Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
7 Juin 2014
Au delà de sa signification mythique ordinaire, Ariane (Αριάδνη), fille de Minos et de Pasiphaé, est pour Nietzsche une figure symbolique de la femme qui est parvenue à réaliser son dépassement vers le surhumain, c'est-à-dire qui a su consacrer la répétition de ses affirmations en supprimant toute négativité : elle étire en effet la flèche de ses désirs de l'humain vers ce qui la dépasse infiniment. Divinisée par l'amour de Dionysos, certes, elle ne perd pas toute humanité, elle la transfigure par son bref contact avec l'infini. Elle ne se supprime donc pas en tant que femme, elle se réalise plutôt dans une autre forme de féminité : authentique, surhumaine et capable d'amitié avec l'homme, a fortiori avec et dans une commune figure symbolique de l'arborescence divine de la Nature : celle de Dionysos. À partir de cette forme poétique d'un amour épanoui entre Ariane et Dionysos, Nietzsche ne veut pas nous montrer la voie de l'éternité ; il se laisse plutôt inspirer par sa propre ivresse créatrice, c'est-à-dire dionysiaque. Il ne cherche donc pas à découvrir la vérité cachée de l'amour. Il la crée dans l'instant où sa pensée symbolique s'unit au dialogue d'Ariane avec Dionysos. Cela signifie que la vérité que tout philosophe recherche dépend à la fois pour lui d'un mot avisé d'Ariane et de la parole étincelante de Dionysos :
(Un éclair. Dionysos apparaît dans une beauté d'émeraude.)
"Dionysos :
Sois avisée, Ariane !...
Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles :
mets-y un mot avisé ! -
Ne faut-il pas d'abord se haïr, si l'on doit s'aimer ?...
Je suis ton labyrinthe." [1]
Ainsi l'œil (qui saisit comme l'aigle) et l'oreille (de l'amour qui enlace comme le serpent ou comme le fil d'Ariane) renvoient-ils simultanément à une réalité complexe, c'est-à-dire à celle de l'instinct qui prend un peu la forme des labyrinthes intestinaux et inconscients du ventre de la terre ! L'oreille perçoit la plainte d'Ariane qui a été abandonnée par Thésée sur l'île de Dia (ou de Naxos). Puis le souvenir de sa séduction l'a enfermée dans de nouveaux labyrinthes. Comment les ouvrir sur l'éternité ? La création d'un mot avisé permettra-t-elle de transfigurer la lumière des désirs par delà toute haine ? Trois perspectives convergent en fait dans la métaphore du labyrinthe-oreille. Car, dans le bref moment où surgit la flamme de l'amour, cette passion active et prometteuse, s'affirment et se coordonnent simultanément une oreille, un labyrinthe et l'éternité. L'oreille, commune à Nietzsche, Ariane et Dionysos, saisit en effet les profondeurs douloureuses des conflits, le labyrinthe associe confusément actions et réactions, et la puissance de la volonté de la Nature affirme sa réalité inconditionnelle et éternelle, y compris dans l'amour du retour de chaque présent.
"Parti !
Il a fui lui-même,
mon seul compagnon,
mon grand ennemi,
mon inconnu,
mon dieu-bourreau !...
Non !
Reviens !
Avec tous tes supplices !
Toutes mes larmes prennent
vers toi leur cours !
Et la dernière flamme de mon cœur -
s'éveille pour toi.
Ô reviens,
mon dieu inconnu ! ma douleur !
mon dernier bonheur !..." [2]
La princesse a jadis mêlé amour et haine, notamment lorsqu'elle a assisté au combat de Thésée avec le Minotaure. Maintenant elle n'aime plus cet homme supérieur, celui qui avait dominé et vaincu le monstre, et qui veut peut-être encore et encore dominer. Elle était jadis prisonnière de son amour très féminin comme l'a écrit Deleuze : "Tant que la femme aime l'homme, tant qu'elle est mère, sœur, épouse de l'homme, serait-ce l'homme supérieur, elle est seulement l'image féminine de l'homme ; la puissance féminine reste enchaînée dans la femme." [3] Ariane peut maintenant échapper à la résignation, à sa petitesse, et s'élever, s'affirmer avec grâce et légèreté, mieux, affirmer sa propre affirmation. Car cette double affirmation crée la répétition de son amour dans un devenir surhumain qui accomplit toute la puissance infinie de la Nature en se détournant des actions et des réactions (plaisantes ou douloureuses) d'un amour seulement ressenti. Zarathoustra lui dirait : "Mais que ceci soit votre honneur : d'aimer toujours plus que vous n'êtes aimées, et de n'être jamais la seconde." [4]
En tout cas, Dionysos déjà lui répond :
"Mais tu le sais bien :
ce que tous haïssent,
ce que je suis le seul à aimer,
tu sais bien que tu es éternelle !
que tu es nécessaire !
Mon amour ne s'enflamme
éternellement qu'à la nécessité.
Emblème de la nécessité !
Constellation suprême de l'être !
-- que nul vœu n'atteint,
que nulle négation ne souille,
éternelle affirmation de l'être,
éternellement, je suis ton affirmation :
car je t'aime, ô éternité ! " [5]
Par ces paroles poétiques Nietzsche crée précisément un amour musical et dionysiaque qui est centré sur la figure symbolique et dynamique d'Ariane (en pensant peut-être aussi à Cosima, car il écrit dans un autre texte : "Qui donc sait en dehors de moi, qui est Ariane ! " [6]). Quoi qu'il en soit, cet amour requiert la transfiguration d'un amour ancien qui avait du reste sombré dans des réactions et dans des amertumes. Maintenant, Ariane oublie qu'elle a été abandonnée par Thésée, elle s'éveille et quitte le silence de son propre labyrinthe. Elle écoute Dionysos et peut se donner, se réaliser dans un amour ardent qui suivra le fil de ses affirmations répétées, dans un amour véritable qui ignorera ses haines initiales, c'est-à-dire qui s'affirmera sans contenir la moindre négativité. Car cet amour pour Dionysos est sans doute aussi simple et mystérieux que l'infini… Dès lors se manifeste sans doute pour Nietzsche, à l'heure solennelle où Dionysos répond à la plainte d'Ariane, son propre amour des lointains ainsi que celui de son propre déclin. Et ce destin, cet amour du destin toujours recommencé après achèvement, se répète encore lorsque le devenir, symbolisé par le labyrinthe ou (et) par Dionysos, reconduit au même point de départ :
"Donne-moi de l'amour - qui me réchauffe encore ?
qui m'aime encore ?
Donne des mains chaudes,
donne des cœurs-réchauds,
donne-moi, à moi la plus solitaire,
que la glace, hélas ! la glace fait
sept fois languir après des ennemis,
après des ennemis même,
donne, oui abandonne -
- toi - à moi,
toi, le plus cruel ennemi !..." [7]
[1] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1888, Plainte d'Ariane.
[2] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, Plainte d'Ariane.
[3] Deleuze (Gilles), Nietzsche et la philosophie, PUF, 1967, p. 213.
[4] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des femmes jeunes et vieilles.
[5] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1888, Gloire et éternité, 4.
[6] Nietzsche, Ecce Homo - III, Ainsi parlait Zarathoustra, 8.
[7] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, 1888. Plainte d'Ariane.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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