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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Baudelaire et Nietzsche

Dessin de Baudelaire à l'encre de Chine et rehaussé de vermillon.  Ce dessin, dédié à Paul Chenavard a été reproduit page 34 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.

Dessin de Baudelaire à l'encre de Chine et rehaussé de vermillon. Ce dessin, dédié à Paul Chenavard a été reproduit page 34 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.

   Dans ses textes, Nietzsche ne cite Baudelaire qu'en fonction de Wagner, notamment en rapprochant ce dernier des romantiques français de la seconde génération, et précisément en évoquant la "morbidité psychologique" [1] de Delacroix et de Berlioz : "Et qui fut le tout premier adepte intelligent de Wagner ? Charles Baudelaire, ce même Baudelaire qui avait été le premier à comprendre Delacroix, ce décadent type en qui toute une race d'artistes s'est reconnue."

   Pourtant, la pensée de Baudelaire préfigure un peu celle de Nietzsche dans la mesure où elle fait prévaloir, d'une manière fortement intéressante, les incertitudes, les erreurs, les illusions, voire les mensonges, sur les claires vérités conceptuelles, logiques ou idéales des systèmes philosophiques. Pour Baudelaire d'abord, la seule vérité qui importe est supposée dans et par la véracité d'un dire exceptionnel, donc très singulier. En revanche, pour le disciple de Dionysos, l'instinct de vérité est dominé par des forces collectives, oublieuses et inconscientes, qui ont créé un illusoire sentiment de vérité : "Nous ne savons toujours pas encore d'où vient l'instinct de vérité… Nous avons entendu parler de l'obligation de mentir selon une convention ferme, de mentir grégairement dans un style contraignant pour tous. L'homme oublie assurément qu'il en est ainsi en ce qui le concerne ; il ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité." [2]

   Mentir signifie alors pour Nietzsche, dans des perspectives à la fois psychologiques et sceptiques, parler en ignorant, préférer la douceur des mots plutôt que la brutale réalité qu'ils désignent, errer dans le non-être des apparences ou dans des rêves en les croyant stables, croire à un idéal et en douter aussi, refuser toutes les convictions et avoir le sentiment de sa propre destinée solitaire.[3]

   Cependant, pour Baudelaire, mentir signifie aussi qu'il n'y a pas de vérité sans illusion, de fuite de la vérité sans un amour transfiguré de la vie, de refus du vrai sans se cacher la vérité de cette fuite, d'instincts sans conflits, d'amour sans indifférence et de laideur sans beauté. Du reste, comme pour Nietzsche, tout est lié, enchevêtré, y compris derrière les masques enrichissants de quelques beautés féminines :

 

"Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,

Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?

Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?

Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté." [4]

 

   En tout cas, pour Baudelaire comme pour Nietzsche, tout se joue d'abord à partir du non-être des images, ces dernières n'aspirant pas directement à la vérité, la voilant d'abord en se moquant parfois d'elles-mêmes, puis en renvoyant indéfiniment à d'autres apparences, notamment en créant le monde d'un artiste, c'est-à-dire d'un monde original plus vrai que toutes les autres réalités : "Parler par images, danses, sons et silences : car pourquoi y aurait-il un monde, si tout monde ne devenait signe et image !" [5]

   Ensuite, les images surabondantes du monde d'un créateur, poète ou philosophe, pourront devenir "des signes de la vérité". [6] Comment ? Peut-être en s'associant à d'autres images, à des métaphores surtout, en déplaçant intensément leur inachèvement vers un ensemble de mots symboliques, vers des mots à la fois transportés par des rêves et par des désirs surabondants, joyeux, voire dansants chez Nietzsche, plus primitifs, voire naïfs chez Baudelaire : "Ainsi l'idéal n'est pas cette chose vague, ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; un idéal, c'est l'individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l'éclatante vérité de son harmonie native." [7]

   Dès lors, la problématique esthétique que Baudelaire a posée sur son propre axe de la modernité (à la fois actuelle et intemporelle) dépendait explicitement de la possible vérité de cette "harmonie native". Or cette dernière ne serait-elle pas déjà incarnée dans les images de femmes que Baudelaire a dessinées ou rencontrées ? Peut-être ; mais de quelle harmonie native s'agissait-il ? Sans doute de celle qui surgit dans l'ivresse amorale ou ambiguë de quelques primes sensations au contact de la beauté d'une femme mystérieusement très attirante :

 

"Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,

Ô beauté ! ton regard, infernal et divin,

Verse confusément le bienfait et le crime.

Et l'on peut pour cela te comparer au vin." [8]

 

 


[1] Nietzsche, Ecce Homo - 1888 (Ecce Homo- Wie man wird, was man ist). Trad. J-C Hémery, Idées/Gallimard n° 390, p.49.

[2]  Nietzsche, Le Livre du philosophe, op. cit. p.175 et 183.

[3] Baudelaire, Mon cœur mis à nu, VII.

[4] Baudelaire, Les Fleurs du mal, L'amour du mensonge, (XCVIII).

[5] Nietzsche, Poèmes, L'enchanteur, p. 129.

[6] Nietzsche, La vision dionysiaque du monde, Allia, 2010, p. 48.

[7] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, p.149.

[8] Baudelaire (Charles), Les Fleurs du mal, Hymne à la beauté.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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