Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
13 Juin 2014
Sachant que le mot mythe vient du grec muthos et signifie parole, fable, récit, et que toute image mythique précède le logos, comment instaurer un rapport clair et conceptualisé entre les mots, les images et les choses ? Tout d'abord, une image de l'origine est considérée comme mythique (immuable, collective et fabuleuse) dès lors qu'elle donne à penser sans être vraiment pensée. En effet, comment une image originelle pourrait-elle être pensée clairement avec des concepts ? Pourtant, si Nietzsche affirme que le mythe est d'une manière générale "le lit de paresse de la pensée" ,[1] il n'en reste pas à ce constat. Car ce possible lieu de repos, pensé à l'insu de ses locuteurs ou de ses rêveurs, ne soumet pas tout aux seules sensations imagées : il est en effet dépassé par d'autres rêves, c'est-à-dire par des images d'images… Il ne s'agit donc pas pour Nietzsche de refuser la possibilité de nourrir sa pensée à partir des images de la mythologique grecque, notamment à partir de celles qui ont permis à Apollon et Dionysos de fusionner, car ces paroles fictives et collectives des mythes (donc impersonnelles), ces images des temps anciens, plus ou moins merveilleux, héroïques ou parfaits, peuvent être transfigurées par celui qui refuse de se laisser enfermer dans des croyances, dans des phantasmes, ou dans des sentiments religieux. Néanmoins, ces transfigurations sont-elles suffisantes pour être pensées, y compris lorsqu'elles donnent "son unité à une civilisation",[2] c'est-à-dire un sens et un sentiment historiques en créant un pont entre le temporel et l'intemporel ? En fait, aucune interprétation des mythes, y compris celle des "anges gardiens invisibles mais omniprésents"[3] d'Apollon et de Dionysos, ne saurait suffire pour approcher ou fonder quelques vérités. Ainsi, inspiré par les images de l'antique religion grecque, Nietzsche se joue-t-il de leurs représentations en les interrogeant, notamment en leur cherchant quelque vraisemblance ! Car leurs apparences n'aspirent pas directement à la vérité : elles la voilent d'abord. Néanmoins, ces images peuvent devenir "des signes de la vérité", [4] notamment lorsqu'elles sont symboliques. Il suffit que cette volontaire transposition symbolique permette de penser d'une manière très singulière les forces profondes du réel, y compris à partir d'un rapport à la culture des divinités grecques, à partir du voile de la belle apparence des rêves apolliniens qui se jouent de l'ivresse dionysiaque. Et ces symboles, ces signes de la vérité, ne dépendent alors ni d'une première cause, ni d'une norme définitive, ni d'une prime vérité établie pour se constituer, se justifier, se valider, se rendre légitime. Ils accompagnent la transfiguration joyeuse de quelques réalités sordides en fonction de la réalité infinie de la Nature qui multiplie éternellement les origines, précisément parce que son infini est étranger à tout ordre préétabli et définitif. Car jamais la Nature naturante ne se réduit à ses effets dérisoires ; elle les dépasse tous. En tout cas, Nietzsche hésite beaucoup. En créant sens et valeurs, le mythe peut exprimer une parole naissante, renaissante ou finale, une coïncidence entre les mots et la pensée, un oubli de la monotone réalité vécue, perçue, subie… mais à quelle fin ? Est-ce pour que cesse le silence bête où, de manière répétitive, l’homme croyait être heureux sans imaginer, sans rêver ? Est-ce "une fuite devant la vérité afin de pouvoir l'adorer de loin, voilée dans les nuées" [5]? Toutefois ses énigmes mythiques, nées de lointains commencements, recommencements ou achèvements, jamais ne trouvent de claires significations, car aucune analyse récurrente ne saurait expliciter la multiplicité des sens qu’elles font resplendir : "Réconciliation avec la vérité car elle est énigmatique ! Renoncement à la résolution de l'énigme, car nous ne sommes pas des dieux !"[6] . Involontairement, chacun épouse en fait un ensemble fabuleux où il ne peut pas toujours respirer, se mouvoir, vivre. Pourquoi ces instants contraints, haut parlant ou silence d’abîme ? En tout cas, même à l’écoute des métamorphoses du réel, l’étude sociologique des mythes néglige l’essentiel : l’élan créatif de l’embryonnaire, l’œuvre du cœur et de l’esprit, les nouveaux axiomes que chacun doit toujours poser pour interpréter ses rêves. L’imaginaire collectif élargit sans doute le cadre des possibles habituels, colore un peu les axes de ses habitudes, mais, surtout, avec le mythe, avec ce discours fabuleux sur l'inconnaissable, les fragments dispersés de nos angoisses et de nos doutes reçoivent quelques petites réponses. Car, en se servant du voile de l'apparence, la symbolique des sentiments peut parfois s'harmoniser avec la symbolique du monde. Lorsqu'elle y parvient, le son, plaisant ou non, y compris dans un cri, exprime la "pensée la plus profonde de la Nature", [7] puis la force symbolique de cette harmonie devient puissance d'apparition de la vérité, c'est-à-dire "musique".[8] Enfin, au-delà des sens convenus, cet imaginaire peut faire surgir d'autres figures symboliques remarquables, bien que sans auteur. Dès lors, pour celui qui rêve à partir d'images symboliques comme Zarathoustra, le feu et l’air, tombés des cimes du ciel, s’étirent dans les sombres cavernes de la terre ou bien font danser sur la mer leurs reflets scintillants. Des paroles, bues à leur source, ravivent alors quelques énergies puisqu'elles sont "la fusion la plus intime et la plus fréquente d'un certain type de symbolique des gestes avec le son." [9] Mais parfois, sur ces rivages, la pensée sensible ne coïncide plus avec ce qui lui est présent, contemporain, donné : avec ce soleil, ces étoiles, cet azur, ces nuages, ces tempêtes. Elle doit donc se dépasser, se transfigurer. Puis, tout en réduisant la dispersion des symboles mythiques, la pensée se donne quelques repères lorsque, avec rigueur, elle interroge les élans de ses vouloirs. Mais vite, la puissante coupole céleste d'un monde accompli ne fait plus surgir quelques fermes espérances, et la nébuleuse des mythes ne conduit plus vers quelques interprétations ensoleillées. Comment, hors de toute confusion, dominer ses infortunes ? Comment ces totalisations symboliques d'un imaginaire individuel ou collectif pourraient-elles satisfaire la volonté de trouver des analogies et des affinités claires entre des images ? En fait, chaque mythe mêle inextricablement deux ordres différents : celui des représentations sensibles offertes à nos émotions (souvent incontrôlées), et celui des significations multiples, des constellations de sens qui déchirent le tissu de nos certitudes univoques. Néanmoins, au cœur des symboles, au cœur de ces fragments significatifs de notre propre finitude morcelée, il est possible de mettre au jour des différences, des nuances, et d’interroger les liens qui les masquent parfois. Alors, provisoirement entrevus, les écarts entre le ciel et le terre, la vie et la mort, le masculin et le féminin, se désacralisent. De Nietzsche masqué, à Zarathoustra, puis à l'image du Surhomme, cette pensée dynamique et originale dépasse son support mythique en faisant proliférer son énergie créatrice et "en posant sur son expérience le sceau de l'éternel". [10]L’affirmation de la vie qui peut transfigurer les pires douleurs dans ses moments créatifs ne fera-t-elle pas aimer la vigueur de chaque présent, y compris de ceux qui sont à venir ?
[1] Nietzsche, Le Livre du philosophe, op.cit., § 192.
[2] Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, 23, p. 149.
[3] Nietzsche, Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem, p. 62.
[8] Ibidem, pp. 54 et 55.
[9] Ibidem, p. 63.
[10] Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, 23, p. 151
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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