus sensibles : "Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie."[5]
Au reste, la dissonance qui nourrit l’harmonie est fondamentale pour Baudelaire : « Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible – d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté.» [6] Ainsi l'intervention imprévisible d'un désordre au cœur d'un ordre peut donner une immense vitalité à la beauté : "Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et à la symétrie qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie, – et, dans le second cas, à la multiplication et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments réels de l’objet. L’idée poétique qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines." [7] En tout cas, c'est à partir des dissonances que l’étrange, le bizarre et l’inattendu sont fondés : « Le beau contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau.» [8]
C'est ainsi que surgit le corps nécessaire à l’imaginaire du poète dont l'impétueuse subjectivité exprime son originalité dans une société et dans une époque. Car Baudelaire se situe au confluent de diverses sources d'inspiration. Son romantisme actualise alors une expression moderne du beau, intime et sensible, héroïque et colorée, dont les fondements spirituels restent pourtant classiques : « Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.» [9]
Au cœur du quotidien, fini et inachevé, l’inattendu peut alors surgir. Il s’agit parfois d’un détail trivial ou puissant qui fait oublier les niaises banalités de l’existence. Ou bien il s'agit précisément de transfigurer cette banalité, tout en sachant que ce n'est que provisoire, que l'originalité dégénère en poncif. Comment savoir ? Car l’originalité est corporelle, ultra-sensible pour l’essentiel : «Presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations.» [10] En attendant, le banal se joue de l'original et, "créer un poncif, c’est le génie." [11] Ou bien, la nostalgie de l’enfance se fait plus forte en provoquant quelque nouvelle ivresse.
Et toujours la composition de l’œuvre doit surprendre par son originalité et par sa vitalité. Car Baudelaire pense sans doute qu’une création artistique doit refléter l’idiosyncrasie humaine, trop humaine, de son auteur. Cependant, ne cherchons pas quelque anthropocentrisme narcissique dans cette affirmation, car Baudelaire vit dans une constante tension entre son propre idéal et sa chute dans le sensible. En effet, sa propre image renvoie en même temps aux horizons bleuâtres de l’air supérieur et à l’opacité d’un gouffre infernal.
En fait, par son refus du péché, l'esthétique de Baudelaire exprime une tension douloureuse entre deux forces excessives. Tantôt le poète affirme l’innocence du comique surnaturaliste, du grotesque, c’est-à-dire du comique absolu relativement à une humanité déchue [12], et tantôt il souligne les aspects damnables, sataniques, diaboliques, du comique ordinaire et significatif : «Il est dans l’homme la conséquence de l’idée de sa propre supériorité ; et, en effet, comme le rire est essentiellement humain, il est essentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’il est à la fois signe d’une grandeur infinie relativement à l’Être absolu dont il possède la conception, grandeur infinie relativement aux animaux. C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire.»[13]
Moins convulsé, parce que moins naturel, le comique absolu, grave, profond, excessif et innocent, s’ignore lui-même. [14] Le vertige de l’hyperbole résulte d’une création, d’une joie ancrée dans la supériorité de l’homme sur la nature.[15] En peinture, par exemple, Goya a parfois atteint le comique absolu, mais il était, entre l’homme et la bête, [16] surtout fantastique, le plus souvent féroce, effrayant, hallucinant. Toutefois, pour Baudelaire son art était moderne puisqu'il dominait et purifiait la laideur, l’horreur et le monstrueux, comme le feu sans doute. [17]
L’idiosyncrasie d’un artiste contient, en réalité, un « je ne sais quoi » [18] qui le pousse à créer, une foi qui l’empêche de douter et une passion qui fonde la reconnaissance des autres. [19] La «ligne brisée» [20] de chaque moi rejoint alors le courant inouï de la création artistique. La même force, le même sentiment et la même fidélité à sa propre nature se trouvent d'ailleurs chez Delacroix, Constantin Guys, Poe, Goya, Daumier ou Manet. Artiste, Baudelaire comprend ainsi d’autres artistes. La musique de Wagner lui semble être la sienne[21], tous ont le même but : «ils ont employé des moyens différents tirés de leur nature personnelle.» [22]
C’est d’ailleurs cette nature personnelle qui crée tous les moyens nécessaires à une création. Les uns dépendent de l’imaginaire, d'une liberté et de son pouvoir universel, les autres, plus relatifs au tempérament et à la sensibilité, varient indéfiniment. L’esthétique reste ainsi tournée vers la modernité, c’est-à-dire vers un amour ardent et triste de l’éphémère accompagné d’un rêve d'infini, donc de beauté : "J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. (…) Le mystère, le regret, sont aussi des caractères du Beau. Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, excepté peut-être aux yeux d’une femme, – cette idée de volupté, qui dans un visage de femme est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, – des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, – l’idée d’une puissance grondante, et sans emploi, – quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car le type idéal du Dandy n’est pas à négliger dans ce sujet), – quelquefois aussi, – et c‘est l’un des caractères de beauté les plus intéressants, – le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer à quel point je me sens moderne en esthétique), le Malheur. – Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait pas du Malheur. – Appuyé sur, – d’autres diraient : obsédé par – ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, – à la manière de Milton." [23]
Toutefois, cette expansion vers l'infini et cette concentration sur le présent ne sont pas équilibrées, régulières, prévisibles. Et si Baudelaire rêve parfois d’un voyage paisible dans un monde beau et ordonné, ses sentiments le poussent plus fortement à s’éprouver et à chercher en dehors de lui-même «le drame naturellement inhérent à tout homme.» [24]
En réalité, l’aspect intemporel, et en même temps ardent et triste de la beauté,[25] est sans doute grandement dominé par son aspect particulier, transitoire, relatif et circonstanciel. Et cette réduction demeurera, même lorsqu'elle sera un peu transfigurée et grandie par l'imagination : «La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté.» [26]
Il y a toujours ainsi des tensions variables et paradoxales, en tout cas historiques, dans l'épreuve du Beau. Mais ces paradoxes sont au cœur de la pensée de Baudelaire qui fait prévaloir les affects sur les concepts. Son idée de la beauté est donc double, c'est-à-dire divisée entre un absolu impossible à atteindre et des épreuves éphémères qui laissent pourtant des traces remarquables dans l'histoire des hommes, en dehors de toute idée d'un sens possible de l'histoire : "C'est ici une belle occasion, en vérité, pour établir une théorie rationnelle et historique du beau, en opposition avec la théorie du beau unique et absolu ; pour montrer que le beau est toujours, inévitablement, d'une composition double, bien que l'impression qu'il produit soit une ; car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l'unité de l'impression n'infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l'on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion." [27]
Certes, cette composition double de la beauté, qui produit néanmoins une seule impression, n'empêche pas qu'une existence incarnée dans son époque puisse refléter la tristesse, la mélancolie et la lassitude de la précaire condition de l’homme : "Avant de rechercher quel peut être le côté épique de la vie moderne, et de prouver par des exemples que notre époque n'est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes, on peut affirmer que puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l'ordre." [28] Dès lors que l’absolu paraît absurde, impossible ou bête, les forces créatrices de l'homme ne peuvent en effet que s’harmoniser avec tous les malheurs : «Pauvre terre où la perfection elle-même est imparfaite.» [29]
[1] Baudelaire, Curiosités esthétiques, L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, Salon de 1859, p. 341.
[2] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXX.
[3] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, XXXVIII.
[4] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1845, p. 61.
[5] Baudelaire, Fusées, XII.
[6] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Extraits des journaux intimes (Esthétique et Beaux-arts), p. 530.
[7] Baudelaire, Fusées, XV.
[8] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle de 1855, p. 215.
[9] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, p.103.
[10] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Le peintre de la vie moderne, op.cit., p. 468.
[11] Baudelaire, Fusées, XIII.
[12] Baudelaire, Curiosités esthétiques, De l'essence du rire, p. 254.
[13] Baudelaire, Ibid, p. 246, 250 et 254.
[14] Baudelaire, Ibid, p. 256 et 262.
[15] Baudelaire, Ibid, p. 258, 254 et 262.
[16] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Quelques caricaturistes étrangers, p.296, De l'essence du rire, p.256 et Quelques caricaturistes étrangers,p.297.
[17] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Quelques caricaturistes français, p.269 et Quelques caricaturistes étrangers p.298.
[18] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Quelques caricaturistes étrangers, p.294.
[19] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, p. 193 et 194.
[20] Baudelaire, Ibid, p. 147.
[21] Baudelaire, L'Art romantique, Richard Wagner et Tannhauser, p. 690.
[22] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Œuvre et vie d'Eugène Delacroix, p.424.
[23] Baudelaire, Fusées, X.
[24] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859, op. cit, p. 366.
[25] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Extraits des journaux intimes (Esthétique et Beaux-arts), op. cit., p. 530.
[26] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1845, op. cit., p.74.
[27] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Le peintre de la vie moderne, p.455 et 456.
[28] Baudelaire, Curiosités esthétiques - L'Art romantique et autres œuvres critiques, Garnier Frères, 1962, Salon de 1846, p.195.
[29] Baudelaire, Ibid, p. 147 et 424.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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