Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
17 Juin 2014
Dans le mouvement ascensionnel ou dans le déclin des perspectives pratiques que l'homme peut effectuer, un contact avec l'infini est-il vraiment possible ? Sans doute par un amour intellectuel de Dieu (qui est Nature chez Spinoza) ou bien par un acte libre (désintéressé et concentré), mais pas dans une simple rêverie qui éloignerait la pensée d'elle-même ainsi que de ce qu'elle imagine. En effet, le propre de toute rêverie consiste à se perdre dans un chaos de sensations et à défaire instantanément ce qu'elle a fait. Cette errance, cette détente ou cet abandon de la pensée crée certes de plaisantes rencontres hasardeuses d'images, entre proche et lointain, en passant d'une sensation imagée vers d'autres aussi imprévisibles. Car, dans une rêverie, une image chasse l'autre inconsciemment tout en se dirigeant au gré de cheminements différents, parfois juxtaposés, vers n'importe quoi, vers des formes évanescentes qui permettent de rêver à l'infini, par exemple en regardant un ciel nuageux ou étoilé. Le plaisir de cette pensée mixte, présente et absente, est alors déterminé par sa propre errance et non par quelque exigence de vérité ; un plaisir vain, en quelque sorte pour Nietzsche puisque cette satisfaction se limite elle-même en ignorant où sont ses limites. En revanche, dans une perception attentive et précise des choses ce serait tout différent : "La sérénité dépend de l'existence d'une ligne de démarcation qui sépare ce qui est clair, ce que l'on peut embrasser du regard, de ce qui est obscur et hors de vue…" [1] En tout cas, Nietzsche ne recherche pas une fusion rêvée, passive ou efféminée, avec les choses mais plutôt un simple et clair contact du fini avec l'infini, par exemple avec le don éternel d'un nouvel instant. Et cette mystérieuse relation ne saurait s'instaurer avec quelque transcendance traditionnelle comme c'était le cas avec le Dieu de la morale judéo-chrétienne. Car, pour Nietzsche, l'idée de ce Dieu n'a plus aucune valeur pour la civilisation qui l'avait jadis promue ; en effet ne subsistent aujourd'hui que des instants épars, créateurs et destructeurs. Néanmoins, à l'heure où commence une ascension, des forces peuvent se rassembler pour créer, plus ou moins consciemment, de vives métaphores des apparences qui ne sont en réalité inspirées que par la volonté de la puissance infinie de la Nature. C'est dans cet esprit que Nietzsche exprime, d'ailleurs d'une manière plutôt intense, son amour des choses proches ou lointaines, sa vive passion pour les apparences que le monde parvient à créer d'une manière fortuite. Mais ces apparences ne sont pas aimées passivement, comme ce serait le cas dans une banale rêverie qui ferait penser à celle de vaches étonnées [2] ou bien à une épreuve très superficielle et méchante qui contraindrait "d'aimer la terre comme l'aime la lune et de n'effleurer sa beauté que des yeux." [3] Certes, il est parfois difficile de distinguer une rêverie d'une contemplation, car, comme dans un long moment d'admiration [4] ou de souffrance [5], elles ont toutes les deux le même caractère imprévisible. Cependant, l'une se laisse entraîner involontairement par des sensations, l'autre se veut tout de même disponible pour une rencontre avec autre chose, pour un bref contact qui la dépassera un peu. C'est ainsi que M. Conche échappe à toute rêverie pour vouloir contempler : "Il faut laisser les choses se montrer : qu'elles soient là tout simplement, comme si l'on n'avait rien à faire d'elles. Il faut - toute intervention ou action suspendue - une attitude quasi contemplative, oblative - comme si tout n'était qu'un paysage." [6] D'une autre manière, en aimant créer avec les choses qui le dépassent, Nietzsche évalue ces dernières, les pense et les transfigure clairement, sans vraiment croire en une possible harmonie universelle : "Ce n'est que quand le ciel pur, à travers les voûtes brisées, contemplera l'herbe et les pavots rouges qui croissent sur les murs en ruine, que j'inclinerai de nouveau mon cœur vers les demeures de ce Dieu." [7] Au cœur de la pensée de Nietzsche vibre surtout une cime fatale qu'il espère atteindre brièvement, plutôt volontairement, celle de la contemplation d'un instant éternel, complet, simple et indivisible, qui d'ailleurs toujours revient : "Dire que tout revient, c'est rapprocher au maximum le monde du devenir et celui de l'être : cime de la contemplation." [8] Ce sommet fait penser, si l'on s'écarte des variations perspectivistes de Nietzsche, à la définition du bonheur donnée par Aristote : "Le bonheur est une espèce de contemplation." [9] Cette définition renvoie en fait, conformément au sens étymologique, à la félicité de Dieux situés dans le templum, dans un espace sacré qui rend possible de contempler (cum templum), comme le fait par exemple un regard qui observe passivement un ciel étoilé. Mais ce sens étymologique ou aristotélicien, non créatif,[10] n'est pas du tout pertinent pour la sagesse tragique de Nietzsche qui sait que tout bonheur contient sa propre négation : "Un jour j'ai contemplé tes yeux, ô vie ! Et il m'a semblé sombrer dans un abîme insondable !" [11] Cela signifie que tout contact avec l'éternité, avec le "puits de l'éternité", avec un abîme de lumière, dans et par une attention contemplative, n'est qu'une épreuve solennelle, comme à l'heure de midi, lorsque l'éternité se concentre en un bref instant. Midi est en effet le moment fatal où la secrète et aveugle nécessité naturelle réalise silencieusement un très bref accomplissement. Cette perfection solennelle de l'heure de midi est en effet secrètement parfaite, pour ainsi dire divine, même si elle n'est ni pure, ni désintéressée, ni théorique, ni essentielle (comme ce serait le cas chez Platon) : "O ciel au-dessus de moi, ciel pur, ciel profond ! Abîme de lumière ! En te contemplant je frissonne de désirs divins." [12] Cette heure suprême est seulement silencieuse, lumineuse et profonde, avant ou après toute parole. Mais cet acte contemplatif permet au moi d'instaurer un bref contact avec l'infini. En tout cas, cette action créatrice, sans fascination pour l'absolu ou pour le sacré, peut intérioriser et synthétiser chacun sans l'absorber et sans le séduire dans l'instant où il se sent au sommet de ses énergies. Car cette action joyeuse crée de rares moments qui ne durent pas assez pour se fixer dans l'abîme de Midi ou de Minuit.
[1] Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 79.
[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Mendiant volontaire. P. 307.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l'immaculée connaissance, p. 144.
[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Hors de service, p. 296.
[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Convalescent, p. 252.
[6] Conche (Marcel), Quelle philosophie pour demain ?, Puf, 2003, p. 77.
[7] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des Vertueux, p. 108.
[8] Nietzsche, La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 170, p. 251.
[9] Aristote, - L'Éthique à Nicomaque, X, Chapitre VIII, 8.
[10] Nietzsche, Le Gai savoir, § 301, p. 244.
[11] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant de la danse, p. 126.
[12] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Avant le lever du soleil, p. 190.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog